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Table des matières
« L’explication consiste en la cartographie des éléments d’une description sur une tautologie »
Gregory Bateson, La Nature et la Pensée, p.90.
La tautologie de mon enquête
L’enquête se caractérise par une unité de lieu : le Hawdh al-Ashraf, quartier chargé d’histoire et d’une grande diversité sociologique : entre familles locales, commerçants et travailleurs journaliers ruraux.
Mes observations se concentrent sur les rapports entre histoire sociale et interactions de la sociabilité urbaine, avec une attention particulière à la dimension symbolique du genre*.
Une question théorique, la genèse des frontières sociales dans l’interaction*, m’aide à déconstruire progressivement les antagonismes sociaux* postulés initialement.
…et en troisième année de thèse, j'aboutis à une tautologie*.
Mon petit théorème
Théorème de l’enchantement ethnographique (2008) :
« En présence d’un observateur européen*,
il y a toujours un Yéménite qui prend la pose
et un Yéménite qui vend la mèche »
La formulation de ce « théorème » était l’aboutissement de ma recherche : il signifiait ma capacité à relire toutes mes observations en termes de perceptions situées1) : l’ensemble des anecdotes consignées au fil des jours sur mes carnets, le plus souvent sans les avoir comprises. J’étais enfin prêt à restituer ma trajectoire ethnographique sur les bords de ce carrefour2), et apporter un témoignage scientifique sur l’unité fondamentale de cette société.
Je revenais de loin.
Quatre ans et demi plus tôt, dans la Capitale Sanaa, j’avais été acculé à un rapport homosexuel subi (octobre 2003)3) - cette interaction-là n’a jamais été marquée dans mes carnets…
Code couleur | Responsabilité | Ancrage corporel | Regard porté |
---|---|---|---|
Rouge | m’ont attiré au-delà de ma zone de confort = ceux qui m’ont acculé | rapport à « l’oralité » (ou en tous cas avec le visage) | instinct dominateur, ou « pervers narcissiques » |
Bleu | m’ont renforcé dans mon confort subjectif = ceux pour lesquels j’ai subi | rapport à « l’analité » (ou en tous cas avec l’assise, y compris théorique) | opportunisme ou superficialité, flatte à travers moi sa propre « modernité » |
Une condition épistémique
Tout le long de mon premier séjour, même si je parlais à peine arabe, je percevais les postures en demi-teinte, et gérais les situations instinctivement.4) Mais après cette expérience, ma perception des situations est sexualisée : par rapport à ma honte, je ne peux m’empêcher de situer mes interlocuteurs sur des plans différents, du fait de l’ancrage corporel de la relation.5)
En juin 2004 je soutiens mon premier mémoire, entièrement construit sur l’hypothèse d’un antagonisme entre deux milieux (jeunes citadins désoeuvrés vs. jeunes commerçants actifs). Je dois retourner à Taez quelques semaines plus tard, et je sens monter l’angoisse… Puis vient un déclic, une révélation que j’appelle « homosexualité ». Mon coeur s’apaise instantanément : j’assume cette condition d’intersexuation.
fr:comprendre:intersexuation
Les objets de mon enquête :
- Objet déclaré = « L'histoire sociale au prisme de la sociabilité masculine. Séduction, méfiance et rapports d'honneur à Taez (Yémen) ».
- Objet théologique = Pourquoi l’intersexuation de l’observateur est-elle le lieu du consensus ? (= existence du Mal)
Objet théorique
Sur le plan théorique, le véritable objet de mon enquête au Yémen a toujours été la question des rapports entre objectivisme et intersexuation :
(1) mon problème a toujours été d’échapper à l’objectivisme, d’échapper aux descriptions dualistes* d’une supposée « guerre civile » entre tradition et modernité, entre les tribus et les diplômés, entre le régime et les laissés pour compte, entre Sanaa et Aden, entre chiites et sunnites, etc..
(2) Selon la méthodologie, on échappe à l’objectivisme par la réflexivité. Mais j’ai eu conscience très tôt que ce n’était pas si simple (du fait des circonstances de mon premier passage à l’écriture, le 4 octobre 2003) : cette réflexivité impliquait en fait une véritable intersexuation de l’observateur, aux effets ambivalents.
⇒ intersexuation
du Dossier Waddah.
