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Comprendre mon expérience dans le Yémen des années 2000

« Nous avons proposé le dépôt de la foi aux Cieux, à la Terre et aux montagnes,
mais tous refusèrent d’en assumer la responsabilité et en furent effrayés,
alors que l’homme s’en est chargé, par comble d’ignorance et d’iniquité. »

(Coran 33:72, trad. Mohammed Chiadmi).

Taez, novembre 2010. Taez, novembre 2010.

Mon enquête au Yémen représente dix années d’investissement personnel et de recherche (2003-2013), dont vingt-quatre mois d’immersion répartis sur sept voyages entre 2003 et 2010. Elle a reçu la confiance de l’École Normale Supérieure, de l'Université Paris X et de l'EHESS, l’appui financier de l'Université Aix-Marseille et du CNRS, l’hospitalité du CEFREPA (France) et du Yemen Center for Studies and Research. Elle représente surtout le privilège immense, historique, d’avoir pu jouir toutes ces années d’une sécurité et d’une liberté de mouvement totale, à Taez et dans sa région. C’est ce qui m’a permis de mener un apprentissage subjectivement autonome, bénéficiant de cinquante années d’ouverture et de modernisation, dont les Yéménites payent amèrement le prix aujourd’hui.

Nœud théorique et méthodologique

Un anthropologue, isolé dans une société étrangère qu'il est chargé d'étudier, perçoit une forme d'homoerotisme dans les comportements.
⇒ Deux options sont théoriquement envisageables :
- Option n°1 : l'observateur prend sur lui l'homosexualité. Il considère qu'elle existe en lui-même, mais que dehors dans le réel il n’existe que des questions d'honneur*, de pouvoir ou d'hospitalité…
- Option n°2 : l'homosexualité est là dehors dans le monde. Il y a bien dans la société yéménite une chose qui s’appelle « homoérotisme »*, témoignant d’une conjoncture historique particulière, et qu’il est légitime d’étudier.

J’ai tâtonné entre ces deux options pendant toute ma recherche, car il n’y a pas de solution simple.
0) Un enquêteur qui n’a pas fait l’expérience du trouble, il n’a simplement pas fait de terrain : il s’est contenté de parler à des interlocuteurs captifs, qui lui ont dit ce qu’il voulait entendre, dans des situations de complaisance généralisée.
1) Une fois admise l’expérience du trouble, la première option pourrait sembler préférable, mais elle n’est pas tenable en pratique : prendre sur soi l’homosexualité, l’observateur n’en sort pas indemne, et il finit par piéger ses interlocuteurs dans des doubles contraintes*.
2) Quant à postuler l’objectivité des « questions de genre » (seconde option), elle enferme le chercheur dans une bulle, avec ceux qui consentent à la considérer légitime.

⇒ solution médiane : prendre sur moi l’homosexualité, tout en le faisant savoir à mes interlocuteurs.
C’est cette solution que j’ai adopté instinctivement, que j’ai reconduit à tous les stades de cette recherche. Mon « homosexualité » est ainsi devenue le nœud de ma relation avec mes interlocuteurs, dans le cadre bien particulier du terrain. Et c’est ce cadre que j’ai finalement levé, par ma conversion à l’islam au moment du retrait.
Sans le savoir, j’avais ainsi découvert une leçon fondamentale de l’écologie mentale*, en comprenant que « l’homosexualité » devait rester dans l’interstice entre ces deux options : non pas dans l’observateur, non pas dans le réel, mais dans la relation entre les deux(citation n°8) ; dans le mystère d'un espace invisible (al-ghayb), peuplé de jinns et d'anges…

Toute cette affaire relève du domaine général de l’épistémologie* : elle n’a rien de spécifique à un pays, ni à un chercheur particulier. Je n’ai fait qu’appliquer les méthodes reconnues de la réflexivité ethnographique*, sans prétendre y apporter aucune innovation, ni la moindre bid’a aux dogmes fondamentaux de l’islam : ça n’a jamais été le propos…

Au fond, c'est toujours au même défi que je m’attèle depuis 2007 (afin de rapatrier ma conversion « sur le terrain » et devenir un anthropologue-musulman* de plein droit) :
- d’une part, convaincre les sciences sociales d'envisager « l’homoérotisme »* (ou l'homosexualité de l'observateur) comme artefact de la situation d’enquête ;
- d’autre part, rédiger un travail qui suscite dans la Communauté autre chose qu’une indifférence pudique, mais fasse l’objet d’une véritable réception.

