Outils pour utilisateurs

Outils du site


fr:comprendre:processus:suis-je_vraiment_musulman

Suis-je vraiment musulman?

(= ma réponse à l'anthropologie de l'islam*).
Premier jet le 22 février 2022.

De quel point de vue?

  • D'un point de vue de croyant, la question ne se pose pas.

Un croyant peut se demander s'il a vraiment la foi (îmân) ou s'il est un hypocrite (munâfiq), mais la qualité de musulman est de nature déclarative et performative, elle ne se discute pas.

  • D'un point de vue laïque, la question n'a pas à être posée ici.

Car je revendique bien la neutralité intellectuelle laïque sur l'ensemble de ce site - tout en n'oubliant jamais d'où je parle.
Mais aujourd'hui en France, beaucoup réduisent la neutralité laïque au fait de ne pas être musulman. Être laïque quand on porte un prénom arabe, c'est ne pas faire de vagues, c'est être un citoyen-figurant, ce que je ne suis évidemment pas.
D'où la question à nouveau : suis-je vraiment musulman?

  • D'un point de vue anthropologique, la question est criante, l'objection s'impose.

Moi musulman? Ne suis-je pas plutôt un Occidental typique, qui veut tout ramener à sa petite histoire avec l'Orient - le trip “bobo” qui donne sens à sa vie, dans lequel il se maintient grâce aux aides sociales, dans le mépris total de ses compatriotes…
Et vis-à-vis des Yéménites tel un enfant gâté, exigeant encore l'attention qu'ils ont bien voulu lui accorder il y a vingt ans, alors qu'ils vivent désormais sous les bombes… Oui décidément, je suis l'Occidental typique…

Vivre des aides sociales, avec mes frères sous les bombes, serait-ce pour autant incompatible avec la condition de musulman? Je ne sais pas… En fait ce qui m'inquiète surtout, c'est d'être à ce point accro à l'écriture. Car à l'origine, l'islam avait permis ma désintoxication…

Je suis accro à l'écriture, comme l'était Paul de Tarse, l'artisan de la religion chrétienne, juif et citoyen romain (voir mon chantier paul-circoncision)… Lui aussi n'hésitait pas à jouir de sa citoyenneté, quand l'Empire s'apprêtait pourtant à raser le Temple de Jérusalem… Cette situation me ramène à l'origine de la civilisation chrétienne, et je sais très bien que mes interlocuteurs voient cela en moi (à commencer par Yazid et Ziad).

Mais le fait de me débattre dans la culture chrétienne, est-ce que cela m'empêche d'être musulman? Voilà bien une question d'anthropologue, et je l'aborde dans ce sens bien particulier : si je suis musulman, qu'est-ce que l'islam? Réponse de l'ethnographie réflexive* à l'anthropologie de l'islam*.

Ziad et la contrainte du clan

Suis-je vraiment musulman? Ziad n'est pas de cet avis. Mais est-il le mieux placé pour en juger? Dès que je me suis déclaré musulman (2007), Ziad s'est affirmé par réaction. Comme incroyant d'abord, ensuite comme chrétien [Ajout décembre 2022], voire comme Jésus lui-même (après le tournant de 2011).

“Dieu n'existe pas, et la vie est matière!” (“Lâ ilâha wal-hayâ madda”), me glissait-il à la prison, lors d'une de mes premières visites (2007.10_visites_de_ziad_en_prison).

À cette époque dans mes carnets d'analyse (2008), je me faisais la réflexion suivante. Supposons un instant que Ziad se remette à faire la prière, et tout ce qui va avec en termes d'état d'esprit. Étant donné d'une part l'audience qui était la mienne à Taez par défaut, simplement en tant qu'Occidental, et d'autre part la complicité intellectuelle qui existait entre nous, Ziad n'aurait eu aucun levier de résistance, il aurait été ma chose… En d'autres termes, l'amélioration de son état était conditionnée par le fait que je trouve ma place, que je lui “lâche la grappe”. Condition suffisante à sa rémission? Je n'en savais rien, mais c'était à l'évidence une condition nécessaire.

