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L'incendie (2007)

Le 19 août 2007, je reviens à Taez après un an d’absence, pour un quatrième long séjour dans le quartier de Hawdh al-Ashraf qui est l’objet de mon travail. J’arrive vers midi, je passe l’après-midi à des retrouvailles sur le carrefour. Peu après la tombée de la nuit, Ziad met le feu à sa maison. Depuis le carrefour du Hawdh, une fumée s’élève au-dessus du quartier de Ziad. Ziad était le personnage central de ma première étude, menée quatre ans plus tôt (2003). J'étais alors en fin de deuxième année d’une thèse intitulée : « L'histoire sociale au prisme de la sociabilité masculine. Séduction, méfiance et rapports d'honneur à Taez (Yémen) ». J’avais suffisamment de matériaux pour démarrer l’écriture : en tout j’avais séjourné douze mois à cet endroit, comme c’est un peu la norme chez les anthropologues. J'étais juste revenu pour trouver l’inspiration et construire mon plan. J'étais revenu malgré Ziad : au fil des ans, nos rapports étaient devenus impossibles. Si j'ai eu peur une seule fois sur le terrain, c'est ce jour-là : j'avais peur que Ziad me coupe la tête…
L’inspiration de ma thèse, c’est finalement son geste qui me l’a donné.

Le photographe et documentariste Johan Van der Keuken Inspiration dans un sens religieux, ou bien dans le sens très prosaïque d’un auteur qui doit écrire un livre, d'un cinéaste qui doit monter son film, confronté à la difficulté de construire une trame? C'est toute la question…

  • L’incendie intervient ici en tant que matériau, dont je sais déjà qu’il sera mis en exergue de mes autres matériaux : un matériau qui clôt la récolte des matériaux, pour ouvrir enfin le temps de la rédaction. Ou en termes cinématographiques (JVDK), le plan dont j'avais besoin pour commencer le montage.
  • Mais cette inspiration très prosaïque n’en est pas moins dénuée d’implications théologiques, parce que les sciences sociales elles-mêmes ne sont pas une activité anodine. Il n’est pas anodin que Jésus dans le Coran (4:171) soit défini comme une « inspiration » du Seigneur, rûh minhu : c'est important pour saisir le comportement ultérieur de Ziad. Il n'est pas anodin que Jésus, selon l'islam, n'a pas été crucifié (4:157 commenté).

Dans ce projet, la conversion elle-même (quelques semaines plus tard) était un matériaux. J’ai toujours su que l’enquête allait se clore sur ce geste (les réactions de mes interlocuteurs sont les dernières observations relevées). Ma conversion n’était pas que ça, bien sûr, mais elle était aussi un matériau.


Intervention à Londres (2013), s'ouvrant sur la scène de l'incendie.

Ci-dessous texte de juin 2022, s'ouvrant sur la scène de l'incendie.

« Expliquer, c'est cartographier les éléments d'une description sur une tautologie »
Gregory Bateson, La Nature et la Pensée (1979), p.90

Taez est la troisième ville du Yémen. Sa population était estimée il y a peu à un million d’habitants. Ville martyr de la guerre civile, elle est traversée depuis 2015 par une ligne de front. En 2011 lors de la vague des Printemps Arabes, Taez avait pris la tête d’un soulèvement démocratique, dont le pacifisme avait causé l’étonnement du monde pendant plusieurs années. L'histoire que je raconte se situe quelques années en amont.

Le 19 août 2007, je reviens à Taez après un an d’absence. (…) Peu après la tombée de la nuit, Ziad met le feu à sa maison.

L'histoire en amont

Ziad est un jeune expert-comptable rencontré quatre ans plus tôt lors de mon premier séjour. Il est le personnage principal de mon travail de maîtrise, qui portait sur la sociabilité de ses amis d’enfance, dans l’un des petits quartiers qui bordent le carrefour. Ziad est surtout une personne dont j’ai longtemps espéré faire un interlocuteur intellectuel, avant de prendre finalement mes distances au début de ma thèse.

