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Notice sur le marivaudage de mon premier séjour

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Résumé

En juin 2004 j’ai soutenu ma maitrise d’anthropologie, mon premier travail consacré à la société yéménite. J’y faisais le portrait d’une jeunesse écartelée par un clivage sociologique :

  • sur le carrefour, une jeunesse qui tenait boutique, plutôt étudiante et « libérale » ;
  • dans le quartier, une jeunesse désoeuvrée, plutôt « tribalisante ».

Mais ce contraste était en partie un artefact lié aux conditions d’observation, et aux circonstances de ma socialisation dans chacun de ces deux milieux. Dans mon esprit, cette frontière sociologique n’était qu’une hypothèse de travail, ou une première modélisation. Elle avait été nécessaire pour la rédaction, mais je ne pouvais ignorer les circonstances qui m’avaient conduit à la privilégier, dont je n’avais pas totalement su rendre compte, tout à la fin de mon premier séjour (octobre 2003).

Cette hypothèse, j’ai consacré tous mes séjours suivants à la déconstruire : en rassemblant ce que je pouvais connaître des trajectoires migratoires et familiales, et surtout en observant les interactions. J’ai notamment travaillé sur le rôle de la vulgarité et des sous-entendus sexuels dans la sociabilité masculine - ce que j’appelais « homoérotisme » - puis sur l’analyse d’une étrange « schizophrénie » qui s’était déclarée chez ziad, l’interlocuteur de cette première enquête.

En quatrième année de thèse, j’ai reçu l’encouragement dans cette démarche du prix_michel_seurat du CNRS. Dix-huit mois plus tard, la ville entrait en révolution, focalisant soudain l’attention de tous les spécialistes. Malgré ces circonstances favorables, je n’ai jamais pu faire aboutir ma thèse. Dans le contexte incertain ouvert par les Printemps Arabes, aucun interlocuteur n’a voulu être complice de la conversion du regard que je proposais, d’une explication sociologique classique à une explication systémique (cybernétique). Les contradictions de cette époque et la honte collective du milieu, m’ont empêché de restituer dignement l’incident de ce premier séjour, que moi et mes partenaires assumions depuis longtemps, que nous avions même converti en fierté.

J’ai dû jeter l’éponge en 2013, laissant le Yémen aller vers son destin. Et ce quartier de Hawdh al-Ashraf, dont j’avais passé dix ans à démontrer la cohérence et l’unité, est devenu le symbole de la division du pays.

Cadastre du Hawdh al-Ashraf coloré en rouge et en bleu

Récit : l'algorithme ethnographique

Dans le cadre d'un cursus d'anthropologie puis d'une thèse (2003-2013), j'ai consacrées dix années à déconstruire un clivage sociologique, que j'avais moi-même posé comme hypothèse dans mon premier travail.
Pourquoi une telle démarche?

Au début des années 2000, le Hawdh al-Ashraf était devenu un carrefour parmi d'autres, noyé dans les embouteillage, au cœur d'une ville tentaculaire. Et moi j'étais enlisé sur ce carrefour, incapable de me fixer autre part pour enquêter. Bien sûr, je justifiais mon attachement par l'histoire du lieu, mais au fond de moi je n'y croyais pas trop. Je ne pouvais oublier les vraies raisons qui m'avaient conduit à m'enraciner à cet endroit précis : de mon point de vue ça aurait tout aussi bien pu se produire sur le carrefour d'à côté. Au Hawdh al-Ashraf, j'étais “tombé amoureux”…

Ziad en 2003, premier de sa promotion en comptabilité à l'université de Taez, avec son camarade d'études Mohammad al-Qubâtî.

Amoureux d'un amour platonique, bien sûr. Chaque soir, je passais des heures à m'en persuader sur mon carnet de terrain ; à rassurer également ma petite amie, qui suivait à distance mes péripéties. Nous nous étions rencontrés à la fac d'ethno donc nous parlions le même langage, et elle connaissait bien mon alibi. Nous étions partisans de l'ethnographie réflexive, et il fallait une rencontre de cet ordre pour faire un bon terrain. Au fond j'étais au Yémen pour tomber amoureux, et elle le savait bien, pourtant elle n'était pas rassurée…

Khaldoun, l'ami horloger, m'a fait cadeau d'une montre, incrustée d'une photo de mon couple…

De fait, ma démarche d'immersion a pour effet de polariser la société locale, me plaçant face à des injonctions contradictoires :

