Table des matières
On retient souvent une enquête sur l’homoérotisme* au Yémen, débouchant sur une conversion à l'islam. Merci cependant de ne pas perdre de vue la problématique sous-jacente :
Islam et scientificité des sciences sociales
En amont de l’enquête
1998-1999 : dans le contexte bien particulier de la classe préparatoire scientifique, expérience antérieure d’une forme de « charisme scolaire », circonstances de mes premiers pas dans l’apprentissage de l’arabe.
⇒ Mon ambition de jeunesse : refonder la scientificité des sciences sociales par une alliance* scientifique avec l’islam.
2001-2004 : soutien de Florence Weber (directrice des sciences sociales à l’ENS, dotée d’une certaine vision quant à la scientificité des sciences sociales), qui s’investit personnellement dans ma reconversion depuis la physique, et qui jouera un rôle-clé dans la réussite de ma maîtrise.
2003 : naissance avec Ziad d’une complicité intellectuelle située, sur la seule base de notre affinité partagée pour la pensée formelle. Retournement inattendu (printemps arabe dans un verre d’eau) dans lequel Ziad perd la face.
Au cours de l’enquête
Tâtonnements du paradigme employé dans la reprise scientifique de mon premier terrain.
2004-2005 : en DEA, première tentative par l’histoire sociale et la microhistoire* (comment les interactions génèrent les frontières sociales, et inversement), avec influence explicite des modèles issus de la physique des transitions de phase* - mais aucune mention explicite des problématiques du genre.
L’approche ne convainc pas Jocelyne Dakhlia (historienne et anthropologue de formation littéraire), qui se persuade même que je ne compte pas travailler avec elle en thèse (d’où une soutenance catastrophique - sans conséquence car j’ai une bourse de Normalien de toute façon). De ce quiproquo, nos rapports sortent finalement renforcés.
2005-2006 : explicitation des problématiques du genre dans le compte-rendu de mon troisième terrain (fin de première année de thèse), avec confession quant à l’issue de mon premier terrain, et autocritique rétrospective sur mes velléités de modélisation. Mais ce troisième terrain fait véritablement sortir Ziad de ses gonds…
2006-2007 : année passée en France : un semestre d’enseignement puis synthèse des travaux existants sur l’homoérotisme.
Janvier 2007 : internement de Ziad par sa propre famille, dans le contexte de la mort de Nabil.
19 août 2007 : Ziad se venge des électrochocs en mettant le feu à la maison, le jour de mon quatrième retour (séjour de rédaction). Conversion à l’islam et fin des observations.
En aval de l’enquête
2008-2009 : pour « dé-psychiatriser » le cas de Ziad, analyse rétrospective globale selon la perspective systémique de Gregory Bateson :
- interférences entre la systémique familiale de Ziad et la situation sociale locale (cf L’ethnologue et les trois frères de Taez).
- interférences entre le clivage méthodologique (Weber/Dakhlia) et ma propre systémique familiale (mère/grand-mère paternelle), à titre d’auto-analyse.
Alliance avec Yazid, qui perçoit la dimension politique de ma démarche.
⇒ Depuis cette époque, je cherche un interlocuteur scientifique (sociologue et/ou musulman) disposé à envisager cette petite histoire - Florence Weber et Jocelyne Dakhlia étant disposées à participer au jury (sans doute jusqu’à ce jour) - sans la réduire à une « histoire personnelle », pour en tirer les enseignements qu’il convient, surtout après le basculement de 2011.
Mais depuis cette époque, je ne trouve pas…
Tu proposes quoi ?
Depuis décembre 2017, j'ai pris le parti d’expliciter l’incident d’octobre 2003. Incident dont j’admettais l’existence depuis longtemps : dès lors que j’ouvrais les question de genre, je confessais implicitement qu’il s’était passé quelque chose, à la fin de mon premier séjour. Il importait à l’époque de ne pas dire quoi, parce que ce « quelque chose » recouvrait bien autre chose qu’une expérience sexuelle - un Printemps Arabe à venir, l’effondrement ultime du Régime.
Par contre ces dernières années, je suis passé de la confession à la monstration. Mais au-delà de cet incident, ce qu’il m’importe de donner à voir, c’est le geste de septembre 2007.
