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Jeanne Favret-Saada
Née en 1934, auteur de travaux sur l'Algérie des années 1960, Jeanne Favret-Saada est surtout connue pour son étude de la sorcellerie dans le bocage de Mayenne (Pays de la Loire), menée dans les années qui ont suivi 1968. Assez révolutionnaire d'un point de vue philosophique et méthodologique, cette étude est devenue un ouvrage de référence pour l'ethnographie réflexive* en général, quel que soit le sujet d'étude.
⇒ Page consacrée à l'article méthodologique Être affecté (1990).
Par la reprise de ses propres affects en situation, l'ethnographe s'emploie à comprendre la place à laquelle il a été affecté lors de son arrivée sur le terrain. D'où l'utilité du carnet de terrain, avec sa page de droite et sa page de gauche…
Quand j'ai voulu faire du terrain au Yémen, c'était avec l'intention « d'exporter » Jeanne Favret-Saada dans un pays arabe. Je ne réalisais pas vraiment qu'elle en venait…
Son lien avec l'Afrique du Nord
- Sur le plan méthodologique, Jeanne Favret-Saada résume magnifiquement l'impasse dont j'ai fait l'expérience, dans cette courte recension de l'ouvrage de Paul Rabinow, Un ethnologue au Maroc : réflexions sur une enquête de terrain (1977, 1988 en français).
- Sur le plan personnel, voir ci-dessous une suite d'entretiens magnifiques en 2018, donnant beaucoup de détails inédits jusque là.
Comment elle est entrée sur le terrain?
Jeanne Favret-Saada raconte son enfance dans la communauté juive de Sfax, la deuxième ville de Tunisie.
Voir aussi plus tard (épisode 3), le rôle de 1968 dans son installation dans le bocage.
(Index des entrées sur le terrain).
Son amertume rétrospective
Dans une troisième étape de sa carrière (après l’Algérie, puis la sorcellerie en Mayenne), Favret-Saada s’engage dans une recherche de bien plus large ampleur sur les accusations de blasphème - dont son petit livre sur l’affaire des caricatures de Mahomet, finalement le seul qu’on a bien voulu recevoir… L’œuvre majeure de cette période, Le christianisme et ses juifs (2004), est peu ou prou ignoré. D’où son amertume, presque vingt ans après sa publication :
« Il me restait à découvrir, à mes dépens, ce qu’est un rapport de force, quand il se déploie à grande échelle et pendant des siècles. Une église chrétienne transnationale qui, après vingt siècles, n’a pas fini de régler ses comptes avec la religion dont elle est issue1), c’est vraiment une autre paire de manches que la mignonne petite force locale - violente mais locale - que j’avais rencontré dans la sorcellerie du bocage. »
Un témoin ambivalent des contradictions post-coloniales
- « Un clip vaut Shakespeare » : tout est déjà dit en 1991, dans cet entretien passionnant de Jeanne Favret-Saada et Gérard Lenclud avec Alain Finkielkraut, paru dans la revue Terrain.
Née en 1934, Jeanne Favret-Saada est devenue le « monstre sacré » de l'ethnographie réflexive à la française… un peu à son corps défendant. Favret-Saada n'est pas un Mandarin, elle n'a jamais occupé de position institutionnelle centrale. Pendant qu'elle poursuivait ses intérêts propres, à la section d'anthropologie religieuse de l'EPHE, sa contribution méthodologique a été rendue incontournable par d'autres chercheurs, d'une autre génération - notamment Florence Weber (née en 1958), une actrice institutionnelle majeure de ce mouvement.
Symptomatique à mes yeux est le refoulement du lien biographique de Jeanne Favret-Saada avec l'Afrique du Nord : on pourrait s'amuser à faire un sondage auprès des étudiants en anthropologie, voir quel pourcentage infime est au courant, sans même parler de lui donner sens dans la structure qui relie. Et ce en dépit d'une première carrière consacrée à l'Algérie (Algérie 1962-1964, Essais d'anthropologie politique republiés en 2005), en dépit aussi de ses fracassantes contributions ultérieures - brillantes au demeurant - à la question du blasphème et des caricatures religieuses (voir notamment son Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, publié en 2007).
Dès lors qu'il est question de réflexivité d'enquête, tout cela n'existe plus… On veut croire qu’il y a la Jeanne Favret-Saada « scientifique et objective » - celle qui traite de la sorcellerie dans le bocage - et la Jeanne Favret-Saada qui ne l’est pas, ou pas assez - celle qui traite des questions véritablement politiques (la Révolution Algérienne) et véritablement religieuses (la construction du blasphème par les institutions ecclésiales). Or Jeanne Favret-Saada est une seule et même personne, intéressée à la fois par tout cela : héritière de l’histoire religieuse et coloniale française, et marquée également par un fort engagement féministe. Elle s’exprime depuis une position, très cohérente et argumentée, mais qui n’est qu’une position.
Sans doute faudrait-il écrire un prolongement au gros volume Le Christianisme et ses juifs (1800-2000), que Jeanne Favret-Saada a publié au Seuil en 2015, mais globalement ignoré par la critique. En effet, les sciences sociales françaises ne sont jamais allées jusqu’à se représenter la position depuis laquelle Jeanne Favret-Saada s’exprime. Elles ne sont jamais allées jusqu’à comprendre que, aussi sur l’articulation genre/monothéisme, il n’existe pas de position neutre de la parole - ce que pour ma part j’ai dû apprendre à mes dépens. Sur la laïcité comme sur l’égalité des sexes, les élites françaises (parisiennes) préfèrent s’enfermer dans une conception dogmatique, loin de toute confrontation au réel, avec des conséquences dramatiques pour notre pays - autant pour sa relation au monde (Mali etc…) que pour les défis rencontrés par sa propre population (violences conjugales…). J’ajoute que ce dogmatisme génère mécaniquement l’antisémitisme, en laissant penser que la position singulière de Jeanne Favret-Saada dans le monde intellectuel français, aurait pour seul déterminant ses origines juives.
Bref entre Jeanne Favret-Saada et moi, entre le mystère persistant qui entoure son histoire, malgré sa célébrité, et le grand étalage de la mienne dans ces pages que personne ne consulte, il existe une structure qui relie, qui est la matrice monothéiste.
Au demeurant, toute mon histoire peut s’interpréter comme un rendez-vous manqué avec l’Afrique du Nord, et avec la Tunisie en particulier (voir le moment LLG 1999, ainsi que la page Anne-Marie Planel). Si l’on veut vraiment faire la paix au Yémen, il faudrait commencer par foutre la paix aux Yéménites pour ce qui ne les concerne pas. Nous n’en sommes pas capables, manifestement. Mais dans une présentation de 2013, j’essayais déjà (laborieusement) de pointer ce non-dit : « La segmentarité retrouvée par surprise à Taez, épicentre du Printemps yéménite. Réflexions sur les usages de Jeanne Favret-Saada ».