Table des matières
(premier jet 16 août 2023)
Le bassin (méthodologie)
Quel est le rapport entre Ziad, qui met le feu à sa maison en août 2007, et ma conversion à l’islam le mois suivant? Entre l’échec de ma thèse vers 2013 et la destruction de Taez en 2015 ? Pourquoi Ziad se prend-il pour Jésus, depuis 2011 et l’enlisement de la Révolution ? Comment clarifier le lien qui me lie à Ziad, à sa famille, au quartier de Hawdh al-Ashraf ? Et qu’en est-il du reste du monde ?
La clé de toute l’affaire réside bien entendu dans la question de l’homoérotisme* - c’est-à-dire trois choses :
- les rumeurs malveillantes qui circulaient sur mon compte à Taez ;
- ma propre déstabilisation intime dans cette période ;
- et enfin, cette question théorique fondamentale :
Comment comprendre la dimension genrée de la sociabilité masculine ?
Y a-t-il une dimension homosexuelle dans cette sociabilité, ou bien l’homoérotisme est-il attaché à la situation d’observation ?
Clore mon terrain par la conversion à l’islam, c’était une manière d’apporter une réponse définitive à toutes ces questions. Réponse définitive qui s’est avérée difficile à faire admettre, dans la communauté musulmane autant qu’universitaire, mais à laquelle je tiens plus que jamais.
Plonger dans l’homoérotisme
Remarque : Hawdh = bassin.
Le quartier de mon enquête tire son nom d’un abreuvoir, construit à l’entrée de la ville au XIVe siècle, par le souverain rasoulide Al-Ashraf (« le Très Pieux »).
Ces dernières années, j’ai beaucoup écrit sur juillet 2004 : moment où je replonge dans le lieu auquel je viens de consacrer mon premier travail. Un peu comme Alice qui traverse le miroir, et se retrouve au Pays des Merveilles : cette fois, je pénétrais dans un monde érotisé par le regard sociologique.
Mais surtout, un monde dans lequel certaines personnes se souvenaient des circonstances exactes de cette première sociologisation - contrairement à moi : sortant de neuf mois de rédaction, mon regard était complètement prisonnier…
Dans cette situation, la population du Hawdh se divisait à l’évidence en trois groupes :
- Ziad, qui savait et comprenait ce qui s’était passé à la fin de mon premier terrain (octobre 2003) ;
(Pour rappel, Ziad était alors mon interlocuteur privilégié. Fin septembre, il avait décidé de se retirer totalement, en lien avec des circonstances que je ne comprenais pas très bien). - La famille de Ziad, qui savait sans comprendre ;
(qui savait que j’avais passé les dernières semaines avec le cousin de Sanaa, sans comprendre les circonstances qui nous avaient mené là). - La société locale, qui ne savait pas mais qui comprenait peut-être…
(notamment parce que beaucoup d’entre eux avaient été mes informateurs*, m’avaient « armé » dans cette sociologisation).
Tout l’enjeu de mon travail - conformément à la méthodologie de l’ethnographie réflexive - était de clarifier la frontière entre ces différents groupes : de saisir la structure sociale locale à partir de ma propre socialisation.
Notamment, il s’agissait de saisir la nature du collectif « quartier » (hâra), entendu ici par opposition au « carrefour » (gawlâ) ; saisir la nature de cette frontière, dont j’avais donné une première interprétation sociologique trop schématique.
L’analyse de cet espace (voir index des personnes) impliquait de poser sans cesse la question :
- qui sait ? (quartier)
- qui comprend sans savoir officiellement ? (commerçants du carrefour)
- et qu’est-ce que perçoivent les autres (hommes de peine), censés ne rien savoir ni comprendre… ?
À cet égard, l’incendie d’août 2007 est un moment de vérité - car tout le monde le voit depuis le carrefour, mais mes interlocuteurs font semblant de ne pas faire le lien avec mon retour quelques heures plus tôt… Donc ils comprennent beaucoup plus qu’ils ne le montrent : notre honte est collective.
Dans l’expédition à Hammam Kresh, mes interlocuteurs me donnent à voir ce que j’ai toujours cherché à comprendre.
