Table des matières
Les trois frères de Taez et l’anthropologue-musulman
Reprise synthétique de mon texte de 2012 : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 ».
Rédigée du 2 au 12 décembre 2024 (retouche le 27 décembre sur la partie en vert).
Les trois frères en 2003
Il était une fois trois frères, nés entre 1975 et 1982 à Taez, dans le quartier central de Hawdh al-Ashraf. En 2003 lorsque je les rencontre, leur situation est la suivante :1)
l’aîné Nabil travaille à la Municipalité de Taez, en tant que directeur de l’inspection des souks centraux de la ville ;
le cadet Ziad vient de terminer ses études d’expertise comptable, avec des résultats spectaculaires ;
le benjamin Yazid vit de petits boulots à droite à gauche (taxi, mécanicien, garçon de café), souvent dans d’autres régions du pays.
Les trois frères en 2010
Je quitte Taez pour la dernière fois en novembre 2010 - soit juste avant l’irruption des Printemps Arabes - après avoir consacré plusieurs travaux sociologiques à ce quartier, et avec une thèse en cours de rédaction.
La situation de cette fratrie est alors la suivante :
Nabil est décédé en décembre 2006 dans un accident de voiture, après des déboires répétés dans son travail ;
Ziad a fait un séjour en hôpital psychiatrique début 2007, après avoir mis fin à sa carrière d’expert comptable, et annulé un mariage qu’il n’avait jamais consommé. Ziad souffre d’une impuissance sexuelle qu’il a érigé en problème public, et dont il entretient volontiers les passants. Il est régulièrement incarcéré à l’initiative de sa propre famille, pour différentes nuisances causées à son entourage ;
Yazid s’est finalement marié, profitant de l’aide de Nabil avant la mort de ce dernier. Avec déjà deux enfants en bas âge, il se retrouve contraint de demeurer à Taez, avec la charge de ses deux parents. En 2009 il se fait élire ‘âqil de son quartier (représentant local des autorités), et tente de gravir les échelons de la politique locale.
Je renvoie au texte de 2012 pour un portrait de cette fratrie moins allusif, et avec un peu plus de chair.
L’anthropologue et le Za'îm
Né à Paris en 1980, j’ai grandi au Sud de la région parisienne. Après une scolarité brillante et sans histoires, je mène un cursus scientifique (1998-2002), en marge duquel je commence à apprendre l’arabe. En même temps que le deuil de mon père (1999), je découvre l’injustice de la situation en Irak (blocus économique) et en Palestine (début de la seconde Intifada). Ayant intégré l’ENS, une école littéraire pour moitié, je commence à affirmer des idées sur la question. Après un premier séjour linguistique au Yémen, suivi des attentats du 11 septembre 2001, je finis par me reconvertir aux sciences sociales.
L’année 2003-2004 je rédige mon premier travail, un mémoire de maîtrise centré sur l’intrigue du Za’îm : le portrait d’une autorité charismatique locale, au caractère étrangement évanescent. Derrière cette intrigue sont dissimulés deux non-dits.
Le premier non-dit concerne les circonstances de mon passage à l’écriture, dans les dernières semaines de mon séjour. Il deviendra explicite quelques années plus tard quand, déstabilisé dans ma vie personnelle, je décide de centrer ma thèse sur la question de « l’homoérotisme »*.
Le second non-dit, plus long à expliciter, concerne la condition intellectuelle du musulman diplômé* - à savoir qu’il doit nécessairement renoncer à convertir l’Europe* ; celui qui y prétend - le Za’îm - affronte tôt ou tard la sanction de la société plus large, nécessairement.
À l’époque je l’ai vécu comme une confiscation, l’intrusion du collectif dans l’alliance d’enquête* que je tentais d’établir avec Ziad - car le projet des sciences sociales suppose au contraire la volonté du témoignage. D’où mon passage à l’acte d’octobre 2003. Mais pour le comprendre, il m’a d’abord fallu arracher l’islam à cette société, en lui refusant à mon tour d’être témoin de ma conversion. Je suis encouragé par le geste de Ziad, qui met le feu à la maison familiale le 19 août 2007, quelques heures après mon retour à Taez pour un quatrième séjour (d’où sa première incarcération).
