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La condition du Nous

Antony, le 12 février 2023

Sur ce site quand je parle de « notre histoire », il s’agit toujours de moi et eux.

Et eux n’existe pas à vrai dire, eux se font la guerre, même au sein de la famille de Ziad. Même quand ils sont frères ou cousins, les personnes réunies par cette histoire sont là pour des raisons différentes : chacun a sa propre compréhension, sa propre relation avec moi. Ce n’est pas qu’ils n’écoutent pas ce que je raconte, qu’ils ne cherchent pas à comprendre l’argument, mais ils connaissent déjà assez mon histoire avec eux. Ils ne croient pas que notre histoire renferme autre chose, et quelque part ils ont raison.

L’histoire qui manque, celle que les Yéménites attendent pour cesser peut-être de se battre, c’est celle du « Nous » : l’histoire de moi et vous. C’est de loin la plus difficile à écrire.

Quand vous lisez mon histoire avec un peu de distance, vous voyez un gamin de 42 ans. Un gamin qui s’est inventé une histoire avec les Arabes, au sortir de sa scolarité, et qui essaie de vous rassoir sur les bancs de l’école. Mais la vie ce n’est ni l’école, ni les Arabes, et vous vous demandez si cette histoire renferme vraiment autre chose.

Le film Mysterious Skin de Gregg Araki, sorti il y a une vingtaine d’années, raconte l’histoire parallèle de deux adolescents dans une petite ville américaine. L’un est passionné d’astrophysique, pendant que l’autre glisse dans la prostitution. Le passionné d’astrophysique a connu une brisure au cours de son enfance : il est persuadé d’avoir été visité par les extra-terrestres. En fait les deux ont connu la même brisure, celle d’avoir été abusé sexuellement.
Au début de mon histoire au Yémen, j’allais encore beaucoup au cinéma. Je pensais que les films m’aidaient à me construire et de fait, ce film ressemblait beaucoup à ce que j’étais en train de vivre : mon passage en quelques années de l’étudiant scientifique, encore puceau, à l’étudiant en anthropologie, persuadé d’être homosexuel. Je m’étais mis dans un tel bourbier avec cette enquête au Yémen, il devait bien avoir quelque chose, une brisure quelque part. Je fouillais dans mes souvenirs d’enfance, aussi dans les généalogies familiales : je tentais de localiser l’abus, le traumatisme refoulé, mais vraiment je ne trouvais pas.

En ce qui concerne le bourbier yéménite, les choses se sont éclaircies en quelques années. Les Yéménites ont continué de m’accueillir, de me faire face, ils m’ont ainsi rendu ma dignité. Mais rapatrier cette histoire en France, à ce jour, ça n’a encore jamais été possible. Et je ne blâme personne : c’est moi qui n’ai pas écrit ma thèse au bout du compte. Je ne cherche à rendre responsable personne, mais que l’on comprenne au moins une chose : je n’ai pas rédigé cette thèse pour des raisons valables, qui s’appellent la pudeur.
Pour exactement les mêmes raisons, je n’ai pas inventé des traumatismes qui n’existaient pas. Je n’ai pas « remué la merde », dans ma famille ou ailleurs. Et si j’ai fini par raconter l’histoire de mon premier séjour, après que le pays ait plongé dans la guerre, c’est pour les raisons-mêmes qui m’empêchaient d’en parler avant.

Cette guerre n’est pas ce que vous croyez : elle est l’effet de votre absence, de votre coma. Le monde n’est pas là dehors : il vous voit, vous écoute. Cette conscience silencieuse est un préalable à la parole, elle est la condition du « Nous ».

fr/valoriser/psychanalyse/nous.txt · Dernière modification : 2023/04/17 13:06 de mansour

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