Très tôt j’ai commencé à percevoir ce rôle ambigu de l’intersexuation, à la fois comme damnation épistémique*, et comme chemin vers la rédemption.
- damnation épistémique : quand vous êtes intersexué, vous habillez votre honte avec des mots, la position d’intersexuation va de pair avec une forme d’objectivisme, ou de dualisme*
- rédemption épistémique : assumer cette honte est en fait le seul chemin pour porter la responsabilité du langage.
Remarque: Cette ambivalence est perceptible dans le militantisme intersexe, et dans l’appellation « non-binaire » qu’il revendique, qui va au-delà de la seule « intersexuation » : lutter contre le patriarcat, c’est lutter contre une épistémologie. Le mot d’ordre relève d’une évidence, qui malheureusement ne fait sens que pour eux. (En fait la seule chose que je reproche à ce militantisme est son entre-soi : dans la communion avec les autres, je ne suis pas sûr qu’il aille aussi loin qu’il le prétend. Mais cette question relève au fond du dialogue inter-religieux, et finalement de la neutralité laïque).
⇒ intersexuation
de Valoriser
Objet déclaré
Quand on fait des sciences sociales, on se pose ces questions à travers une société particulière.
Dès mon DEA (2004-2005), je me suis demandé si les Yéménites avaient la sociologie dans les yeux : étaient-ils « objectivistes » dans le regard porté sur leur environnement ? D’où le choix, dans les premières années de ma thèse (2006-2007), de centrer mon travail sur la vulgarité : la question était plus immédiatement compréhensible, mais j’ai toujours gardé cette question épistémologique en arrière-plan.
Dans la pratique des boutades homoérotiques, ce qui m’a intéressé est la dimension socialisante, pour des catégories de jeunes (commerçants, ouvriers journaliers, commerçants ambulants…) en contact permanent avec la diversité sociale. J’ai envisagé la possibilité qu’à travers ces boutades, ces jeunes puissent changer leur rapport à la ville, et qu’elle leur dévoile ainsi des chemins inattendus : non pas pour « accéder au haram », à une sexualité interdite, mais pour survivre dans une conjoncture économique difficile, et surmonter la fermeture des opportunités.
Je voulais croire les intentions pures malgré la vulgarité du langage, en somme, considérant le langage convenu préempté par le Régime (étatique, religieux, patriarcal…). Cette intuition présageait le moment 2011, d’une certaine manière ; mais ma recherche était allé plus loin, et présageait en cela l’effondrement.
Objet théologique
L’aboutissement de ma recherche, au début de ma troisième année de thèse, est cristallisé par l’incendie du 19 août 2007 : l’intersexuation de l’observateur fait en fait consensus. L’évidence apparaît au grand jour dans les circonstances du geste de Ziad, les détails de la mise en scène et la réaction des gens. Autrement, comment expliquer que le geste de Ziad ait été immédiatement tabou, et qu’on se soit refusé à faire le lien avec mon retour, quelques heures plus tôt ce jour-là ?
Le geste de Ziad dévoile soudain la connivence des Yéménites, leur conscience clivée dans leur collaboration à l’enquête - et plus largement dans leur « modernité ». On maintenait ma subjectivité aux prises avec le réel, en sachant parfaitement la honte que je dissimulais. On « gonflait » cette bulle spéculative, aux dépends d’une unité domestique, quelque part, dont l’existence était nécessaire d’un point de vue logique, et on le savait parfaitement.
De cette épiphanie , la question du Mal sort radicalement transformée : il n’est plus « là dehors »GB, lié à des entités abstraites et dans la matérialité du monde (le Régime, le Patriarcat…), mais en moi-même dans mon propre regard. L’intersexuation de l’observateur faisait consensus, elle était le seul consensus sur lequel ma recherche pouvait s’appuyer - mais en fait je l’avais toujours su…
La question théologique du Mal, de son caractère nécessaire, m’accompagne depuis :
- Pourquoi faut-il que je sois entré dans l’islam dans ces conditions-là, quand la vulgate islamiste proclame que ma conversion me laverait de toute responsabilité6)?
- Pourquoi fallait-il le 4 octobre 2003, et aussi le 19 août 2007 ? Pourquoi faut-il que cette histoire relativement simple, malgré tous mes efforts jusqu’à 2013, n’ait jamais trouvé sa place dans le monde académique ?
