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L’horodatage

7/10 octobre 2024

Pour mes quarante ans, en juillet 2020, mes proches m’ont offert une liseuse. On ne m’a jamais fait un aussi beau cadeau. Toute une bibliothèque de sciences humaines, que je peux transporter avec moi dans les transports, à la plage ou dans la forêt, en plein jour ou quand il fait nuit noire, avec un confort de lecture toujours incomparable.
En pratique cependant, je l’ai d’emblée utilisée surtout pour le Coran.

Le Coran sur KOreader (édition non-standard), le 7 août 2020.

  • Je renvoie à la page KOreader pour l’aspect technique, la configuration visuelle optimale pour l’effort de mémorisation.
  • Le long texte ci-dessous est plutôt de nature autobiographique, sur ce moment de ma vie où j’ai commencé à annoter le Coran.

Un dernier acte d’écriture

Une liseuse, c’est aussi une pratique d’écriture. Vous surlignez un passage avec votre doigt, vous tapotez quelques mots d’annotation, et le logiciel l’enregistre avec la date et l’heure, le numéro de page et le passage en question.1)

Mais pour quoi faire ? Pourquoi prendre des notes sur les versets du Coran ?

J’avoue qu’il y a là quelque chose de très irrationnel. En pratique, je n’ai jamais utilisé ces notes pour quoi que ce soit. Je ne suis pas philosophe, et je ne crois pas beaucoup aux spéculations philosophiques prenant le Coran pour objet. Pour moi, le Coran renvoie plutôt à un fait social* fondamental - un peu comme la Théorie des Cordes, et on ne remonte pas à la Théorie des Cordes à partir d’observations ordinaires, il y a tout un protocole…

Quand je me mets à annoter le Coran, l’été de mes quarante ans, c’est plutôt une manière d’inviter le Coran dans mon histoire, l’affaire aujourd’hui décrite sur ce wiki. À l’époque ce wiki n’existait pas, et je crois en fait qu’il a commencé comme ça, par des horodatages déposés sur le Coran.

Peut-être seuls les anthropologues comprendront de quoi je parle : l’acte de tenir son journal de bord, d’écrire dans le flot du temps, vous place dans un état de conscience bien particulier, auquel on devient facilement un peu accro. J’ai déjà comparé l’anthropologie à une forme de toxicomanie, en décembre 2014, peu après mon installation à Sète (« Un château à la campagne »). Que se passe-t-il quand tout s’effondre ? Quand vous n’avez plus de laboratoire de rattachement ? Quand les héros de votre histoire ont décidé de se faire la guerre, ou de partir pour sauver leur peau, loin du lieu où vous les connaissiez ? Quand l’anthropologue découvre que rien ne subsiste de ce qu’il a cru voir, de ce à quoi il a voué sa vie ?

En fait il peut rester quelque chose : un Visage, vers lequel l’anthropologue a détourné les yeux une première fois, quand il en était encore temps.

Le Livre de tous les livres 

Certains affirment que l’islam est un livre posé sur une bibliothèque, dont on peut se saisir n’importe quand. Même sur le tard, un retraité peut décider de se former en chimie organique, en ouvrant un manuel sur la question… Pour le Coran, franchement je n’y crois pas. Quand on se tourne vers Allah, c’est toujours depuis quelque part. Sinon ça ne marche pas.
Beaucoup de versets le disent, qui parlent de l’égarement, d’aliénation cognitive :

« [45] Quand tu récites le Coran, Nous plaçons un rideau invisible entre toi et ceux qui ne croient pas à la vie future. [46] Nous voilons leurs cœurs et les rendons si durs d’oreille qu’ils ne peuvent rien en saisir. Et quand tu évoques, dans le Coran, ton Seigneur, l’Unique, ils tournent le dos en manifestant leur dissentiment. [47] Nous savons parfaitement quel but ils poursuivent quand ils viennent t’écouter ou quand ils tiennent des conciliabules au cours desquels les injustes, parmi eux, disent : “Vous ne suivez là qu’un homme ensorcelé !” [48] Observe ce à quoi ils te comparent dans leur égarement et comment ils ont perdu tout contrôle sur eux-mêmes ! [49] “Est-il possible, disent-ils, qu’une fois réduits en ossements et en poussière nous puissions être appelés à une vie nouvelle?” »