  • Ziad se montre particulièrement sévère et exigeant, et il ne veut jamais répondre à mes questions. Conscient du terrain politique sur lequel je m'engage sans le savoir, il semble vouloir constamment me mettre à l'épreuve, et mobilise pour cela les camarades de son quartier.
  • Mes interlocuteurs commerçants se montrent beaucoup plus complaisants, en accord avec mes interlocuteurs de l'université, les anciens du département de Français. Pour m'éloigner de Ziad, il suffit en fait de répondre à mes questions. De cette personne qui m'attire et me fascine, je construis moi-même une image monstrueuse : homme de culture tribale, prédicateur fanatique et pervers narcissique tout à la fois…

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Bien conscient de ce mécanisme, je compense en investissant le quartier toujours plus, et j'y gagne un certain crédit. Mais après quelques semaines se produit l'impensable, à savoir que les jeunes du quartier se révoltent contre leur leader (Za'îm), et se révèlent tout aussi “libéraux” que mes camarades du carrefour. Bien des années plus tard, j'y verrai un petit Printemps Arabe dans un verre d'eau, centré sur ma subjectivité. À l'époque je suis complètement déboussolé…

Trois semaines avant mon vol retour, je monte dans la Capitale pour souffler un peu. J'en profite pour faire un entretien avec un ancien du quartier, cousin de mes interlocuteurs, qui s'intéresse beaucoup à mon enquête. Waddah a grandi à Taez, avant d'être appelé dans la Capitale par ses oncles maternels, quelques années plus tôt. C'est un interlocuteur passionnant, avec lequel je peux reprendre tous mes matériaux. Mais à l'aube du troisième jour, sans que je comprenne vraiment pourquoi, l'entretien change de nature. Finalement je resterai avec lui à Sanaa jusqu'à l'avion du retour.

Schéma : le marivaudage qui encadre mon premier terrain

sequenceDiagram autonumber participant A as Petite amie participant B as MANSOUR participant C as ZIAD participant D as WADDAH %% link A : précisions @ <a href='http://vincentplanel.fr/29sep2003' class='urlextern' title='http://vincentplanel.fr/29sep2003' rel='ugc nofollow'>http://vincentplanel.fr/29sep2003</a> (marche pas) A->>B: Départ pour le Yémen (23 juillet 2003) B->>B: Pris en charge par les diplômés du Département de Français B->>C: Rencontre Ziad (13 août), qui cherche à m'attirer à Sanaa (18 août). C->>B: Je retourne seul à Taez, sur un acte manqué (23 août). rect rgb(230, 230, 230) B->>B: Installation à Hawdh al-Ashraf, en attendant Ziad
24 août - 3 septembre. C-->>B: Retour de Ziad à Taez (3 septembre) B->>B: Psychodrame autour du "Za'îm Ziad"
3-21 septembre B-->>C: Ziad se retire dans son village (21 septembre) B->>B: Psychodrame autour du "grand méchant Nabil"
24-30 septembre end B->>D: Je pars quelques jours à Sanaa "pour souffler un peu" (1er octobre). D->>D: Relation avec Waddah (4 octobre). D->>A: Retour en France (23 octobre) A->>A: Rédaction mémoire
(octobre -> juin 2004) C-->C: Premiers déboires professionnels de Ziad. A->>B: Rupture et retour à Taez (juillet 2004) D-->>D: Waddah accepte de rester à distance (août 2004) note over B, C : Alliance paradoxale

La majestueuse maison blanche construite autrefois par le grand-père maternel de Waddah, nichée contre l'enceinte de la Préfecture, surplombant le carrefour du Hawdh. Photographiée en 2004, la maison est un peu décrépie : elle est maintenant louée à des étrangers, ses propriétaires partis vivre à Sanaa depuis longtemps…
À l'arrière de la grande maison blanche, au cœur du quartier, une petite maison modeste (photo de 2003). La grand-mère de Ziad est venu y habiter avec ses deux filles, après la mort de son mari - dont elle était pourtant la première épouse…

En juin 2004, je dépose mon mémoire de maîtrise à l'Université Paris X, mon tout premier travail. Ma petite amie m'a soutenu tout du long, aux dépens de son propre mémoire, et pourtant je la quitte dès le lendemain. Je ne pense qu'à repartir à Taez, et je veux tout reprendre à zéro - car la sociologie est mensonge, cette relation est mensonge, tout est mensonge : je pars instinctivement sans me retourner. Pourtant les semaines suivantes, je me remémore graduellement ce qui s'est passé à la fin de mon séjour. Fragilisé, je suis gagné par une appréhension grandissante.

#paradoxe (comment j'ai confondu islam et homosexualité)

J'ai alors cette révélation : “Tout ira bien, si tu fais attention à ton homosexualité”.
Ça semble complètement fou mais j'ai la certitude, à travers toute cette affaire, d'avoir gagné une place : une sorte de crédit minimal, un “droit à l'indifférence” qui s'avèrera propice pour travailler. Cela signifie-t-il que je suis homosexuel? Que les Yéménites le sont? Je n'en ai aucune idée. Mais j'entre en homosexualité comme on entre dans une nouvelle religion, et je repars à Taez le cœur léger.