- Pourquoi a-t-il fallu attendre l’effondrement définitif (décembre 2017), pour que je puisse enfin la confesser ?
Peut-être parce que toute confession implique église, et l’islam n’en a pas. D’ailleurs en décembre 2017, l’écriture n’était pas une confession, les mois et les années suivantes : elle était la revendication d’un geste, indissociable d’une affirmation politique. Elle était la survie de notre alliance parmi les décombres - pourtant la guerre a continué encore…
Peut-être parce que toute confession implique église, et les sciences sociales n’en sont pas une, plutôt une gigantesque bulle spéculative. 2023, année d’effondrement des valeurs occidentales (au sens de la bourse) ? Peut-être en 2023, notre petite histoire sera-t-elle valorisée à son cours réel, à la hauteur de nos investissements.
Mais peut-être le monde disparaitra avant, et peut-être après. Sur le terrain, le chercheur doit travailler dans cette temporalité.
fr:comprendre:intersexuation
Les ressources de Hawdh al-Ashraf
Pour comprendre la réussite de mon enquête ultérieure, il faut insister sur trois points cruciaux :
- l’incident d’octobre 2003 ne s’était pas passé à Taez, et le jeune homme n’y était pour rien au fond : un cousin exilé à Sanaa, qui n’avait pas assisté à l’intrigue des semaines précédentes, et qui s’était laissé piéger. Lui aussi avait été acculé, lui aussi avait subi ce rapport, dont il n’avait jamais fait l’expérience auparavant.
- j’étais irrémédiablement lié au Hawdh al-Ashraf, incapable de m’installer durablement ailleurs, mais à cet endroit je pouvais rencontrer sans cesse de nouvelles personnes, des personnes neutres (ni rouge, ni bleu, mais vertes dans mon code couleur…). Il y avait des gens qui connaissaient mon histoire sur place, qui la comprenaient mieux que moi-même, et aussi des gens dont j’étais sûr qu’ils ne la connaissaient pas.
- par ailleurs j’avais confiance en leur pudeur, même si je n’en avais pas conscience, je savais instinctivement que les Yéménites ne parlaient pas (à part les Yéménites francophones, dans le petit milieux des intermédiaires culturels, contre lesquels j’ai réagi très vivement en février 2006).
Dans ces conditions, il ne tenait qu’à moi de tourner la page… sauf que je n’y arrivais pas. Dans mes efforts pour théoriser la situation sociale du Hawdh al-Ashraf, tout en continuant d'interagir avec elle, j’étais constamment renvoyé au passé. Je n’arrivais pas à penser les choses d’une manière qui me libère de cette expérience. La sociologisation avait quelque chose d’irréversible : j’étais condamné à retrouver perpétuellement le même antagonisme, utilisé un temps pour dissimuler ma honte. Un phénomène d’hystérésis* que j’étais bien décidé à surmonter…
La résolution
En septembre 2007, j’ai pris tout le monde de court en me convertissant à l’islam, tout seul devant mon ordinateur. Je suis rentré dans la mosquée du Hawdh sans rien demander à personne, et du jour au lendemain j’ai rejoint la prière collective. Il était hors de question de me plier à une cérémonie de conversion, parce que j’étais sur le terrain, et parce que le Hawdh al-Ashraf étaient les interlocuteurs de mon travail depuis déjà quatre ans. Il était hors de question de leur laisser croire que le problème venait de moi, d’une perversité intrinsèque des sciences sociales ou de l’Occident. De toute façon à ce stade, j’avais déjà rassemblé toutes mes observations : il ne restait plus qu’à retourner l’observation contre moi-même, dans un ultime sursaut de dignité.
Dès cet instant, la situation s’est mise à évoluer et s’est résolue progressivement, à la fois dans mon travail et dans mes rapports avec les Yéménites. Dans mes carnets, j’ai consigné avec soin cette évolution miraculeuse, puis la pudeur m’a conduit à me retirer.
Alors que s’est-il passé ?
- Pour les uns, la sociologie était un égarement, je suis donc revenu dans le droit chemin.
- Pour les autres, l’islam n’est pas compatible avec la science, j’ai donc renoncé à l’objectivité.