Le Coran s’adresse à un croyant, quelqu’un qui est déjà en position de croire, confronté à d’autres qui ne croient pas. C’est la barrière cognitive fondamentale, dont découlent toutes les autres sciences.
Mais étrangement, en contexte musulman minoritaire, cette contrainte fait l’objet d’une sorte de déni, bien que ce thème soit omniprésent dans le Coran. Les diplômés veulent croire qu’on peut acquérir un diplôme de musulman après un diplôme de chimie organique, et peu ou prou sur les mêmes bases. C’est pourquoi ils refusent notre histoire, à Ziad et sa famille et à moi : l’histoire particulière qui me lie au Yémen n’existe pas à leurs yeux, elle ne peut pas exister.

Donc ce n’est pas seulement qu’a disparu mon terrain, la réalité et les paysages sociaux qui furent ceux de ma formation : le langage sociologique lui-même avait disparu avant. Comme une encre dont je découvre qu’elle s’efface, à plus ou moins brève échéance. Et l’anthropologue prend d’abord ça comme un défi, naturellement : l’anthropologue veut croire que l’écriture peut rester, qu’elle peut se fixer dans le marbre, qu’il suffit simplement de trouver les bons mots, d’atteindre la stabilité des formes, dans une logique platonicienne… Sauf que l’ordre cosmique est fondamentalement modifié par la Révélation :

« [8] Nous [les Djinns] avons frôlé le Ciel et nous l’avons trouvé plein de gardiens et de dards flamboyants ; [9] et alors qu’auparavant nous pouvions écouter ce qui s’y passait, aujourd’hui quiconque essaie de le faire risque d’être la cible d’un tison ardent, prêt à l’atteindre. [10] Aussi ne savons-nous guère si les habitants de la Terre sont voués au malheur ou si leur Seigneur veut les mettre sur la voie du bonheur. »

On ne peut comprendre la parole divine que depuis quelque part, dans le rapport à une vie particulière, qui nous a arraché de la contemplation spéculative des formes, vers la contemplation d’une Parole.

L’expérience de l’absurde 

Bref, quand je me mets à annoter le Coran, l’été de mes quarante ans, j’ai déjà écrit tout ce que je pouvais : sur mon histoire au Yémen, dont j’ai levé en 2018 les derniers non-dits (Chantier Scène Primitive) ; sur ma famille, mon rapport avec la France et avec les sciences sociales (chantier d’écriture du premier confinement, au Printemps 2020).
Entre les deux il y a eu l’année 2019, marquée pour moi par les Gilets Jaunes et une forme de resocialisation, à travers un engagement « citoyen ». Mais tout ça n’a débouché sur rien. Les Gilets Jaunes se sont fait crever les yeux, il ne reste que de jeunes « déter » qui cassent du CRS en buvant des bières, et des bobos du centre ville, qui lisent des BDs de science fiction et voient venir « Le Jour d’Après » (voir en particulier mon texte « La candidate et le CRS. Covid-19 et l’avenir du “citoyennisme” »).
En 2020, je ne sais vraiment pas où aller, je ne sais vraiment plus quoi faire, de mes neurones et de ma vie. En 2021, je finirai par m’en remettre à une formation avec la Boutique de Gestion : un véritable « coaching d’auto-entrepreneur » sur fonds publics, étalé sur six mois, avec des formateurs payés à croire en mon avenir de « médiateur laïcité ». En 2022, je m’en remettrai à un projet d’expatriation en Arabie, qui me ramènera finalement à la case départ, sur les bras de ma famille en Région Parisienne…

