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Vincent

Vincent = auto-analyse sociologique
Mansour = ma condition sur le terrain

Pour parler de Nous, j’aimerais évoquer la maison où j’ai grandi. Certains la connaissent ou la reconnaîtront : elle fait déjà partie d’un paysage familier, mais moi seul ai grandi là. Au sein de nos paysages des enfants grandissent, et pourtant rien ne change. Les parents sont toujours plus seuls face au génie de leur progéniture, toujours plus désunis. Comment en sommes-nous arrivés là ?

La maison de ma mère vue de la place de la gare

La maison où j’ai grandi

Je suis né en 1980, à Paris. Mon père était chercheur CNRS en physique des semi-conducteurs, dans un laboratoire à Bagneux. Ma mère était médecin psychiatre et psychanalyste, installée à son compte dans cette belle maison face à la gare d’Antony, en 1983. C’était avant internet, et pour se constituer une clientèle il fallait avoir pignon sur rue. À gauche du portail, une plaque indiquait le nom de ma mère et un numéro de téléphone. Tous les trois quarts d'heure on sonnait à la grille, une personne traversait la cour, montait les marches, pénétrait dans cette vaste façade et s’asseyait dans la salle d’attente. Nous nous vivions derrière. En rentrant de l’école nous passions par la porte de service, et je ne devais surtout pas regarder par la fenêtre depuis ma chambre au premier étage - afin que mon existence n’empêche pas le fameux « transfert », condition de l’efficacité thérapeutique…

Toute mon enfance, on m’a dit la chance que j’avais d’avoir mes deux parents. Chacun d’eux avaient une fille d’un précédent mariage : la fille de ma mère, qui vivait avec nous mais s’échappait les mercredis, et la fille de mon père, qui nous rejoignait les week-ends. Moi je n’ai jamais connu que cette maison. Qu’il y avait tout de même quelques avantages pour elles à circuler ainsi d’un monde à l’autre, ça n’est jamais venu à mon esprit d’enfant. Mes sœurs étaient des filles, j’étais un garçon, situations d’autant moins comparables. Donc j’ai toujours vécu dans une conscience aiguë de mon privilège, de la bénédiction qui l’accompagnait.

Pile au milieu de la maison, pour passer de l’habitation au cabinet du psy, un sas que ma mère appelait « porte de communication », et qu’elle était la seule à franchir. Quand les patients étaient en retard, elle revenait et se mettait à couper des légumes, pensive, jusqu’à ce que la sonnette résonne à nouveau. Très bonne cuisinière, elle assumait seule l’intendance. Le soir quand mon père revenait du labo, il passait par la porte des domestiques et se mettait les pieds sous la table, éducation méditerranéenne oblige.

En fait notre maison fonctionnait comme une chambre noire : à l’intérieur c’était le Yémen, et toutes les contradictions du monde projetées sur cette grande façade, nous parvenaient dans une image inversée par cette petite porte, à travers le corps de ma mère. Exactement comme la maison kabyle décrite par Pierre Bourdieu, mais le « monde renversé » n’avait d’existence que sur l’écran.

Pour cause d’éducation catholique ou par bon sens, mes deux parents comprenaient bien la gravité du divorce. L’un et l’autre s’étaient mariés la première fois à l’église, et ce qu’ils vivaient maintenant était autre chose, ils le savaient parfaitement. Un premier mariage peut tenir par le mariage lui-même ; pour faire tenir le second, il faut construire des digues.
Cette grande maison bourgeoise en face de la gare, une folie de bourgeois soixante-huitards ? Je pense plutôt que tout était pensé, ou du moins sous-pesé, ils ne s’étaient pas fixés là par hasard. Cette maison, à cet endroit, était le plus grand dénominateur commun de leurs contradictions. Elle leur permettait de se regarder l’un l’autre en face, dans un enchantement dont j’étais le centre, moi le seul enfant du couple.

Famille recomposée, famille consciemment composée : caractéristique qui fait vomir les adolescents un jour ou l’autre. Rien que de très ordinaire dans cette histoire, mais moi je n’ai jamais vomi. Peut-être parce que mon père a développé un cancer, d’abord en 1994 puis en 1998, et l’enchantement a reposé sur mes épaules. J’ai commencé à apprendre l’arabe dans ces circonstances, les tout derniers mois de sa vie, mais est-ce vraiment un hasard ? L’arabe était la ligne de fuite, l’avait toujours été. Il fallait que le petit garçon soit passionné de hiéroglyphes, derrière la façade de cette grande maison.

La maison à notre arrivée en 1983.La première photo, en 1983 (qui est aussi la dernière).

fr/comprendre/personnes/vincent.txt · Dernière modification : 2023/05/27 12:44 de mansour

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