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Islam et homosexualité : mon interaction avec Ludovic-Mohamed Zahed

Dans l'état actuel de ce wiki, les questions d'homosexualité sont limitées à la notice placée à la racine du site - justement pour ne pas avoir à y revenir ailleurs. Mais j'ai découvert hier par hasard1) que Ludovic-Mohamed Zahed me consacre une trentaine de pages dans l'une de ses publications récentes.

Portrait de Ludovic-Mohamed Zahed, diffusé sur ARTE le 24 janvier 2022.

« Pour commencer, je vais analyser le témoignage d’un dénommé Ric, qui me parle de son expérience homoérotique traumatisante en Arabie, de sa conversion à l’homosexualité, puis à l’islam, avant son rejet de toute forme d’homoérotisme. Je vais examiner plus en détail les conséquences d’un tel rejet par lui de son orientation sexuelle. »

Ludovic-Mohamed Zahed, Du placard aux Lumières ! Face aux Obscurantismes, aux Homonationalismes (Calem 2017),
p. 295 (Partie C – AVANT-GARDE : Transformations identitaires et civilisationnelles radicales).
(contenu à lire sur la page entretien_avec_ludovic-mohamed_zahed)

Contexte

Le chapitre se fonde sur une conversation que nous avons eue en date du 24 mai 2011, il y a maintenant dix ans. L.-M. Zahed était alors dans les premières années d'une thèse d'anthropologie (soutenue en 2015) sur l' émergence publique des minorités sexuelles musulmanes et les mutations d'un rapport inclusif à l'islam en France : des représentations sociales et identitaires alternatives, sous la direction de Jocelyne Dakhlia (EHESS). L'entretien a eu lieu juste après le séminaire hebdomadaire de cette dernière, dans les jardins du Luxembourg.

Jocelyne Dakhlia, L'empire des passions. L'arbitraire politique en Islam, (Aubier 2005)

L'Empire des Passions

Pour ma part, Jocelyne Dakhlia dirigeait mon travail depuis l'année de DEA (2004-2005), sans rapport initialement avec cette problématique. Mais en 2005, la publication de son ouvrage L'empire des passions m'avait ouvert des perspectives insoupçonnées pour repenser le déroulement de mon premier séjour. Dans les rapports tortueux du Calife Haroun al-Rashid et de son ministre Ja'far al-Barmaki, d'origine Persane, j'avais reconnu le script de mes rapports avec ziad cette année-là (2003). Selon Dakhlia, la paralysie politique des sociétés arabes - il faut se replacer dans les années 2000… - était liée au refoulement d'une culture politique pré-moderne, dont la chute des Barmécides constituait l'un des topos. La brusque disgrâce de cette brillante lignée de ministres, survenue à Bagdad en l'an 803, faisait en effet partie de la culture de tout honnête homme jusqu'au début du XXème siècle, avant d'être totalement disqualifiée sous l'essor de la pensée nationaliste arabe. En pointant la dimension “homoérotique” de cet épisode, Jocelyne Dakhlia entendait nommer une cause possible de ce refoulement, en étudiant les mutations successives du récit au cours des siècles. Et je m'appropriais ce raisonnement à mon tour, cette fois sur le plan de la réflexivité ethnographique.

L'année 2011

En 2011, la pertinence de cette démarche ne faisait pour moi plus aucun doute. Converti à l'islam en 2007 lors de mon quatrième séjour, j'avais pu poser mes marques en France dans cette pratique religieuse, notamment grâce à l'association musulmane de la Résidence Universitaire d'Antony. Les tâtonnements de mon “orientation sexuelle” étaient loin derrière (2005-2006), et je n'avais plus aucune gêne à les évoquer. Sur le plan théorique, j'étais installé depuis 2008 dans le paradigme batesonien, qui m'avait permis d'obtenir un encouragement académique renouvelé, ainsi qu'une rallonge de financement (mai 2009). Enfin dans mes rapports avec la famille de Ziad, ma tentative d'installation à l'été 2010 avait eu le mérite de clarifier les enjeux : ma rupture brutale avec le frère de Ziad, le 10 novembre 2010, apportait une mise en abîme aux évènements survenus sept ans plus tôt (encore la décapitation de Ja'far…). Deux heures plus tard j'étais monté dans le bus avec ma valise, très ému mais apaisé : pour rédiger ma thèse, j'avais besoin de cette rupture et de cette lucidité.

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Le numéro de revue tiré du colloque (paru en 2013).