Je mentionne ces détails car l’accès à la Parole de Dieu, à mon avis, n’est jamais tout à fait décorrélé d’une expérience durable de l’absurde. C’est en tous cas l’expérience qui est la mienne depuis 2007 : depuis cette conversion sur le terrain de ma thèse, l’absurde ne m’a en fait jamais quitté. Même si j’ai cru le semer à plusieurs reprises, par exemple en m’installant à Sète (2014), mais déjà en fait dans la conversion elle-même (2007), et avant cela ma conversion aux sciences sociales (2001), dernier recours d’un jeune homme de 20 ans pour échapper à la dépression, liée à la mort de mon père (1999) - en fait pour une stupide histoire de tombe, être enterré au Sud de la France ou au Sud de l’Île de France (voir ici).
L’absurde. Bateson en parle très bien : Section théologie batesonienne

« À mesure que nous avançons, nous arrivons à un monde très différent de celui décrit par le langage habituel, à un monde qui est fondamentalement double dans sa structure [entre apprentissage et évolution]. (…) Je crois qu'il y a différentes sortes de mouvements. L'un des plus intéressants, c'est le mouvement que vous réalisez quand vous vous trouvez déchirés entre ces deux mondes de niveaux différents. (…) » (Citation n°9)

Voir aussi : Bread-and-butterfly (Bateson d'après Lewis Caroll)

Je mentionne ces détails pour qu’on comprenne bien de quoi je parle. Un anthropologue-musulman* (avec un tiret), c’est quelqu’un qui ne prend justement pas l’islam pour un pays lointain. Prendre un avion, faire de l’observation participante, je l’ai fait, mais l’islam n’est pas cela. La prose coranique se déploie plutôt dans ce monde dont nous parle Bateson, « fondamentalement double dans sa structure » : dans un dilemme permanent entre apprentissage et évolution, parce qu’elle est un dernier recours révélé à un circumstantial activist. Le challenge de la mémorisation condense ce dilemme en lui-même et le prolonge, mais encore faut-il en avoir conscience, or la configuration postcoloniale* nous rend parfaitement aveugles à cet aspect des choses. D’où ma démarche : faire ici la chronique de mon propre aveuglement.

Car si l’islam n’est pas un pays lointain, beaucoup continuent de le croire parmi mes interlocuteurs, les diplômés parmi mes coreligionnaires. Juste parce qu’ils n’ont pas été Normaliens, malgré leur passeport français, parce qu’ils n’ont pas eu accès à absolument toutes les portes, ils veulent continuer de se croire parmi les opprimés, en communion avec un pays lointain détruit hier par la Colonisation, maintenant par l’Impérialisme, et néanmoins encore vivant aujourd’hui, dans l’enseignement de certains Chouyoukh°
Je respecte toutes les opinions bien sûr, mais il me semble qu’il y a là une religion en soi, une religion sociologique dans sa structure, c’est-à-dire qui s’apparente plutôt au christianisme en fait, d’un point de vue d’anthropologue. Ce n’est pas dramatique car le christianisme fait partie de l’islam, dont il est issu - à moins que ce ne soit l’inverse (voir le dossier Matrice) : ce sont des questions complexes, et mon propos n’est d’excommunier personne. Mais cette complexité est au cœur du texte coranique, et je ne pense pas qu’on s’en sorte avec de l’à peu près.
Je ne nie pas non plus l’importance des chouyoukh : j’espère être en mesure de les lire à l’avenir, plus que je ne le fais déjà aujourd’hui, et en comprenant mieux leur richesse - je suis bien dans cette démarche. Mais depuis la France, depuis cette langue qui est la mienne, je n’ai simplement pas confiance en ce que beaucoup considèrent comme le plus court chemin. Dans l’immédiat, je veux déjà réussir à apprendre le Coran, et je dois clarifier mon intention pour cela, quitte à régler publiquement certains comptes. Je ne nie pas l’importance des Chouyoukhs, mais pas pour échapper à l’expérience de l’absurde.