À vrai dire, Ziad m’a toujours paru avoir un problème, mais j’ai toujours aussi eu un doute si le problème ne venait pas de moi.
Dans les premières semaines, je le soupçonnais souvent de radicalisme religieux, mais ce n’était pas sans rapport avec ma propre fascination. Je m’étais réorienté vers les sciences sociales après un premier cursus en physique, donc j’étais encore un peu physicien dans ma tête à cette époque, et nos premiers échanges étaient facilités par le partage de cette tournure d’esprit. À refaire le monde avec Ziad, nos discussions de matheux nous emmenaient trop loin, jusqu’aux limites de ce que pouvait concevoir mon éducation. L’intérêt de cet échange était évident d’un point de vue anthropologique, et j’avais globalement confiance en lui, mais régulièrement nous en arrivions à un point où je le soupçonnais de me manipuler.

Il faut dire aussi que je débarquais à peine - j’avais rencontré Ziad deux semaines seulement après mon arrivée. À mesure que je prenais mes marques dans la société environnante, une autre image s’était constituée, dans laquelle Ziad apparaissait comme une personnalité à part, moins religieuse que dominatrice. Ses propres amis l’avaient finalement décrit comme une sorte de « pervers narcissique » - mais cela dans des circonstances que je ne comprenais pas totalement, où je ne saisissais pas bien mon rôle, là encore. Globalement, ce premier séjour s’était terminé dans des circonstances extrêmement confuses.

Lors de mes terrains ultérieurs, cette hypothèse du « pervers narcissique » s’était finalement imposée, adossée à une vision générale de la société et du régime yéménite, malade d’un esprit de domination pathologique. Le propre grand-frère de Ziad, Nabil, avait été dans sa jeunesse un charismatique chef de bande local, et avait ensuite intégré la Municipalité de Taez en tant que Directeur adjoint à l’inspection des souks. Un personnage truculent, emblématique de cette corruption ordinaire instituée et stable, sur laquelle reposait ce système politique. Or voilà que le 31 décembre 2006 - qui est aussi le deuxième jour de l’Aïd al-Kébir - Nabil meurt dans un accident de voiture sur la route d’Aden. Je l’apprends le lendemain depuis la France, lorsque j’appelle la famille pour leur présenter mes vœux. Ziad refuse de prendre le combiné, pour raisons religieuses, et je dois raccrocher sans lui avoir parlé. Je prends soudain conscience qu'un drame plus large est en train de se produire. Selon mon modèle, Nabil n’était pas censé mourir.

L'appréhension du retour

2007, c'est l'époque de l’enlisement américain en Irak, et les décapitations d’Occidentaux sont devenues monnaie courante. Je me sens lié à ce qui est arrivé à Nabil, l'irréparable. Je ne sais dire comment à l'époque mais, quoi qu’il se soit passé, je sais au fond de moi que les Yéménites ne m’ont pas laissé le choix. D’ailleurs si c'était à refaire, je referais probablement la même chose.

Plus qu’une culpabilité, c’est un sentiment de responsabilité. Ou peut-être le constat d'une tragédie à l’œuvre, qui pourrait m'engloutir moi-même, et dont je ne sais comment me prémunir. Personne ne pourrait s'en prendre à moi dans la société yéménite, sauf Ziad lui-même. Confusément, je commence à craindre qu'ayant finalement basculé dans la radicalité, il fasse de moi une victime pour l’exemple, pour venger la mort de son frère1).

En fait un retour sur place n’est pas indispensable : je termine ma deuxième année de thèse avec plusieurs interventions académiques, et j’ai déjà fait un long terrain de six mois l’année précédente, qui s’ajoute à mes deux terrains courts de Maîtrise et de DEA (deux fois trois mois). J’ai largement assez de matériaux, et l’heure serait plutôt à lancer la rédaction. Mais justement, je n’arrive pas à concevoir mon plan. Je tâtonne vers une structure explicative, une tautologie, qui me reste encore sur le bout de la langue. J’ai besoin d’être sur place, de sentir la société derrière moi. Donc je décide ce quatrième voyage. Et pour Ziad, je décide de marquer une distance, de laisser passer quelques jours avant d'aller le saluer. En fait il ne m'en laissera pas le temps.