Donc à cette date, je sais exactement pourquoi je rentre en France, et pourquoi j'interviens au colloque de l'EHESS « Dire les homosexualités en Afrique du Nord, au Proche et Moyen-Orient et en diasporas ». Sonia Dayan-Herzbrun m'a payé le billet, et je suis bien conscient que son invitation relève en partie d'un malentendu : à l'époque je suis encore connu comme “celui qui travaille sur l'homosexualité au Yémen”, pas encore comme “l'étudiant radicalisé”. Mais justement, j'aimerais rétablir un dialogue stratégique avec les milieux homosexuels militants, une sorte de pacte de non-agression, dont j'essaie de poser les bases dans ma communication Un fil d'Ariane ethnographique. Homosexualité et réflexivité d'enquête au Yémen. Probablement je fais connaissance avec Ludovic-Mohamed Zahed dans les semaines suivantes, au séminaire de Jocelyne Dakhlia, et notre discussion quelques mois plus tard s'inscrit dans la même démarche.

Entre temps, Taez est entrée en révolution. Le 24 mai 2011, c'est après les premiers morts de la répression (voir mon billet du 10 avril) mais avant le massacre du 30 mai, surnommé « l'Holocauste de Taez » (mahraqat Taez), qui augurait franchement mal pour la suite (voir mon texte Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite). À cette époque, je pouvais encore croire que la révolution taezie serait victorieuse, et avec elle ma propre démarche. L'espoir fait vivre, et à vrai dire je l'ai cru encore longtemps. Trois années j'ai vécu prêt à faire mes valises, persuadé d'être de retour à Taez le mois suivant, tant l'actualité semblait confirmer mon travail. En fait j'avais manqué quelque chose, que j'ai finalement appris plus tard, à travers mon atterrissage forcé dans la ville de Sète (février 2014).

La publication de 2017 (voir la page entretien_avec_ludovic-mohamed_zahed)

Notre communauté

En 2017, donc, Ludovic-Mohamed Zahed transcrit cet entretien, dans un ouvrage sur les “LGBT musulman-es”. Fort généreusement, il m'inclut dans une sorte d'élite, à l'avant-garde de « Transformations identitaires et civilisationnelles radicales » (voir la partie C, p. 289). Comment pourrais-je lui en vouloir?

Bien sûr, il comprend mon travail à l'aune de sa propre démarche :

« Ric a par conséquent comme projet intellectuel d’informer, avant tout les musulman-es eux-mêmes, à propos du genre et de la sexualité des leurs. » (p. 327, tout à la fin du chapitre qu’il me consacre).

Pourtant dans mon histoire - et je le répète depuis seize ou dix-sept ans - il n'y d'homosexualité que la mienne, dans l'ordre de la réflexivité ethnographique. Je refuse de me prononcer sur d'éventuels “homosexuels yéménites” que je n'ai pas rencontré, ce n'est simplement pas mon rayon. Mais L.-M. Zahed ne peut pas l'entendre, ou peut-être il ne veut pas. Pour m'accueillir dans sa paroisse, il a besoin de me percevoir comme l'homme qui se débat avec sa « sexualité », en sincérité.

Bien sûr, il n'y a aucune référence à Taez, ni même au Yémen ou à la Révolution - l'entretien est anonymisé. Par ailleurs pour L.-M. Zahed, ce sont les sociétés arabes qui sont en crise : c'est une évidence en 2022 comme en 2011, et comme cela l'était dans l'Algérie de sa jeunesse. Donc mon histoire n'existe simplement pas à ses yeux, faute d'en partager la temporalité, comme si nous vivions sur des planètes différentes. De son point de vue, elle existe comme une histoire “personnelle” : c'est à ce titre qu'il l'accueille. C'est déjà beaucoup, dira-t-on…? Je ne sais pas.

L'un des point crucial de mon analyse réside dans la distinction entre nom propre et nom commun, entre une classe et l'un de ses éléments :

 « Comme je te disais, à chaque fois que je revenais [d’Arabie], je ne me sentais plus homosexuel. Parce qu'en fait, quand j'étais [en Arabie], il y avait un jeu : je mettais en scène mon homosexualité et mon homosexualité faisait en fait partie de mon histoire - mais d'une histoire de gens réels, une histoire avec des noms propres et non avec des noms communs. J'étais pas “quelqu'un qui est attiré par les [Arabes] donc il est homosexuel” ; j'étais quelqu'un qui est attiré par H., et H. c'est une vraie personne. Et il est amoureux de H., c'est personnalisé, donc tu n'es pas dans la catégorie “homosexuel”, tu vois ? Ben, c'est pas la même chose d'être amoureux d'une personne et d'être amoureux d'une catégorie de personnes. Quand tu es homosexuel, ça veut dire que tu ne tombes amoureux que d'une catégorie de personnes. » (voir extrait n°3, p. 302).