Je passe sur les péripéties ultérieures de nos rapports, en marge des évènements survenus dans nos pays respectifs (voir la chronologie de la section Comprendre).
Remarquons simplement que Yazid est devenu mon interlocuteur privilégié en septembre 20082), après que j’ai essuyé une première année de solitude en France, comme converti tombé du ciel. De même ces dernières années, l’échec de mon installation à Sète à conduit à mon rapprochement de Taher Nabil (le fils aîné de Nabil). La même configuration* s’est reproduite à l’échelle d’une décennie :
- l’investissement d’un interlocuteur privilégié,
- dans l’espoir de surmonter l’impasse du dualisme corps/esprit.
Et au fond, c’était déjà l’histoire de mes rapports avec Ziad dans les premières années (2003-2007).
D’où l’utilisation du code couleur.
Notre situation en 2025
Taher Nabil vit aujourd’hui en Arabie Saoudite, où je l’ai retrouvé en 2017 lors de mon pèlerinage. Orphelin à l’âge de dix ans, parti vivre à Aden avec sa mère et sa sœur, il a dix-huit ans au début de la guerre (2015) et émigre alors en Arabie, où il survit depuis comme travailleur non-qualifié. Âgé de 28 ans aujourd’hui, il est le père d’une petite fille, qui grandit à Aden. Je vais lui rendre visite à Taëf dans quelques jours inchallah.
Ziad est en liberté depuis fin 2010 (c’était la contrepartie tacite de mon retrait) mais mène une existence extrêmement marginale. Se considérant lui-même comme Dieu-le-fils, Ziad fils de Marie, ou plus simplement Jésus (‘Îsâ), il a développé un attachement tout particulier envers le peuple d’Israël. Depuis deux ans seulement, ses posts sur Facebook nous donnent directement accès à cette théologie très personnelle, dont les premiers signes remontent à 2012 (à partir de l’enlisement du Printemps Yéménite). Pour autant Ziad n’a rien perdu de son intelligence, et de sa capacité à jouer des rôles de composition - comme il a su le montrer en 2021, lors d’une mobilisation caritative en sa faveur.
Yazid a traversé toute la guerre avec sa famille au Hawdh al-Ashraf, malgré le siège de la ville et la ligne de front. Dans ce quartier fantôme livré aux factions rivales, il s’est accroché à sa fonction de ‘aqil, et plus récemment de cheikh. Nous n’avons jamais cessé d’être en contact depuis 2013. Dans la normalisation qui s’esquisse depuis quelques mois, Yazid espère pouvoir jouer un rôle…
La permanence d’une configuration
Telle est ma relation avec cette fratrie. Une fratrie liée par la solidarité du patrilignage, mais relativement isolée par ailleurs, car le père Abdulghanî était un électron libre (je renvoie au texte de 2012…). C’est d’ailleurs ce qui m’a été le plus difficile à comprendre : la condition réelle de mes interlocuteurs.
Par exemple pendant longtemps, j’ai imaginé que Taher Nabil était pris en charge en Arabie Saoudite, d’une manière ou d’une autre : qu’il jouissait là-bas de ressources propres, associées à des survivances du Régime yéménite en exil, quand d’autres jouissaient des ressources de leur diplôme (par exemple Ammar). Que Taher en Arabie soit un migrant comme les autres, il m’a longtemps été difficile de l’envisager. Déformation dualiste* inhérente au point de vue sociologique*, dont il est très difficile de se défaire, peut-être même impossible.
Mais en fait, nos rapports se sont toujours construits sous ce double éclairage : entre l’injustice de mon propre regard et l’injustice présente dans le monde, immanente aux structures économiques, sociales et politiques, indépendamment de moi. D’où le caractère incroyablement stimulant de ces rapports, enrichissant pour l’Occidental que je suis : ça a toujours été en même temps ma faute et pas ma faute - comme dans toute relation humaine réelle, en réalité…
Le jour viendra-t-il où, ensemble, nous pourrons contempler notre histoire sous une lumière unique ?