Or du point de vue de la famille de Ziad - en tous cas de son frère Yazid et de leur vieux père Abdulghanî - j'étais le “fiston” de Ziad (voir l'anecdote de 2008), ce n'est qu'à ce titre que je pouvais être accueilli dans leur maison et dans leur quartier. Cela plaçait Ziad dans une position impossible, entre deux injonctions contradictoires. Voir notamment ma tentative d'installation dans la pièce à l'étage, août 2010, où cette situation apparaît au grand jour : Ziad passe ses journées et ses nuits à interpeller le metteur en scène imaginaire, au grand dam des voisins. Yazid finit par le renvoyer en prison, et dès lors il ne cherche plus qu'à se débarrasser de moi. À partir du mois de septembre, je me retrouve à nouveau à l'hôtel du carrefour. En novembre 2010, après avoir provoqué Yazid dans une ultime confrontation, je quitte Taez définitivement.

Me retirer de Taez est la seule manière de libérer Ziad : peut-être pas le “guérir” de sa “schizophrénie”, mais au moins Yazid ne le renverra plus jamais en prison - voir L'affaire Bassâm (2013).

En se réclamant du christianisme, voire en se prenant lui-même pour Jésus, Ziad n'a cessé de nous dire sa conception de l'histoire tout au long des années 2010 - alors que nous n'interagissions plus du tout1). Une psychose névrose expérimentale? Ziad ne faisait là qu'affirmer sa compréhension des choses, assez différente de celle que j'entretenais à l'époque, et vers laquelle je converge aujourd'hui.

La contrainte post-coloniale

De toute cette histoire, il faut retenir la situation paradoxale où nous place le régime postcolonial* (c'est-à-dire la combinaison du régime politique yéménite et du régime épistémologique des sciences sociales) : ce régime interdit la conversion à l'islam d'un Européen*, même dans le cadre d'une démarche absolument rationnelle et laïque.

Après le projet colonial, le “progrès” postcolonial n'a jamais proposé aux Yéménites que d'être des animaux en cages, figurants de leur propre aventure nationale, mais devant renoncer à toute prétention philosophique au-delà, et en fait à toute rencontre.

D'ailleurs l'aventure nationale n'a jamais pris sens qu'à partir de la subjectivité européenne. Comme François Burgat aime à le rappeler, les soldats de l'imam pendant la guerre civile des années 1960 étaient persuadés que “République” (Jumhuriyya) était le prénom de l'épouse de Nasser… Sauf dans des moments fugaces comme l'année 2011, personne n'a jamais oublié la vraie nature du contrat républicain, pas même les intellectuels modernistes (mon ami Mustafa Naji et beaucoup d'autres) - à savoir se placer sous la protection d'une “Dame patronne”, d'une muse.

Contrat immédiatement transposable à ma condition de physicien (fils de physicien, petit-fils de physicien…), converti aux sciences sociales pour des raisons existentielles (voir ci-dessous), et contraint de me placer sous des patronages féminins successifs, afin d'échapper au scientisme ordinaire de la gente universitaire masculine…

La contrainte académique : une affaire de famille

Anne-Marie est la petite soeur de mon père, partie vivre en Tunisie avant ma naissance (fin des années 1970), et que je n'ai vraiment connue qu'après le décès de ce dernier, vers 19 ou 20 ans, du fait que j'apprenais l'arabe et me passionnais pour les pays du Maghreb – voir sa carrière en temps que directrice adjointe de l'IRMC (Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain).

Derrière ma vocation pour l'apprentissage de l'arabe et ma reconversion aux sciences sociales, se cachent bien sûr des raisons “existentielles” qu'il m'est arrivé de raconter ailleurs : les tâtonnements intimes d'un jeune Français d'une vingtaine d'années, grandi dans une banlieue pavillonnaire… Mais pour les circonstances de ma conversion à l'islam, plus vers la trentaine, d'autres facteurs sont beaucoup plus importants.

En effet, ces raisons subjectives se définissaient largement en écho à la trajectoire de ma tante, sur un plan plus psychanalytique, celui de l'héritage familial inconscient. Telle est la nature des rapports entre générations : moi à l'époque je n'en avais absolument pas conscience, tandis qu'elle n'a jamais vu que ça. Quant à Jocelyne Dakhlia, ma directrice de thèse qui la connaissait personnellement, il ne lui revenait pas de prendre parti. Cette situation explique en grande partie le naufrage.