Maintenant si L.-M. Zahed prend cette histoire, l'anonymise, efface toute information sur l'identité de H. (le pays où il vit, sa condition sociale, en ville ou dans un “petit village”, les circonstances de notre rencontre, le caractère platonique de notre relation…) et nous transforme l'un et l'autre en homosexuels torturés par leur sexualité - quel intérêt cela peut-il bien avoir pour nous? Je suis avec lui comme un Pygmée face à un anthropologue : je ne comprends pas ce qu'il me veut, ce qu'il cherche à montrer, et ce qu'il écrit sur moi m'est complètement indifférent. Je ne vais pas lui en vouloir pour cela, mais les sciences sociales ce n'est pas ça!

Là où cette situation devient franchement intolérable, c'est si l'on exige de moi que je considère L.-M. Zahed comme faisant partie de ma “communauté”. Comment appartiendrions-nous à une même communauté scientifique, vu son incapacité avérée à se représenter la situation ethnographique que je tente de partager? Et comment pourrais-je l'intégrer à ma communauté musulmane, vu son incapacité totale à s'identifier aux personnes importantes pour moi, celles qui m'ont accueilli et qui m'ont guidé?
Donc cette histoire de « Imam et Docteur en anthropologie », pour moi c'est une blague. Et remarquez-bien : je ne parle même pas de son homosexualité.

En fait dans cette affaire, la question homosexuelle est totalement accessoire : sur le caractère licite ou non de la sodomie, les positions de Mohamed Zahed m'indiffèrent. Si je ne peux pas le considérer comme imam, ni comme anthropologue, c'est pour des raisons pragmatiques : parce qu'il ne comprend aucun des problèmes auxquels je suis confronté, dans mon travail comme dans ma foi. Nous ne vivons pas sur la même planète.

La question homosexuelle est accessoire car à vrai dire j'ai éprouvé des difficultés analogues avec bien d'autres Français de confession musulmane (“musulmans de naissance”, si j'ose dire) qui ne défendent en rien ces positions “théologiques” avant-gardistes, mais qui ont quelque part la même posture. Comme si des raisons structurelles nous empêchaient de nous comprendre, malgré le partage d'une langue et de références communes. Je ne m'en rendais pas compte tant que je vivais en région parisienne, avec les étudiants de la Résidence Universitaire, étrangers pour la plupart, mobilisés sur leurs études comme je l'étais sur ma thèse. Mais je l'ai réalisé depuis mon installation à Sète. Parmi les mondes qui coexistent dans la société française, les musulmans traversent allègrement certaines frontières, et pour d'autres restent plutôt en deçà.

Pour être imam aujourd'hui, ou pour être anthropologue, il faut se confronter à la réalité des situations et de la distance sociale, à l'incompréhension, à la profondeur des quiproquos qui structurent le monde contemporain.

Pour autant, est-ce que je crois en la sincérité de Mohamed Zahed? Absolument. Suis-je heureux qu'il ait voulu publier notre rencontre? Bien sûr.

EN CHANTIER

Sur un point de fond, je suis d'accord avec Ludovic-Mohamed Zahed : c'est à l'échelle du monothéisme que nous pouvons nous comprendre. Ce n'est qu'à cette échelle que le différend qui nous oppose peut éventuellement prendre sens.

Version précédente

Les paroles que rapporte Ludovic-Mohamed Zahed s'inscrivent dans une discussion franche, à un stade où je n'avais plus aucune difficulté à évoquer ce passage de ma vie, et la Révolution de Taez venait d'accroître ma conscience des enjeux. Je l'ai autorisé à enregistrer parce qu'il s'intéressait à mes idées, et parce que je ne voulais pas qu'il interprète mes paroles comme une “confession” : partager une intimité avec lui ne m'intéressait pas. Mais je voulais le confronter à notre histoire, pour voir ce qu'il en ferait.
Voilà le résultat : il l'a passé à la moulinette pour mettre en valeur son propre point de vue, sa propre vision du monde. Mais c'est ce que font quasiment tous les sociologues, homosexuels ou pas. Replacé en contexte, je crois en fait à sa sincérité.

Pour faciliter le jugement du lecteur, la page entretien_avec_ludovic-mohamed_zahed reproduit l'ensemble des paroles qui me sont attribuées. J'ai souligné les passages qui me semblent importants, diminué ceux qui me semblent accessoires, ajouté quelques lignes de contextualisation (avec liens wiki). Le lecteur pourra ensuite, s'il le souhaite, se reporter aux analyses de l'auteur.