J’écris ces lignes peu après la chute du régime de Bachar al-Assad, qu’on n’envisageait même pas il y a dix jours, quand j’ai commencé à travailler ce texte : des millions de réfugiés syriens ont de nouveau un pays ! Voilà un sacré retournement de situation, et pas seulement pour la géopolitique du Moyen-Orient, plus encore peut-être pour les sphères publiques occidentales. Un évènement dont les répercussions semblent sous contrôle, parce qu’elles plongent simultanément ici et là-bas - et personne ne semble anticiper leur point de rencontre tectonique, dans les profondeurs de la Terre. Pas même les musulmans…
Le cloisonnement de la conscience historique sunnite, c’est ce qui me frappe le plus dans ces circonstances. À part les Syriens qui se réjouissent pour eux-mêmes, on laisse l’optimisme à la naïveté de l’Occident « humaniste », persuadés que l’Occident « machiavélique » tire les ficelles. Pourtant, l’Humanisme* européen n’a plus le temps de verser sa petite larme, depuis la seconde victoire de Trump, et l’Occident machiavélique n’a jamais été si inspiré… La configuration* se trouve radicalement modifiée, mais les musulmans à ce jour ne semblent pas s’en rendre compte.
Les musulmans sont « à côté de leurs pompes », et ils ont bien raison quelque part : si l’éclaircie se produit, elle viendra comme un miracle ; si elle ne se produit pas, ils auront su préserver l’essentiel. J’ai écrit un texte au début de l’année 2011, qui parlait déjà de ça : « De la pensée systémique en islam », ou l’art de laisser Allah nouer ses stratagèmes…
Là où je ne suis pas d’accord, c’est quand des musulmans s’investissent dans les institutions et les maintiennent délibérément dans leurs ornières, pour être plus tranquilles. C’est pour ces musulmans-là, les musulmans diplômés*, que je persiste à conter notre histoire.
Cette histoire, pourrons-nous un jour la contempler sous une lumière unique ? Serons-nous un jour réunis en un même lieu, ma relation à chacun des trois sous le regard des deux autres, et réciproquement, nos dualismes respectifs enfin neutralisés ?
Oui j’en ai la certitude, nous appartiendrons un jour au même monde, c’est pour moi une question de foi. Mais jusque là en ce bas monde, mon témoignage n’a jamais su embrayer l’adhésion de la communauté, cette sympathie élémentaire qui met en mouvement la curiosité. Chez les musulmans de mon propre pays, il n’a jamais suscité que des réactions gênées.
Ce qui nous maintient écartelés, plutôt que telle et telle contingence, tel ou tel complot, c’est donc bien l’écologie mentale des musulmans eux-mêmes. C’est cette décision tacite, mais totalement arbitraire, que l’islam ne serait pas le lieu des sciences sociales, seulement celui de leur instrumentation…
C’est pourquoi à mon tour, j’ai fini par envisager de devenir imam, malgré ma réticence initiale à mélanger les registres. Un cursus de théologie en bonne et due forme, pour me libérer moi-même de cette histoire - en attente de ce jour où nous serons tous parfaitement informés.
وَاتْلُ مَا أُوحِيَ إِلَيْكَ مِن كِتَابِ رَبِّكَ ۖ لَا مُبَدِّلَ لِكَلِمَاتِهِ وَلَن تَجِدَ مِن دُونِهِ مُلْتَحَدًا ﴿٢٧﴾
وَاصْبِرْ نَفْسَكَ مَعَ الَّذِينَ يَدْعُونَ رَبَّهُم بِالْغَدَاةِ وَالْعَشِيِّ يُرِيدُونَ وَجْهَهُ ۖ وَلَا تَعْدُ عَيْنَاكَ عَنْهُمْ تُرِيدُ زِينَةَ الْحَيَاةِ الدُّنْيَا ۖ وَلَا تُطِعْ مَنْ أَغْفَلْنَا قَلْبَهُ عَن ذِكْرِنَا وَاتَّبَعَ هَوَاهُ وَكَانَ أَمْرُهُ فُرُطًا ﴿٢٨﴾ وَقُلِ الْحَقُّ مِن رَّبِّكُمْ ۖ فَمَن شَاءَ فَلْيُؤْمِن وَمَن شَاءَ فَلْيَكْفُرْ ۚ
Versets 18:27-29 (suivant immédiatement le passage des gens de la caverne)