L'épreuve est une bénédiction

L’histoire est en fait assez simple.
Tout au long des années 2000, dans le cadre d’une maîtrise, d’un DEA puis d’une thèse d’anthropologie*, j’ai mené une enquête sociologique* à Taez, la troisième ville du Yémen, par immersion ethnographique* plusieurs mois par an (mes textes sur le Yémen).
J’avais centré ma thèse sur une problématique de genre () : la féminisation dans la sociabilité masculine urbaine, en étudiant le rôle de la vulgarité, des boutades et des rumeurs à caractère sexuel.
Le 19 août 2007, jour de mon arrivée pour un quatrième séjour, Ziad mettait le feu à sa maison, pour se venger des électrochocs que sa famille lui avait fait subir. Il avait été quatre ans plus tôt le personnage principal de ma première étude : un brillant expert comptable, dont j’avais étudié l’autorité informelle dans le quartier de son enfance. Or derrière cette thématique « d’homoérotisme »*, il y avait un incident survenu en marge de ce premier séjour… Je me sentais confusément coupable, mais je sentais aussi autre chose, que j’étais décidé à tirer au clair. Avant le retrait pour rédiger ma thèse, je décidai de me convertir à l’islam.
Quelques années plus tard, Taez prenait la tête d’une révolution…

Le paradoxe est que sur le papier, cette histoire était légitime à tous points de vue. Pour l’islam, parce qu’elle se terminait par ma conversion ; pour les sciences sociales, parce que je montrais l’utilité de la démarche réflexive*, et que je m’étais converti au moment du retrait : j'avais su préserver la neutralité laïque de ma méthodologie.
Sauf qu’en pratique, chez les musulmans et les sociologues réels, veut-on vraiment de la réflexivité ?
Les musulmans se formalisent sur l’histoire d’homosexualité, mais c’est des sciences sociales qu’ils ont peur !
Les sociologues se formalisent sur ma conversion, mais ils craignent surtout l’histoire d’homosexualité !
Le courage intellectuel est toujours relatif. Quant aux Yéménites, ils sont trop occupés à se faire la guerre. Du coup cette histoire ne peut être entendue nulle part, dans aucune institution…

Cette épreuve m’a appris à éclairer les problèmes de notre temps sous l’angle de l’épistémologie*. Elle m’a appris à regarder où quasiment personne ne regarde : dans la relation entre islam et sciences sociales. Elle m’a aidé à saisir l’extrême difficulté d’énoncer une parole juste, dans une époque où toute verbalisation se rend complice des technologies cybernétiques*.
Cette épreuve est une bénédiction d’Allah, et je tiens pour un privilège énorme d’être toujours malgré tout en position de parler - donc de penser - parce que mes partenaires là-bas parlent aussi, parce que cette histoire cherche encore à se dire. Un privilège énorme quand tant de musulmans - et il faut d'abord leur rendre hommage - font encore en conscience le choix du silence.