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fr:comprendre:textes:lettres:2003_09_07-le_hawdh_comme_sujet

Le Hawdh comme sujet (à ma tutrice de Nanterre, le 7 septembre 2003)

Quatre jours après le retour de Ziad à Taez, un moment-clé dans la “construction de l'objet”, autour d'une figure de prédicateur charismatique (le Za'îm de ma maîtrise).

Présentation : Le Za'îm comme artefact

En réalité cette hypothèse - Ziad comme « monument de piété » - est largement artefactuelle : Ziad n'a jamais pris la posture d'un islamiste. Il l'est devenu dans mon regard, parce que j'ai identifié chez lui une foi particulièrement forte, une sublimation intellectuelle qui me fascine, et qui constitue le socle de notre relation. Le fait que Ziad soit un « islamiste » justifie l'intérêt que je lui porte, tout en justifiant aussi les limites que je pose à son emprise : « À vous votre religion, à moi la mienne » (Coran 109:6 - sourate soufflée par François Burgat pour parer au prosélytisme ordinaire, que j'ai pris l'habitude d'invoquer moi aussi). La théorie du Za'îm est un levier pour débrayer mon engagement, négocier le degré de ma soumission : nécessaire dans le cadre d'un apprentissage par observation participante, mais pas au-delà (et j'ai notamment l'appui des commerçants).

Par ailleurs, cette posture est aussi le socle tacite du consensus entre Ziad et son entourage : seulement dans la mesure où Ziad présente une bonne image, on accepte de se prêter à la mise en scène. En fait c'est un équilibre très fragile, l'opinion menace de se retourner à tout moment. Finalement cette inquiétude chronique se cristallise et génère une face sombre du personnage, que je reporte d'une part sur son frère Nabil (« un voleur notable »), d'autre part sur un passé plus ou moins récent (« Jusqu'à il y a 6 mois, Ziad était un “voyou” »).

En fait tout repose sur l'extrême sensibilité de la société locale à ma subjectivité, une sorte de tabou dont je ne peux avoir vraiment conscience - ce serait totalement paralysant. L'objet se constitue donc par des rationalisations imparfaites, combinant une problématique sociale (la délinquance) et une problématique psychologique (Ziad comme « pervers narcissique »). Peu à peu je taille à Ziad un costume, tout en gardant l'ambition de passer outre, presque de le « sauver ». Le piège se referme sur lui peu à peu. Cette évolution génère chez moi une certaine culpabilité (voir le mail du 14 septembre, Pas de nouvelles?), mais en fait cette configuration relationnelle est largement déterminée par la situation ethnographique.

Je reproduis en dessous la réponse de Sylvaine Camelin. Voir également celle de Florence Weber après ma lettre de rentrée (les deux réponses vont à peu près dans le même sens).

Mail

De: Vincent Planel < planel@clipper.ens.fr >
Objet: le Haudh comme sujet
Date: 7 septembre 2003 à 18:20:07 UTC+2

Chère Sylvaine,

Je vous remercie beaucoup pour votre e-mail, et en général de l'intérêt que vous portez a ma recherche. Votre panne d'ordinateur n'aura pas eu d'incidence sur ma recherche -j'espère que les “vraies vacances n'en ont étées que meilleures…-, je n'avais pas ressenti le besoin de vous écrire jusque la. Après avoir reçu votre mail, je me suis mis a faire le point. Il était temps peut-être, un mois après mon arrivée…

Je vous ait écrit un premier mail dans lequel je vous expliquais, en gros, que j’étais à la fois très avancé et pas avance du tout : J’étais déjà très intégré à Ta'ez, et la relecture de mon cahier m'a confirmé que j'avais radicalement change de posture. Mais je n'avais pas trouvé de sujet qui me motive.