Pour ma part, j'avoue ne pas très bien comprendre ce que Ludovic-Mohamed Zahed cherche à montrer. J'ai également du mal à nous considérer comme appartenant à une même communauté - qu'elle soit scientifique ou musulmane - au vu de son incapacité avérée à se représenter la situation ethnographique que je tente de partager, ou même à s'identifier aux personnes qui sont importantes pour moi. Mais à vrai dire, j'ai éprouvé des difficultés analogues avec bien d'autres Français de confession musulmane : comme si des raisons structurelles nous empêchaient de nous comprendre, malgré le partage d'une langue et de références communes.
On peut désapprouver les options théoriques et théologiques défendues par Ludovic-Mohamed Zahed, mais je ne suis pas sûr qu'il soit si isolé dans son sentiment d'appartenance à une “avant-garde civilisationnelle radicale”. Un sentiment peut-être inhérent aux subjectivités de cette génération, et c'est peut-être ce tabou-là qu'il s'agit de lever.

Ligne de conduite

Sur la problématique “homosexualité et islam”, ma position est sans ambiguïté :

  1. Il faut respecter les homosexuels ;
  2. Il faut respecter l'islam et les musulmans ;
  3. Il faut élever le débat, et contester les termes de la question.

Mais on ne peut pas élever le débat n'importe comment : sur cette question plus que sur toute autre, la vulgarité intellectuelle ne pardonne pas. Entasser pêle-mêle les observations sociologiques, les recherches historiques et les spéculations philosophiques, ne fait qu'accroître la confusion - je suis bien placé pour le savoir. Dans ce domaine, j'ai peu à peu pris conscience d'une sorte d'“inégalité d'Heisenberg”, posant une limite sur le cumul_des_vulgarites.
La seule bonne manière d'élever le débat est de recourir à la “structure_qui_relie” : avoir les idées claires sur les enjeux, et refuser toute discussion qui s'enfermerait dans une formulation étroite - du type, “Que faire pour les femmes afghanes / les homosexuels yéménites?” - sans prendre en compte la position du locuteur (c'est le B.A. BA du féminisme : ne jamais oublier d'où l'on s'exprime…).

Cette ligne de conduite explique que j'en revienne toujours à l'incident d'octobre 2003 (qui n'a aucun intérêt en lui-même : j'étais un jeune Français pétri de psychanalyse, je voulais croire en la possibilité d'établir sur cette base des rapports symétriques, je me suis emmêlé les pinceaux, voilà tout…). Cet incident est le seul lieu depuis lequel il m'est possible d'adresser la première question pertinente, à savoir celle de la connivence structurelle entre le régime politique du Yémen (effondré en 2011) et le régime épistémologique des sciences sociales (aujourd'hui à l'état de mort cérébrale). Un “cumul des vulgarités” héritées de l'histoire, dont il faut bien commencer par prendre acte, si l'on espère en sortir.

La responsabilité de l'enquêté

Pour en revenir au cas Ludovic-Mohammed Zahed, on voit bien que l'anecdote n'a en fait pas grand chose à voir avec l'islam, et pas grand chose à voir avec l'homosexualité, mais beaucoup à voir avec le fonctionnement des sciences sociales et du microcosme universitaire. Il est question du rapport de la sociologie aux populations qui la font vivre.

Mais personne ne m'a forcé à parler à L.-M. Zahed, devant l'enregistreur, de mon passage par l'homosexualité. Personne n'a forcé les Yéménites à “faire les beaux” devant la caméra d'Olivier Todd en 1967 (voir ici…), ni à faire les malins devant les anthropologues pendant un demi-siècle (…voir mes commentaires ). Aujourd'hui les Yéménites paient la note, et c'est toujours le cas avec la sociologie : soi-même ou les autres, quelqu'un finit toujours par payer.
Donc finalement la seule question importante, c'est le rapport à la sociologie de ceux qui la font vivre. Si on sait ce que l'on fait, et si on le fait en conscience, on peut éventuellement répondre à l'institution…

Plutôt que de hurler à “l'islamophobie”, les musulmans de France devraient s'interroger sur ce qui les empêche de défendre leur propre image, ce qui nous a tous menés dans cette situation où nous sommes réduits au silence. Mais si Ludovic-Mohamed, dans ce silence assourdissant, tient à courir les plateaux télé pour s'afficher comme “homosexuel musulman”, grand bien lui fasse!

Lecture de l'ouvrage

Pour lire l'extrait me concernant (pp. 296 à 327) je recommande plutôt la page Entretien avec Ludovic-Mohamed Zahed.
(Entrecoupé des réflexions de l'auteur, mon récit perd de sa cohérence, et je doute que vous arriviez à suivre les deux en parallèle…).

1)
Le 3 février 2022, je cherchais les usages de l'expression “honneur gauche”, utilisée par Pierre Bourdieu dans son analyse du sens de l'honneur (pour la section processus de ce wiki). Mais en fait Bourdieu parle de “sacré gauche”, et moi j'ai pris l'habitude de dire “honneur gauche”, du coup Google m'a renvoyé à mes propres paroles, transcrites par L.-M. Zahed…