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fr:atelier:methodologie:appareil_sociologique

Appareil sociologique

En lien avec ma redécouverte de Johan Van der Keuken
1er jet des 22-23 juillet 2023 (+ conclusion bricolée le 28).

Définition 1 : Ensemble des structures mentales* mobilisées dans l’appréhension objectiviste* du monde social*, caractéristique du gouvernement de la modernité*.

J’ai été formé aux sciences sociales dans des institutions (autour de l’EHESS) et à une époque (postcoloniale*) qui avaient à coeur de placer leur pratique sous le sceau de l’exigence réflexive* - contrairement peut-être aux départements universitaires, souvent plus enclins à la revendication univoque d’une part du réel, et contrairement aux attitudes positivistes héritées de l’époque coloniale. Donc j’ai toujours entendu parler de réflexivité, j’ai toujours entendu parler d’« appareil sociologique », et ça m’a toujours beaucoup plu, eut égard à ma formation initiale (et à mon héritage familial) en physique expérimentale.1) Pour autant, rares sont les sociologues qui tiennent vraiment la caméra à l’épaule, comme peuvent le faire les documentaristes attachés à problématiser la production du réel.

Johan van der Keuken

Définition 2 : Appareil posé sur l’épaule de Johan van der Keuken.

Au final, je ne suis pas sûr de vouloir donner d’autre définition que celle-ci, parce que ma vocation d’origine n’est pas une vocation de sociologue : c’est d’abord une vocation de sciences sociales, et peut-être de scientifique tout court. Jeune étudiant en physique et photographe amateur, je me suis retrouvé sur le terrain par une succession de circonstances au fond très particulières : la mort de mon père, les attentats du 11 septembre, et comme catalyseur la rencontre avec le cinéma de Johan van der Keuken. C’est incontestablement ce regard-là qui m’a convaincu de me lancer dans cette aventure, au fil de l’année universitaire 2000-2001.

Une technicité du regard

Mon seul problème à l’origine, c’est comment assumer de produire des images, dans ces sociétés d’Afrique du Nord qui m’attirent et dont j’apprends la langue. Ce désir se confronte à deux obstacles :

  • surmonter la défiance des populations, marquées par l’expérience coloniale, vis-à-vis de l’appareil photographique ;
  • surmonter l’auto-censure, avoir la prétention de s’imaginer « artiste », et plus tard de s’imaginer « littéraire »*.

Deux freins de nature très différente qui m’habitent bien en amont de mon premier voyage au Yémen, qui structurent ma pratique photographique, et auxquels je cherche une solution par tâtonnements - c’est ainsi que j’aboutis à l’anthropologie. Donc en juillet 2003 quand j’arrive à Taez, j’ai 23 ans je suis tout de même adulte, et j’ai bien conscience de proposer aux Yéménites - et notamment à Ziad - un regard bien particulier : un regard que j’ai façonné les cinq années précédentes, depuis mes premiers pas dans l’apprentissage de l’arabe, que j’ai appris à assumer : l’idée contre-intuitive que l'objectif peut avoir un visage, que l’objectivisme* est compatible avec le sens de l’honneur*.

Un photographe adolescent (1995-1998)

L’alibi de la technicité était crucial pour la légitimité du photographe amateur. Cela fait partie des enseignements d’une enquête de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski parue en 1965 : Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie. Un temps où tout le monde n’avait pas un appareil photo sur son téléphone, et n’était pas encouragé à en prendre par la cyber-structure des réseaux sociaux.

Nous avons 17 ans (1955), premier recueil de Johan van der Keuken. Noter la recherche formelle du cadrage, jouant sur la géométrie du chiffre 7, qui coexiste avec l’incarnation du personnage…

C’était encore le cas pour moi dans mes années lycée (deuxième moitié des années 1990). Les jeunes gens avaient beaucoup de plaisir à se voir en photo - comme aujourd’hui - mais la photographie argentique était un procédé couteux, auxquels les adolescents n’avaient pas accès en général. C’était un peu moins couteux quand on développait soi-même les épreuves en noir et blanc, et chaque établissement scolaire avait son « club photo ». Mais il fallait avoir le temps, la patience, le soin apporté dans l’exécution des différents traitements chimiques… C’était donc la vocation idéale pour l’élève scientifique sérieux, un peu différent des autres : une vocation qui permettait de négocier sa place dans le groupe, en flattant légèrement le narcissisme de ses camarades. Une place bien particulière, à la fois chef d’orchestre et fantôme : la place de celui qui n’apparait jamais sur les photos, qui ne fait pas partie de la narration, mais qui s’en accommode finalement assez bien.
Bien sûr, certains de nos camarades n’avaient pas les moyens d’acheter l’appareil, n’avaient pas le même rapport à leur propre image, n’étaient pas forcément à l’aise dans nos soirées adolescentes. Globalement, cette vocation me gardait captif d’un certain milieu, dans une région parisienne structurée par l’antagonisme entre « ceux des pavillons » et « ceux de la cité ». J’étais assimilé aux premiers par la logique du classement scolaire, plus largement par la logique de reproduction sociale - quoi que ma propre « reproduction sociale » était assez mal engagée, comme je viens de l’expliquer.2)
Tout cela éclate avec ma découverte de l’arabe3), dans le contexte de la maladie et du décès de mon père, au cours de ma première année d’études à Paris. Mon regard est attiré ailleurs, mes camarades du lycée le vivent assez mal, et de toute façon chacun s’engage dans son propre chemin…