Chronologie succincte

À l’automne 2001, je décide de me convertir à l’anthropologie - sans doute par comble d’ignorance et d’iniquité. J’étais normalien, étudiant en maîtrise de physique, mais j’apprenais l’arabe depuis ma première année de prépa (1998-1999) et pratiquais la photographie depuis l’adolescence. Premier voyage au Yémen en juillet 2001, à l’occasion d’un stage linguistique avec la classe d’arabe de l’ENS. Les attentats du 11 septembre me décident à franchir le pas…
En juillet 2003 je pars sur le terrain à Taez, la Capitale de l’éducation. À la mi-août je rencontre Ziad al-Khodshy, jeune expert comptable, qui accepte finalement de me socialiser dans son quartier parmi ses amis d’enfance. Ma démarche d’observation participante*, symétrique et expérimentale, provoque en septembre un mini-soulèvement des jeunes du quartier, dans lequel Ziad perd la face.
Quelques semaines avant mon vol retour (octobre 2003), dans la capitale Sanaa, j’accepte une proposition sexuelle : un geste qui me devient rapidement étranger, totalement incompréhensible à l’époque, dont je n’ai fait un matériau explicite que quinze ans plus tard (décembre 2017).
En juin 2004 je soutiens mon mémoire de maîtrise. « Un anthropologue est né », s’exclame le Président du Jury. Fragilisé par une rupture amoureuse, préparant mon retour à Taez avec appréhension, je décide que je suis homosexuel*, et mon appréhension s’évanouit brusquement.
Seconde enquête consacrée aux migrants misérables stationnés sur le carrefour (population que je ne remarquais même pas l’année précédente).
En 2006 je m’installe à Taez pour six mois. Confronté d’une part à la déchéance de Ziad, d’autre part à des rumeurs infamantes propagées sur mon compte, je finis par centrer ma thèse sur la thématique du genre et de « l’homoérotisme »*.
En 2007, rattrapé par les contradictions de cette démarche (Ziad met le feu à sa maison le jour de mon retour), je me convertis à l’islam.
En 2008, je noue une alliance avec Yazid al-Khodshy, le jeune frère de Ziad. Prix Michel Seurat.
En 2009 Yazid, qui vient de se lancer en politique, me propose de construire une pièce à l’étage.
En 2010, l’enlisement de ma thèse provoque ma rupture avec Yazid. Retrait du pays, contre son engagement tacite à ne plus interner Ziad.
Quelques semaines plus tard en 2011, Taez prend la tête du Printemps Yéménite…
Abandon de la thèse en 2013.

Les idoles de Ziad Les idoles de Ziad (31 mars 2006) : idoles préislamiques improvisées par Ziad pour dénoncer la corruption intellectuelle de son milieu, devant la pièce dont il doit me chasser le lendemain.

La tautologie de mon enquête
La tautologie de mon enquête
 
Le chantier s’organise autour de quatre index :
Index des personnes :
Position de chaque interlocuteur, dans la logique de ma socialisation et des milieux sociaux.
Index des moments :
Position de chaque anecdote dans une situation évolutive, au fil de mes allers-retours.
« Ce que l’étranger doit savoir »
Index des contextes :
Description classique des lieux ou institutions locales, et de leur histoire.
« Le croyant voit à la lumière de Dieu » (hadith)
Index des processus :
Description systémique des processus engagés dans le cours de l’enquête, à différentes échelles.
méthodologie  textes publiés

La théorie du Za'îm
La Théorie du Za'îm
(regard rétrospectif sur ma maîtrise)

À l'heure des ruines…

Je me souviens d’une histoire entendue lorsque j’étais enfant : l’histoire d’un chien après un tremblement de terre, aboyant sur le tas de ruines d’un immeuble où il avait vécu. Après plusieurs semaines, on finissait par s’apercevoir que le chien avait raison d’aboyer, et l’histoire finissait bien.
De tout ce qui est écrit sur ce site, je ne cherche pas à faire une histoire édifiante ou autonome. Sinon j’aurais écrit un roman en bonne et due forme, comme mon entourage n’a cessé de me le suggérer depuis quinze ans. Je suis parti au Yémen pour faire des sciences sociales, et seules les sciences sociales pourront nous délivrer.
Les informations contenues dans cette section (Comprendre) ont pour seule finalité de faciliter le travail des sauveteurs : préciser l’organisation de l’appartement, la pièce où se trouve chaque personne, la manière dont j’interagis avec elle.
La deuxième section (Explorer) est le hangar des pelleteuses de l’Histoire, qui se tiennent prêtes à intervenir.
La troisième section (Valoriser) tente de motiver les troupes.
J’ai fait ce que j’avais à faire, que Dieu m’en soit témoin, et je continuerai tant qu’il faudra.
Mais je n’ai jamais cru que quelques descriptions attendues, agrémentées de quelques confessions complaisantes, pourraient suffire à porter témoignage de l’Humanité. Je n'ai jamais cru en cette croyance aveugle, selon laquelle il suffirait d’être pour témoigner, pour s’acquitter d’un dépôt refusé par la Terre, les montagnes et les Cieux… Croyance aveugle où Descartes* et des générations de musulmans ont entraîné le reste du monde, avant d’y être entraînés eux-mêmes, afin qu'elle disparaisse dans les ruines du nationalisme arabe. Cette croyance ne survit plus aujourd’hui que chez les musulmans diplômés*.
Je suis parti au Yémen pour faire des sciences sociales, et si Dieu le veut, les sciences sociales sauront nous délivrer.

(refonte janvier 2024)
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fr/comprendre/accueil.txt · Dernière modification : 2024/04/12 17:34 de mansour

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