Expédition menée par le « collectif quartier » vers des sources d’eau chaude à une heure de route, un matin de Ramadan en septembre 2008. C’est le premier acte de notre réconciliation générale…
Le collectif s’organise :
- autour d’une fratrie de voisins (fratrie réelle, dont l'aîné est Mohammed),
- en présence d'autres membres du quartier (dont Yazid le frère de Ziad),
- de visiteurs habitués (dont moi),
- et aussi de parfaits inconnus du carrefour (Nagib, un garçon de café nouveau dans les parages).
Sortir du bassin
À vrai dire, beaucoup de Yéménites disent et écrivent Hawdh al-Ashrâf (avec un a long), qui signifie alors « le Bassin des Pieux », c’est-à-dire le Bassin d’Abondance (al-Kawthar) promis aux croyants dans l’Au-delà (Coran 108:1).
L’enjeu de mon travail a toujours été de construire un regard sociologique qui ne soit pas prisonnier de l’homoérotisme. Objectif évidemment légitime, que mes interlocuteurs yéménites ont toujours compris.
Dès le départ, mon honneur était engagé dans cette affaire, comme c’est le cas dans toute enquête. Sur le terrain, l’enquêteur fait perdre la face à ses interlocuteurs, souvent il perd la face lui-même dans l’interaction. Mais il promet de se rattraper plus tard, en écrivant dignement…
Croyance que l’écriture de la rencontre est toujours possible, dès lors que la démarche est sincère. Chez tout ethnographe il y a cette foi implicite, qui sous-tend l’engagement…
Or ce n’est pas le cas. Ce que j’ai découvert dans mon enquête, très progressivement, c’est que la piscine n’a pas de bords. Une fois qu’on s’est mouillé dans la sociologie, il est très difficile de redevenir sec…
Le geste d’octobre 2003, je l’associe déjà à cette découverte.
En 2005-2006 (première année de thèse), j’ai voulu croire qu’on pouvait contourner l’obstacle par les questions de genre.
Les drames de l’année 2007 (décès de Nabil, internement de Ziad et incendie…) m’ont finalement contraint de reconnaître l’impasse, d’en prendre acte formellement.
Peut-être l’écriture est toujours possible, mais dans le cadre d’une économie de la parole : à condition que l’engagement soit régi par une morale comportementale et épistémique* indissociablement. Évidemment, cette morale-là ne plaît pas :
- Elle ne plaît pas à la communauté universitaire, pour qui « aller sur le terrain » est et sera toujours possible - les universitaires sont payés pour croire cela (à part les mathématiques, toutes les disciplines modernes se définissent par une réalité extérieure, dont l’accessibilité est postulée…).
- Elle ne plaît pas aux communautés musulmanes de l’ère postcoloniale*, trop habituées à se définir par leur condition minoritaire. Quant on s’empare du langage des sciences sociales, il vaut mieux croire que tous les coups sont permis…
Très tôt, Ziad a été très lucide sur cette situation. Déjà en 2012, à l’époque où j’essayais encore de sauver ma thèse, Ziad déambulait dans les rues, annonçait pour Taez le Jugement Dernier, et invitait les Yéménites à le suivre pour être sauvés. « Vous voyez, il serait devenu fou de toute façon… », disaient mes interlocuteurs académiques. Or la folie de Ziad était inhérente à cette situation ethnographique, le point de départ de tous mes matériaux. Comment aurais-je pu rédiger cette thèse, quand le lecteur refusait obstinément d’admettre cette histoire, refusait que cette honte soit aussi un peu la sienne…
Dès lors, où se placer pour raconter cette histoire ? Déjà à l’époque, Ziad nous disait qu’il était l’Arche, qu’il n’y avait d’autre lieu qu’en lui.
⇒ Le christianisme de Ziad
Taez.fr est l’Arche de Noé…
Un lieu ouvert à toutes les sciences sociales, à la diversité de la Création - à la seule condition d’un positionnement en conscience, au sein de la matrice monothéiste*…
⇒ ORIENT laïcité