L’objectif de la société, le corps de l’observateur (2003)

Mais quelques années plus tard, quand je me retrouve au Yémen pour faire des sciences sociales, j’adopte au fond la même posture. Je choisi d’enquêter à Taez, par excellence la ville des premiers de la classe, une société maintenue dans une « adolescence » interminable par le régime de Sanaa, qui monopolise les possibilités de « prise de vue »… (Voir mon texte rédigé en 2011 : « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite »).
Mon premier mémoire, déposé au terme de l’année universitaire suivante (juin 2004), s’intitule : Le “Za’im” et les frères du quartier. Une ethnographie du vide.. J’y décris une mystérieuse « névrose expérimentale », que j’attribue à l’époque à la « condition stigmatisée » de ces jeunes (voir la conclusion « Enquêter à l'ombre du stigmate »), que j’ai qualifié bien des années plus tard de « petit printemps arabe* dans un verre d’eau ». Ce n’était là que la réponse du berger à la bergère : la réaction prévisible de la société locale pour recevoir convenablement la démarche qui était la mienne. Leur réaction à l’intrusion, non pas de l’appareil photo, mais de l’observateur lui-même, en sa qualité de jeune homme européen, impressionnable comme une pellicule photographique, au cœur d’une ville d’un million d’habitants, entièrement tournée vers la « modernité »*.

Dans tout appareil photographique, il y a en fait une partie solide et une partie périssable :

  • un objectif composé de lentilles, avec des concepts et des lois géométriques ;
  • une pellicule chimique, qui doit être remplacée.

À l’ère postcoloniale*, la maîtrise de l’objectif revient aux Yéménites : ceux-là maitrisent parfaitement les lois géométriques de la prise de vue, les codes de l’argumentaire « social ». Le problème, c’est la pellicule. Voilà le facteur limitant : l’appareil sociologique postcolonial est un appareil photo argentique, dans une époque en pénurie de sels d’argent.

C'est pourquoi le geste d'octobre 2003 est premier - en tous cas pour moi, pour ma recherche, pour l'alternative que je tente de développer depuis. La première étape était de prendre acte que je ne pouvais tomber du ciel et repartir comme ça, parce que la pellicule n’est pas remplaçable. Ce geste scellait le principe-même de l’ethnographie* : je ne peux penser l’espace social qu’à partir d’une alliance d’enquête* particulière. Quelle alliance au juste? Avec Waddah? Avec Ziad contre Waddah? Avec le Régime? Avec les Yéménites contre le Régime? Je ne le savais pas très bien (et pour cause : c'était en fait une alliance avec Maryam). Mais il fallait commencer par prendre acte de mon désir scopique (désir de voir), et de son rôle dans les situations observées.

L'appareil sociologique dans la situation d’enquête (2004-2007)

Avec la tournure des évènements lors de mon premier terrain, la prise de vue devient intenable. Peu à peu, je renonce presque totalement aux images4), en fait aussi à l’entretien enregistré5), je me contente de poser des mots sur mon carnet. Mon activité n’est pas pour autant dénuée de toute validation empirique, car j’étudie les effets de l’analyse sur l’interaction. Je recherche expérimentalement la représentation adéquate du monde social, sur les trottoirs du Hawdh al-Ashraf : sur le lieu-même de mon premier passage à l’écriture, je cherche les mots qui me permettent d’avoir une face.

C’est en ce sens-là que je tripatouille l’appareil sociologique : en fait je tripatouille les relations associées à ce premier passage à l’écriture. Mais à l’époque je n’en ai pas conscience, parce que la sociologie conserve un caractère objectif, adossé à l’ordre politique et épistémique du régime°. À cette époque les relations que j’entretiens - avec les Yéménites d’une part, avec les sciences sociales d’autre part - ne sont pas encore enserrées dans une même « écologie mentale »* : à cette époque la société existe, elle est « là dehors » dans le monde (out there)GB8.

Dès lors, la situation d’enquête se définit par ces trois composantes :

  • L’observateur que je suis.
  • interlocuteurs yéménites.
  • La société.

Telle est la configuration de ma recherche en 2004 (2e terrain), en 2006 (3e terrain), et en 2007 (premier mois du 4e terrain) - c’est-à-dire dix mois en tout, au cours desquels j’ai récolté l’essentiel de mes matériaux.