Bref quand je lève la tête - oh surprise ! - je retrouve mes rouges et mes bleus… Depuis plus de quinze ans j’observe leur petite danse, ce « chassé-croisé » dont les Taezis étaient spécialistes, qu’ils m’ont appris sur les bords du rond-point. Plus j’observe le monde qui m’entoure, plus le Hawdh al-Ashraf est magnifié, et plus je réalise l’importance du propos. Dorénavant, j’observe à partir de la structure qui relieGB.
Sur la guerre civile
Donc pour la guerre civile yéménite, il est absurde d’en chercher les causes à Taez, à l’intérieur des frontières du Yémen, ou encore dans les jeux d’influence entre tels et tels acteurs régionaux. Une cause plus structurelle est ce marché de dupes, caractéristique de notre époque postcoloniale tardive*, entre spécialistes de l’islam* et diplômés musulmans*.
Le cadre anthropologique réel de cette tragédie réside dans les centres urbains globalisés, dans les contraintes institutionnelles et discursives dont ma petite histoire est le révélateur. Contraintes qui depuis vingt ans, m’ont empêché de qualifier les évènements de mon premier séjour, malgré la pudeur dont j’ai toujours fait preuve. Contraintes qui m’obligent à osciller perpétuellement entre le « viol » et le « passage à l’acte », juste pour garder cette histoire vivante. Cette dette n’a jamais été d’ordre privé, et les institutions finiront un jour ou l’autre par la prendre en charge. Dans cette épreuve, je réalise la connivence étroite des traditions monothéistes* : revivant cette histoire en couleurs toujours plus vives - comme sur les vitraux d’une cathédrale - je me sens toujours plus proche des Taezis là-bas, de leur pudeur dans la tragédie qui les frappe. Le battage médiatique nous les rend inaudibles, en dissimulant l'essentiel : les Yéménites connaissent la corruption qui a causé leur perte, et c’est leur silence qu’il faudrait faire entendre. À vingt ans de distance, c’est ce que je m’efforce de faire.
Conclusion
Tautologie (Définition de Gregory Bateson, dans le glossaire de La Nature et la Pensée) :
Ensemble de propositions liées entre elles où la validité des liens ne peut être mise en doute. La vérité des propositions, en revanche, n’est pas posée. Exemple : la géométrie euclidienne.
Dans la géométrie euclidienne, il n’est pas contestable que si deux droites sont parallèles, toute parallèle à l’une est parallèle à l’autre ; la géométrie ne dit pas si ce sont vraiment des droites, ou si elles sont vraiment parallèles…
Entrée Explication du glossaire
La tautologie de mon enquête
(…) / Glossaire
Face à la société yéménite, ma démarche a été un peu la même : à un certain stade, j’ai cessé de me demander, entre les gens du quartier et les gens du carrefour, si les premiers étaient vraiment plus « tribaux » que les seconds, et les seconds plus « modernes » que les premiers. Il m’a semblé préférable d’établir un certain nombre de relations indubitables entre l’objectivisme*, le dualisme* corps-esprit, et le recours que constitue la structure qui relie*. Cette tautologie est exprimée dans le code couleur, et se décline sur l’ensemble de ce site.
Mais cette vision dualiste et naïve, je l'avais déjà refusée une première fois en octobre 2003, de manière instinctive et performative. À court terme, ça m'avait permis de faire une bonne première étude ; à plus long terme, mon étude était gagnée malgré elle par une tautologie binaire, de type maison kabyle : « le masculin est dehors, le féminin est dedans… ». Une tautologie héritée en fait de la psychanalyse (voir la notion d'« homosexualité refoulée »), que je tentais de combiner avec la physique des transitions de phase (voir section Le modèle). C'est ce qui m'a conduit à cette tautologie alternative (ternaire).
En d'autres termes, il ne suffit pas de critiquer la binarité pour en sortir soi-même…
Voilà donc le squelette de mon histoire au Yémen, mis à nu sur cette page, sans aucun personnage encore.
- Si cette tautologie ne vous convient pas, alors ce n’est pas la peine d’aller plus loin dans la lecture.
Après tout, peut-être appartenez vous à une toute autre espèce : contrairement aux oursins, peut-être n’avez vous pas de bouche et pas d’anus, pas de face et pas d’assise ; peut-être ne vivons-nous pas la même épistémologie. Peu m’importe que vous vous réclamiez d’une science révélée, d’une forme de rationalisme*, ou des deux à la fois : ces pages ne vous satisferont pas.
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