Théorème de l'enchantement ethnographique
« En présence d’un observateur européen,
il y a toujours un Yéménite qui prend la pose
et un Yéménite qui vend la mèche »
Inséré in extremis en 2011, à la dernière page de mon texte :
Le réveil des Piémonts. Taez et la Révolution yéménite.
… Mais l'expérience remonte au 25 juillet 2003 :
L'après-midi avec Hânî et Jamîl.
Implications épistémologiques
(11 juin 2022)
À travers cette petite formule un peu schématique, posée pour la première fois en janvier 2008, j’opère plusieurs déplacements épistémologiques profonds - qui se résument en fait à ce que Gregory Bateson appelle « écologie mentale », comme je le constaterai les années suivantes :
- Rupture avec le dualisme corps-esprit.
Je ne conçois plus la société yéménite comme un mélange d’agneaux et de loups, de paisibles agriculteurs et de tribus farouches - j’échappe enfin à ce lieu commun omniprésent de la littérature ethnologique (voir mon texte Le réveil des piémonts). - « L'espace social » disparaît complètement, en tant qu'erreur du concret mal placé (shirk).
- Je romps du même coup avec le postulat d’une frontière sociologique entre le quartier et les commerçants du carrefour, entre un milieu « tribalisant » et un milieu plus libéral, qui s’était imposé au sortir de ma maîtrise, dans l'analyse de l'histoire sociale de Taez.
- Au contraire, je postule à présent que tous les acteurs savent adopter les deux postures complémentaires (affirmation / soumission), en fonction d’une situation largement définie par un troisième terme, que je nomme « l’observateur occidental ».
- Je passe d'une analyse essentialiste à une analyse situationnelle, et de la binarité sexuelle à l'hospitalité.
- (Conversion mentale analogue à celle opérée par Bateson dans son Naven).
L’observateur et son double
« L’observateur occidental » est ici une instance symbolique, par rapport à laquelle s’organisent toutes les institutions de la modernité yéménite (Comprendre la césure de 2011). Mais c’est aussi une place dans le jeu ethnographique, à laquelle l’enquêteur est assigné un peu malgré lui, qu’il doit nécessairement apprendre à assumer.
À partir de 2007, le problème est donc profondément simplifié : il s’agit de démêler rétrospectivement ce quiproquo ethnographique, de faire la part des choses entre cette place qui m’est assignée par défaut, et la place qu’il m’est maintenant proposé d’occuper dans la famille de Ziad (implicitement à travers l’incendie, puis à travers ma pièce à l'étage).
Mais quoi qu’il fasse, tout Français qui aspire à vivre au Yémen devra apprendre à assumer cette place : peu importe son degré d’assimilation ou sa conversion religieuse, peu importe le caractère crédible de sa « yéménitude », le Français devra apprendre à assumer son implication dans la technostructure intellectuelle occidentale, ou devra se résoudre à être instrumentalisé. C’est pourquoi finalement, l’apprentissage devait nécessairement se poursuivre en France, par un tâtonnement vers une juste posture en tant que converti dans la société française. Comment être musulman « en français dans le texte » (voir section valoriser).
Parallèlement à ce processus, j'ai su poursuivre l’explicitation progressive de mon histoire dans la société yéménite, jusqu’à dénouer le nœud de mon enquête : en octobre 2003, c’est bien l’observateur occidental qui est assigné à une place sexuellement définie - ce dont témoigne parfaitement ma correspondance (exhumée en mai 2022). Même d’un point de vue anatomique, névralgique et neurologique, l’acte est rendu possible par le fait que je me coule dans cette posture de l’observateur, que je m’installe délibérément dans une activité de masturbation intellectuelle sociologisante, dont découlera aussi la rédaction de mon mémoire (Octobre 2003 : pourquoi j'ai violé Waddah - texte de 2021). À cet instant-même, je prends pieds dans la société yéménite à une place particulière - liée à l’histoire de Maryam - qu’il me faudra apprendre à connaître…
Contextualisation
(avril 2022)
Le théorème de l’enchantement ethnographique est une hypothèse de travail que j’ai formulée au début de l’année 2008, après mon quatrième voyage (soit à quinze mois de présence sur le terrain). C’était aussi quatre années avant la vague des Printemps Arabes. Poser ce petit théorème avait presque valeur de provocation.
L'objectif était précis : mieux analyser les interactions de mon enquête sur la sociabilité masculine, et plus largement les ambivalences de la modernité yéménite. Fondée sur les outils de la sociologie interactionniste (Goffman 1973 / Winkin 1998), cette hypothèse devait me conduire à une révision des certitudes dominantes dans la recherche sur le Yémen, notamment le clivage supposé quasi-ethnique entre le Bas Yémen (“modernes et éduqués”) et les Hauts Plateaux (“tribaux et traditionnels”). Mais je n’ai pas pu mener cette révision jusqu’à son terme (si ce n'est dans la compréhension de ma propre histoire). M'en a empêché le tabou auquel je m'attaquais, au coeur du fonctionnement des études arabes, et au-delà.
- Voir sur mon site 2021 : Comprendre la césure de 2011
Aujourd'hui, ce petit raisonnement m'apparaît assez tributaire de la corruption spécifique du Yémen des années 2000, que tente depuis cette époque de réinscrire dans une vision anthropologique générale. Je n'y suis pas totalement parvenu à ce jour, si ce n'est à travers la notion de métacontexte et de matrice monothéiste.