Bien évidemment, cette configuration produit en elle-même une circulation du désir, un jeu permanent avec le hors-champ. « Le hors-champ, c'est toujours quelque chose d'extrêmement chargé… », nous dit Van der Keuken. En l'occurrence, le hors-champ renferme le passage à l'acte d'octobre 2003, et aussi l'hypothèse sociologique après laquelle je cours…

Comme je le raconte en longueur sur ce site, je suis alors écartelé entre deux scènes sociales - le quartier et les commerçants - clivage dont je veux croire qu’elles recouvrent deux « milieux sociaux » et un « clivage sociologique » plus général (voir Index des personnes). Je tente d’échapper à ce clivage, ou au moins de l'affiner, en interagissant avec de nouveaux interlocuteurs - il y en a toujours au Hawdh al-Ashraf - des Yéménites qui ne connaissent rien de moi. Pourtant je ne vais jamais très loin, je n’arrive pas à effacer mon premier passage à l’écriture.
Peu à peu, je réalise que ces deux scènes sociales correspondent forcément aussi à des rôles, que je fais jouer aux Yéménites pour cacher ma honte. Je n’ai pas encore formulé mon petit Théorème de l'enchantement ethnographique, mais je le sais tout de même au fond de moi. Je n’ai pas oublié les circonstances de mon premier passage à l’écriture, ni perdu en amont la sensation de mon premier terrain : l’expérience d’un monde non-divisé encore par le langage - quoi que colonisé par lui jour après jour, à travers la tenue du carnet de terrain.
Donc de semaine en semaine, je tente de retrouver ce « paradis perdu ». Avec cette question sous-jacente : pourquoi lors de ce premier séjour, le langage a-t-il détruit peu à peu ma position ? C’est la question fondamentale de mes recherches ultérieures, quoi que subconsciente : je ne peux pas me formuler aussi frontalement l’échec de mon intégration, je dois continuer de jouer le jeu de « l’observation participante »*, vivre dans la perspective du jour où j’aurai « intégré la culture » et « compris la situation sociale », de sorte que mon analyse ne fera plus obstacle entre la société et moi.

Dans cette configuration mentale, qui régit mon activité dans toute cette phase (2004-2007), l’appareil sociologique est évidemment mon obsession. L’appareil sociologique est cette chose que je trimballe, qui parasite mes rapports avec les gens, avec laquelle je me débats tous les matins et tous les soirs devant l’ordinateur, dès que je me retrouve dans ma chambre d’hôtel. Il est cet appareil que j’espère perfectionner, afin de revenir aux prises avec la vie. Je suis entièrement tendu vers cet objectif, à travers lequel je perçois le monde : instrument de ma damnation, comme de ma rédemption imaginée…

Conclusion : L'islam comme dernier recours (2007)

Avec ma conversion à l'islam (septembre 2007), je prends acte d'un enseignement déjà présent dans le geste d'octobre 2003 :
Toute vision que je partage doit partir de mon image dans le miroir, à l’instant où je ferme les yeux. C'est une question éthique. C'est la seule image vraie.

Comme le fait de commencer toute intervention orale par : « Au nom d'Allah, le Clément, le Miséricordieux. Salut et prières sur Son messager Mohammed ﷺ ». Je ne le fais pas, parce que je ne vis pas dans des circonstances qui le permettent et ce serait ridicule (dans le cadre des sciences sociales, ces formules rituelles ne peuvent relever que du pastiche). Mais pour moi, ma petite histoire au Yémen a exactement cette fonction. C'est une formule de substitution, un préambule pour limiter la portée de mes paroles, et répéter cela : ma conscience du monde commence par ma conscience des circonstances dans lesquelles j’ai fermé les yeux.

Un enseignement que j'ai ensuite identifié chez Bateson, et que je retrouve ces jours-ci chez Van der Keuken :

« Le hors-champ, c’est toujours quelque chose de chargé. Mais la vraie liberté peut-être s’en fout du hors-champ, elle est beaucoup plus loin, ou ailleurs. C’est le vrai ailleurs… » (entretien avec Thierry Nouel, 1998, vers 9')

Par contraste les sciences sociales actuelles - les élites intellectuelles françaises plus généralement - me font penser à l'enfant qui place ses mains sur son visage, et pense que du moment que lui ne voit pas, on ne le voit pas non plus. C'est sur ce mécanisme très profond, beaucoup plus général que le seul cas des jeunes enfants, que se trame la tragédie historique que nous traversons. Dans ce contexte, ma petite histoire a une certaine vertu.

Accueil méthodologie

1)
Voir la notice nécrologique de mon père Richard Planel, décédé en juin 1999. Noter la coïncidence avec la sortie du film Vacances prolongées de Johan van der Keuken, qui jouera un rôle décisif dans ma réorientation.
2)
Rétrospectivement, mon décalage sociologique s’explique par l’origine parisienne de mes deux parents, et la démarche bien particulière de leur installation en banlieue. Voir le pavillon où j’ai grandi, sur la page Vincent.
3)
J’ai raconté ailleurs cette expérience fondatrice aux côtés de Mohammed Amine, pendant l’année universitaire 1998-1999. Je n’insiste pas ici (la photographie ne joue pas de rôle direct).
4)
Sur 24 mois de présence, étalés sur presque dix ans, le nombre de photographies produites paraît ridicule. Quant à la vidéo, je sors avec une caméra seulement au cours de mon cinquième terrain, dans un contexte de réconciliation générale, quelques heures dans la journée du 17 novembre 2008.
fr/atelier/methodologie/appareil_sociologique.txt · Dernière modification : 2023/09/09 12:03 de mansour

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