Une foi d’ethnographe

L’été de mes quarante ans, sur le texte coranique avec ma liseuse toute neuve, je commence à poser des horodatages :
• Le 25 août 2020 à 19h26 et 28 secondes, j’ai écrit « EoM » [Ecology of Mind]* sur le verset 23:62 ﴿وَلَدَيْنَا كِتَابٌ يَنطِقُ بِالْحَق﴾.
• Quatre jours plus tard, le 29 août à 18h05 et 37 secondes, j’ai écrit « Réplique contemporaine » sur le verset 27:56 ﴿إِنَّهُمْ أُنَاسٌ يَتَطَهَّرُون﴾ - au sens où nos contemporains disent un peu la même chose aujourd’hui.
• Pour le 30 août (“2020-08-30”), la recherche exhume neuf occurrences, entre 14h10 et 22h58.
• Huit occurrences pour le 31 août, et cent-soixante-douze occurrences pour le mois de septembre (“2020-09”) - soit une moyenne de 5,7 annotations par jour.

Pendant ramadan quelques mois plus tôt (avril-mai 2020), le confinement m’a obligé à faire tarâwîh tout seul, avec un Coran en papier et une petite lampe, posée derrière moi sur l’étagère. Je réalise à cette occasion que je peux être musulman tout seul, ce qui est un soulagement certain. Depuis déjà plusieurs années, je n’attends plus rien de la communauté à Sète : tout en gardant de bons rapports, et malgré l’affection qui demeure avec plusieurs personnes, la prière hebdomadaire du vendredi commence à être franchement pesante. Or avec le confinement, me voilà rejoint par tous mes concitoyens, dans ce qui est ma condition depuis une dizaine d’années. Cette expérience amère s’éloignant un peu, cet arabe que je gardais en travers de la gorge, les pages du Coran s’ouvrent à moi.

Après le Ramadan je continue sur ma lancée : je fais dorénavant la prière avec le livre entre les mains. L’imam de Sète a dit que j’avais le droit : je ne sais s’il citait une fatwa existante, ou parce qu’il comprenait ma situation - mais une fatwa est toujours relative à une situation… Je prie comme un juif debout devant sa Torah, lisant un livre que je ne cherche pas à retenir. Je cherche juste à ce que le Livre soit présent dans ma vie, et qu’il me reste en cela quelque chose de l’islam, puisque la greffe n’a pas pris sur la Communauté.

Puis arrive la liseuse, que je prends avec moi dans ma poche, sur la plage ou dans la forêt. L’annotation du Coran : un basculement délibéré dans une sorte de psychose… Mais je n’ai jamais pensé que mes notes sur le Coran avaient un quelconque intérêt, décorrélé de ma propre histoire, sans mon usine à gaz de circumstantial activist*. Avec mes horodatages, j’ai le sentiment de nouer des stratagèmes avec Allah (Coran 8:30), sans que personne ne puisse être au courant. Sentiment complètement absurde, irrationnel, sauf si on le ramène à une foi d’ethnographe.

L’horodatage, c’est aussi ce qui m’a attiré dans l’option Dokuwiki. Normalement c’est un outil collaboratif, mais moi j’en ai fait le réceptacle de ma psychose : ma litanie d’ethnographe en zone d’attente, auquel on refuse d’atterrir depuis quinze ans. Une plate-forme pour retisser les liens dans ma vie, entre mon histoire yéménite (section Comprendre), mes propositions de « médiation laïque » (section Valoriser), sans oublier mes excursions d’anthropologue au RSA (à l’époque), dans l’histoire et dans l’actualité (section Explorer).
En arrière-plan, il y avait déjà mes horodatages sur ma liseuse, même si les deux « psychoses » se sont rejointes seulement ensuite, à l’été 2023. Les conditions sont alors réunies pour que j’entame un cursus de sciences islamiques en bonne et due forme. Et en cette rentrée de seconde année, j’ouvre cette section « méthodo », afin de réfléchir à mes pratiques d'écriture « coraniques »*. Mais il y a toute cette histoire derrière, c’était important de le préciser.

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1)
En fait le surlignage de l’arabe pose encore quelques difficultés techniques (voir sur la page KOreader, les problèmes d'édition PDF), donc j’ajoutais chaque fois le numéro du verset. Ça m’a permis par la suite de reverser ces notes dans mon arborescence (juillet 2023).
fr/methodo/coran/ecriture/horodatage.txt · Dernière modification : 2024/10/16 17:27 de mansour

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