Quand me parvient la rumeur d'un incendie dans le quartier du haut, j'avance jusqu'au coin du carrefour, je contemple la fumée qui s'élève et je me dis à l'instant-même : « Ce con! Il a fait ça pour que je me convertisse! »

L'après-coup

Ziad disparaît en prison le soir-même. Les Yéménites ne font pas de commentaires, par une sorte de pudeur : entre l’incendie et mon arrivée, la plupart semblent ne pas vouloir remarquer la coïncidence. Je prends ma chambre d’hôtel et retrouve rapidement mes habitudes, mais je reste ébranlé intérieurement. En l’absence de Ziad ce terrain n’est plus le même, et je prends peu à peu conscience de la vacuité de mes interactions. Dans mon travail au moins, j’aimerais pouvoir regarder cette histoire en face.

Finalement, c’était plus facile quand j’étais cerné par l’intelligence de Ziad, sa radicalité supposée. Le prosélytisme de Ziad, c’est une vieille histoire, aussi vieille que mon enquête à cet endroit (voir ma lettre du 7 septembre 2003, et mon commentaire de 2022). Mais probablement Ziad n’a jamais eu l’intention de me convertir. Je le réalise progressivement dans les semaines qui suivent, en apprenant les circonstances de son acte : d’abord l'échec de son mariage, puis les conflits sur la dépouille de Nabil, et finalement son internement en clinique psychiatrique, parce qu'il refusait de reprendre le poste de ce dernier à l'inspection des souks. Il est très peu probable que Ziad, dans ces circonstances, ait fait des calculs sur ma propre ambivalence vis-à-vis de l'islam. Pris dans une spirale d'échecs successifs depuis notre rencontre, une véritable malédiction, il se trouvait définitivement éliminé du jeu familial, et appelait simplement à l'aide. Peut-être Ziad espérait-il un visa pour la France, pour le dire sans détour. Ou plus exactement – mais la distinction est subtile - Ziad espérait me faire comprendre ce qu’impliquait le système des visas ; comme je ne voulais pas comprendre, il s’est retrouvé exclu, de sa famille et de sa société, et n'a finalement eu d'autre choix que de réclamer le sien.

Quatre semaines après l’incendie, dans les premiers jours de Ramadan, je pénètre pour la première fois dans la mosquée de Hawdh al-Ashraf. Je n’ai demandé l’autorisation à personne, et c’est important : je ne me convertis pas pour m’introduire quelque part, ou pour intégrer une « communauté ». J’appartiens déjà à la communauté des sciences sociales, au nom desquelles je suis allé vers les Yéménites, et mon terrain est bel et bien fini.

Peu après mon retour en France, je finirai par poser la tautologie de tout mon travail, à travers mon petit théorème de l’enchantement ethnographique - voir les implications épistémologiques.

Retour moments

Le théorème de l’enchantement ethnographique La matrice monothéiste

1)
Je l'ignorais à l'époque mais Nabil, la veille de sa mort, s'était littéralement effondré à l'annonce de l'exécution du leader irakien par les nouvelles autorités de Bagdad. Pour lui aussi sans doute, l'écho était évident entre mon terrain et la situation géopolitique. Mais ma crainte n'était pas compréhensible pour les autres acteurs de cette histoire. À mon arrivée j'en fais part à Waddah, que j'ai recontacté comme chaque année à ma descente de l’avion. « Tu n'as qu'à demander une protection de l'armée… », me répond-il un peu exaspéré…
fr/comprendre/moments/2007_08_19-incendie.txt · Dernière modification : 2023/08/23 13:52 de mansour

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