Pour ma part, je n'ai jamais caché ce volet réflexif, que j'ai analysé préventivement très tôt, selon ma propre compréhension : j'avais commencé à apprendre l'arabe pendant la maladie de mon père (printemps 1999), aux côtés d'un camarade matheux venu de Tunisie ; mon alliance avec Ziad était une répétition délibérée de cette expérience inaugurale, explicite dès l'origine : une relation d'émulation intellectuelle que nous avions su instaurer ensemble. Mais j'ai eu beau l'expliquer inlassablement, jamais le milieu des sciences sociales n'a voulu concevoir cette alliance, et y prendre part.

Beaucoup ne voyaient pas d'où ça sortait - autour de Florence Weber, de l'ENS et des sciences sociales généralistes. D'autres savaient d'où ça sortait - autour de Jocelyne Dakhlia et de la MMSH, le petit milieu des études arabes - et précisément, ils voulaient d'autant moins que ça sorte.

Qu'y avait-il là de si honteux? Rien, ou si peu : la relation de ma tante avec l'historien Sadok Boubaker, Professeur d'histoire moderne à l'Université de Tunis, qui vivaient en concubinage depuis les années 1970 (ils ont fini par se marier civilement en France il y a quelques années). Une relation certes illégale, du point de vue du régime tunisien (sous Bourguiba et Ben Ali), mais surtout tabou dans le régime épistémologique des sciences sociales. Trente années de carrière comme Directrice Adjointe, dans l'avant-poste de la recherche française en Afrique du Nord, à « changer les couches » de toute une génération de jeunes chercheurs : relecture des manuscrits, des articles, orientations bibliographiques… Tout ce que personne n'a jamais consenti à faire pour moi : faute de “comprendre ma théorie” (du côté des études arabes), ou faute d'être “compétent sur l'islam” (du côté des sciences sociales généralistes), faute de volonté surtout. À charge pour ma propre famille d'assumer en interne une histoire à laquelle ils ne sont pour rien2), qui s'est déroulée aux yeux de tous dans les plus prestigieuses institutions publiques : Louis-le-Grand, Ecole Normale Supérieure, et finalement Taez, la ville des intellectuels…

Pour moi, personne n'a jamais voulu changer mes couches. Et tant mieux : j'ai appris plus vite à être propre, mais je traîne encore le même sous-vêtement, souillé il y a maintenant dix-neuf ans, qui empeste à des kilomètres… Pour moi il a l'odeur du musc!

Qu'est-ce qu'être musulman, si ce n'est affronter en conscience la contrainte académique et la contrainte du clan, l'idolâtrie institutionnelle et la régression tribale? C'est en tous cas en ces termes qu'est posée, dans le dernier verset de la Fatiha, la dialectique qui définit la ligne du croyant3) :

« Guide-nous dans le droit chemin,
le chemin de ceux que Tu as comblés de faveurs,
non pas de ceux qui ont encouru Ta colère, ni des égarés »
.
La Fatiha (Coran 1:6-7)

Premier jet le 22 février 2022.

accueil

1)
Sur toute la décennie 2010, mes appels téléphoniques à Ziad se comptent sur les doigts d'une seule main…
2)
Je viens d'ouvrir une page pour ma tante sur ce wiki, mentionnée dans l'index des personnes sous la catégorie “autre”. Car elle ne fait pas vraiment partie des personnages de l'histoire, c'est même le contraire : l'histoire se définit plutôt par son absence et par le tabou qui y est associé, dans ma famille disciplinaire comme dans ma famille réelle. Une contrainte que j'ai toujours accepté, bien qu'elle produise une situation absolument ingérable dans notre famille. De mon point de vue, c'est surtout une affaire entre elle et l'IRMC, interne à cette “communauté scientifique des deux rives”, à laquelle on ne m'a jamais permis d'appartenir.
3)
Selon une parole attribuée au Prophète, reprise par de nombreux commentateurs de la tradition, les deux écueils feraient référence respectivement aux juifs (“ceux qui ont encouru Ta colère”) et aux chrétiens (“les égarés”).
fr/comprendre/processus/suis-je_vraiment_musulman.txt · Dernière modification : 2023/08/23 13:39 de mansour

Donate Powered by PHP Valid HTML5 Valid CSS Driven by DokuWiki