[Abandon du sujet sur le mariage]

Mon sujet sur le mariage ne me satisfaisait pas, je m'apercevais (sans trop de surprise) que ma problématique n'était pas adaptée, ou peut-être que je n'avais pas de problématique. Je m'apercevais également qu'un sujet sur le mariage ne me permettrait pas d'utiliser mon expérience de terrain ; le plus gros se joue dans des domaines de la vie sociale auxquels je n'ai pas accès : la vie de famille, les relations de proche parenté et avec le village d'origine (je ne suis quasiment pas sorti de Ta'ez, pourtant les invitations au village ne manquent pas. Je dois en profiter…).

Votre mail est arrive a un moment crucial, le moment ou le terrain a pris. De jour en jour, mes mails devenaient obsolètes. Ça a aussi été le moment où j'ai ressenti le besoin de donner des nouvelles, si bien que je me suis mis à écrire un mail à mes proches, tout un roman, qui lui aussi ne me satisfaisait jamais.

J'ai hésité presque une semaine, j'avais toujours la peur qu'il soit trop personnel et qu'il ne soit pas compris. Au final je me suis décidé hier, en le réservant aux plus proches de mes amis et en ajoutant un dernier PS qui en limite la portée. Je vous le forwarde avec ce mail [Cf Histoire de ma naturalisation ], il vous permettra de mieux comprendre ma position par rapport aux individus dont j'aimerais parler avec vous dans l'optique de mon sujet. Et puis vous pourrez aussi apprécier mon rapport au terrain et ce qui s'y est joué pour moi.

[Donner sens au malaise]

Comme bien souvent, le moment ou je me suis finalement décidé à envoyer ce mail n'est pas innocent. Dans l'heure qui a suivi, j'ai pris conscience radicalement de la spécificité de la personnalité de Ziad, la personne qui m'a véritablement fait plonger. J'ai réalisé que le malaise que m'inspirait cette relation n'était pas simplement le résultat d'un rapport trop affectif au terrain, d'un choc culturel, ou d'un concours de circonstances. D'une manière générale, depuis quelques jours la société ici prend du relief, je m'éloigne des considérations générales sur la nature de la sociabilité Yéménite qui sont omniprésentes dans mon mail, sans que je ne sache trop quel statut leur donner.

Voila donc la situation en bref :
Je suis très intégré dans un rayon de qq dizaines de mètres autour d'un carrefour, c'est-à-dire une zone à la fois de résidence et de passage. En particulier je suis “adopté” par les habitants (masculins) du pâté de maisons qui occupe le Sud du carrefour (autour du “mamlaka” et de Ziad), ainsi que par les tenanciers d'un petit groupe de boutiques situes au Nord du carrefour (Autour du magasin de Na'if et de Khadoun). La plus part de mes amis ont entre 20 et 28 ans et sont étudiants. Il existe un certain nombre de liens entre les deux lieux : souvent ils se connaissent les uns les autres par l'école ou l'université, et quelques uns des boutiquiers logent dans le quartier de l'autre coté du carrefour.

  • “Coté rue”, Khaldoun est un ami très proche, dans lequel j'ai une confiance totale.
  • “Coté cour”, je suis d'abord là en tant que “le grand pote de Ziad”. Ce Ziad est un personnage assez ambigu : très intelligent, entier, il jouit dans le quartier d'une aura certaine parmi ceux de ses voisins avec qui il a grandi et qui se considèrent comme des frères. En dehors, les échos que je reçois sont plus hésitants, ils oscillent entre admiration et méfiance. Son frère Nabil est consideré par Taher comme un “voleur notable” de la municipalité (Taher est un peu jaloux aussi, mais que Nabil soit un fonctionnaire corrompu ne me surprend pas, surtout au Yémen…) ; Ziad, “on ne le comprend pas”. Jusqu'à il y a 6 mois, il était un “voyou”, sans mœurs ni morale, et qui était souvent mêlé à des embrouilles violentes (il ne s'en vante pas, j'en ai appris autant par Khaldoun que par lui-même). Ensuite, il s'est transformé et est devenu le monument de piété qu'il est aujourd'hui.