En 2004, avec les jeunes ouvriers du carrefour.

Conclusion

Face à cette petite histoire - dont découle toute ma recherche et que j'explique au moins pour la millième fois - il y a plusieurs identifications possibles. On peut s'identifier à la petite amie (la muse trahie), ou à Waddah (l'hospitalité débordée). Ou même on peut s'identifier aux deux à la fois, c'est encore mieux. Mais alors, on aura beaucoup de mal à s'identifier à Mansour et à Ziad, à comprendre leur alliance. C'est bien dommage, car c'est quand même là que les choses se passent. On retiendra une histoire sans queue ni tête : celle d'un ethnographe écervelé, qui ne respecte ni sa discipline d'adoption, ni les us et coutumes locales, puis celle d'un expert comptable un peu psychotique, sans qu'il y ait aucun rapport entre les deux. On n'aura rien compris.

Mon petit théorème de l'enchantement ethnographique, formulé début 2008 : « En présence d’un observateur européen, il faut toujours un Yéménite qui prend la pose et un Yéménite qui vend la mèche »

Notre époque post-coloniale tardive a toujours ce réflexe : elle s'acharne à reconstruire le monde avec des couples mixtes. Subjectivement, notre monde est peuplé de femmes blanches qui désespèrent de la gent masculine, et d'hommes anciennement colonisés qui s'efforcent de conserver leur souveraineté. Ces deux points de vue occupent une position hégémonique, renforcée par la complémentarité sexuelle, et s'en extraire demande un effort énorme.

D'ailleurs moi-même j'ai d'abord succombé : si l'on plonge dans mes récits d'octobre 2003, puis de l'année universitaire suivante, on constatera cette situation étrange que Waddah et ma petite amie formaient une seule et même personne. Mais en juin 2004, j'ai eu besoin de rompre afin d'exister : pour repartir au Yémen, retrouver Ziad, et tracer mon propre chemin. Plusieurs années encore je me suis débattu avec cette histoire, j'ai mis à l'épreuve du terrain mes représentations, et là encore j'ai fini par m'élancer (Septembre 2007) : j'avais enfin su me défaire de cette vision hégémonique, et compris la dimension épistémologique des problèmes considérés (voir ci-joint mon petit théorème).

S'identifier à Ziad et à Mansour au fil de notre histoire, c'est s'identifier à des personnes prises dans un régime (politique, épistémologique) - mais qui en ont conscience, qui s'y débattent et s'en extraient peu à peu…

À travers mes écrits les plus récents, je pense avoir su rendre justice aux uns et aux autres, y compris à Waddah et à la petite amie - mais il semble que ce n'est jamais assez. D'où le différend lancinant qui m'oppose d'une part aux sciences sociales, d'autre part aux musulmans diplômés, depuis une quinzaine d'années. Ni la communauté scientifique, ni la communauté musulmane en France, n'ont su à ce jour nous rendre, à Ziad et à moi, une dignité qui nous était pourtant promise.

Car l'engagement ethnographique n'est pas d'ordre privé (voir la section méthodo). Certes je ne pouvais pas le dire frontalement, comme si mon passage à l'acte “non-binaire” concernait la terre entière… Non il fallait rester diplomate, m'exprimer avec pudeur et négocier - mais cette négociation devait aboutir. C'était notre responsabilité à tous, ou alors l'ethnographie n'avait plus aucun sens.
Aussi pour les musulmans diplômés, quelle que soit leur spécialité : tous ceux qui avaient embrassé le langage des disciplines modernes, avaient aussi une responsabilité morale dans l'aboutissement de cette négociation, avec les institutions des sciences sociales en France. Mais ils n'ont jamais voulu comprendre, en quoi cette histoire n'était pas “personnelle”, et de cette double démission a découlé l'échec de ma thèse.

Bien sûr, j'ai toujours entendu les raisons de chacun, exprimées à titre individuel : cette dignité, seule la patience pouvait me la rendre vraiment. Mais dans ce cas je m'exprime en tant que croyant, qui ne veut pas trop attendre des institutions humaines, et non en tant que scientifique. S'il s'agit d'analyser, de rompre avec la fatalité, alors commençons par poser cette double démission, caractéristique de notre temps, dont découlent en réalité bon nombre des tragédies actuelles.

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fr/comprendre/notice_sur_le_marivaudage_de_mon_premier_sejour.txt · Dernière modification : 2022/06/17 10:14 de mansour

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