Se convertir à l’islam en quittant le terrain, comme un geste d’au revoir ou d’adieux. Geste adressé à ceux-là même sur lesquels j’écris, au moment où je vais passer à la rédaction. Manière de leur dire : « Vous n’aviez pas besoin d’être hypocrites avec les sciences sociales… ». Les Yéménites ont dit : « Chiche ! ». À leurs yeux, c’est surtout ma conversion qui comptait : personne n’attendait quoi que ce soit de ma recherche à l’époque - à part Ziad, peut-être… Mais mon premier geste en tant que musulman, après quatre années passées à l’école de cette société, aura été ce geste de défiance : j’irai chercher l’islam ailleurs.
Par ce geste, j’affirmais que je n’avais pas besoin de faire ma hijra° en Afghanistan. C’était une affirmation d’ordre existentiel : j’affirmais l’existence d’un pouvoir spécifique de l’islam dans l’arène académique : « Vous n’aviez pas besoin d’être hypocrites avec les sciences sociales… » - pourtant à l’époque je n’en savais rien ! Pourquoi en étais-je si sûr, alors que je n’étais pas musulman jusque là ?!? Parce que j’avais été physicien dans les sciences sociales. De cette expérience je tirais cette certitude, cette foi indissociablement musulmane et laïque, étroitement liée au geste d’octobre 2003.
Car dans toute cette affaire, j’avais constamment re-découvert un pouvoir spécifique, de type féminin : le pouvoir de contrôler un paradigme en l’accueillant :
- C’est ce que les Yéménites faisaient avec les sciences sociales à cette époque (il n'y a rien eu de vraiment nouveau avant 2011, sur ce plan là…), et c’est ce qu’ils avaient fait avec moi en 2003. D’où ce « petit Printemps Arabe »*, vécu par mes camarades sur l’écran de ma subjectivité, et qui les laissa eux-mêmes subjugués…
- C’est aussi ce que j’avais appris à faire en tant que physicien : accueillir un paradigme, afin de m’en forger une intuition* (voir glossaire). Intuition de « mettre le pieds dans la porte », de « faire un nœud à son mouchoir »GB2.
⇒ Par ma conversion, je mettais les deux en parallèle, et je dévoilais un tabou : le pouvoir spécifique de l’Islam* face aux sciences sociales, dans une ère postcoloniale* qui leur fait jouer un rôle de premier plan.
Accueillir une pensée pour mieux la dompter. C’est le pouvoir du christianisme face à l’Empire Romain. C’est le pouvoir du monothéisme en général face à tous les États et tous les Empires, fussent-ils les plus inégalitaires.
Mais dans notre époque postcoloniale tardive*, l’Europe est à contre-temps et fait constamment l’inverse : elle prône la soumission aveugle à des principes désincarnés - notamment le principe d’égalité, ou une « laïcité » qu’elle ne comprend plus vraiment - comme s’il y avait là un bien en soi.
Si l’Europe* fonctionne de cette manière, c’est précisément parce qu’elle a donné un pouvoir énorme aux sciences sociales, dont elle ne veut pas saisir les implications. L’Europe veut croire que la féminisation des sciences sociales ouvre une aube nouvelle : elle se réjouit des avancées scientifiques que permet d’une part la réflexivité ethnographique (Florence Weber), d’autre part la problématisation du genre (Jocelyne Dakhlia), sans jamais s’interroger sur les effets de leur combinaison. L’Europe veut croire tous les outils cumulables - « C’est multi-factoriel ! », lance-t-on comme une évidence… - et ne jamais faire d’épistémologie. Or c’est bien ce dont il est question ici, dans le cheminement de mon enquête entre deux interlocutrices, par lequel j’ai fait sortir Ziad de ses gonds.
J’assume notre petite histoire, je l’assume dans son intégralité, car je reste convaincu qu’elle n’est pas personnelle mais qu’elle recèle une morale plus générale, pertinente pour notre temps. Je suis fidèle à mon pari de départ - refonder la scientificité des sciences sociales par une alliance scientifique avec l’islam - mais je suis un circumstantial activist. Et je ne propose rien d’autre, effectivement, que de ne pas mettre notre histoire sous le tapis.
Notices du Wiki
2023-09-04