[Renoncer à l'honnêteté]

Jusqu'à hier, je considérais notre relation comme une vraie relation d'amitié, de celles qui requièrent la confiance et qui aboutissent à une complicité de l'ordre de l'intime. Je suis sincèrement touché par sa foi, sa sincerité et sa sensibilité. Mais Ziad ne joue pas le même jeu que moi.
Il ne joue pas franc-jeu, en particulier quand je lui parle de mon malaise. En fait il instaure entre nous une relation de dépendance au sein de laquelle il me manipule. Dans nos discussions et peut-être en général dans le quartier, l'Islam lui sert souvent de paravent respectable, de rhétorique dans laquelle il revendique sans détour l'influence que se doivent d'avoir les plus vertueux sur le reste de la société. Il a en particulier ce concept de “Za'îm”, celui qui par sa vertu impose son influence sans la forcer…

Bon, je pourrais continuer d'exiger de sa part plus d’honnêteté, mais alors je suis sur de le perdre. De toute façon je ne place plus en lui les mêmes attentes, suis plus sur mes gardes et ai confiance en moi. Ziad reste un mystère, et je veux rester si possible aussi proche de lui, continuer à le comprendre (et peut-être l'influencer finalement, mais c'est une autre histoire). En fait je le crois sincère dans ses relations et je voudrais saisir plus profondément sa vision des choses, sa conception du monde social et de l'humain en général.
Et puis avec Ziad je suis au premières loges pour observer des phenomènes d'autorité et de respectabilité parmi ces jeunes que j'étudie.

En somme je m'oriente vers une monographie de quartier centrée sur la sociabilité des jeunes non-mariés.

Bon, tout ça est encore bien frais et je ne veux pas trop m'avancer. Je vous laisse lire mon mail quand vous aurez le temps et j'attends votre avis. Merci!

A très bientôt.

Amicalement,
Vincent

Réponse de ma tutrice

De: Sylvaine Camelin
Objet: RE: lettre de rentree (fwd)
Date: 21 septembre 2003 à 23:36:17 UTC+2

Cher Vincent,

Désolée pour mon silence. La rentrée a démarré sur les chapeaux de roues, avec pour moi le nouvel exercice des soutenances de maîtrise. J'ai relu plusieurs fois votre message et je dois avouer que je me suis un peu inquiétée. Mais au vu de votre dernier message (Lettre de rentrée) il me semble que c'était un peu à tord.

Travailler sur un quartier me semble une très bonne idée et la question de l'autorité “informelle” (du Za'im) est un beau sujet. Si vous en avez le temps, il serait peut être bon de voir comment cette position est perçue du côté de l'autorité institutionnelle - notamment des chefs de quartier (muqaddam ou 'aqil), ainsi que du devenir des précédents za'im. N'oubliez pas les descriptions formelles (lieux, bâtiments, relevé du plan du quartier, population, parcours de vie et origine sociale des familles de vos interlocuteurs, mouvements et déplacements des acteurs) afin de ne pas axer tout votre travail sur les interactions et les discours (de plus cet exercice plus “à distance” vous permettra de prendre du recul. Il faut en effet que dans votre travail à venir, le lecteur puisse non seulement “entendre” les protagonistes de votre étude, mais aussi les “voir” et les comprendre…)

Il y a beaucoup de matière dans vos différents messages. Mais attention, si je suis tout à fait pour une mise à plat des relations entretenues avec et par l'ethnologue (avec son entourage), il ne faut pas que cela devienne de l'auto-analyse. Vous semblez être au coeur d'un ensemble de relation très complexes dans lesquelles vous êtes totalement impliqué et partie prenante (vous dites que Ziad ne “joue pas le même jeu que “vous : il est probablement vain de vous dire que cela me semble évident et que le contraire m'eut étonné. Vous lui en avez peut être demandé un peu trop… mais nous aurons l'occasion de reparler de cela à tête plus reposée).

Quand rentrez-vous en France ?
En attendant, bon courage pour la fin du séjour et bon travail,
Amicalement
Sylvaine
fr/comprendre/textes/lettres/2003_09_07-le_hawdh_comme_sujet.txt · Dernière modification : 2022/06/01 17:58 de mansour

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