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La voie ethnographique

Antony, 11/14 mai 2023

L’ethnographie* est cette étrange méthode de recherche en sciences sociales sur les terrains éloignés, où le chercheur part vivre parmi les indigènes*, fait des choses qu’autrement il n’aurait jamais assumé de faire, et passe le reste de sa vie à réfléchir pourquoi il les a faites. Qu’on puisse se convertir de cette manière-là, est-ce finalement si étrange ?
Ce que j’ai vécu à Taez lors de mon premier séjour, avec le recul, m’apparaît comme un petit printemps arabe* avant l’heure, centré sur ma subjectivité. Soudainement, toute la société s’est mise à me parler en même temps - mais seulement parce que j’avais perdu le crédit dont je disposais à mon arrivée : parce que dorénavant, tous faisaient le pari de mon inconsistance. Je me trouvais ainsi, à la fin du mois du mois de septembre, dans une confusion d'esprit considérable. J’explique ici quelles circonstances ont sauvé cette première enquête, dont découlent aussi les complications ultérieures.

Le 4 octobre 2003, aux premières heures du jour dans la capitale Sanaa, je me suis masturbé afin de rendre possible un rapport homosexuel. Le jeune homme m’avait réveillé une heure plus tôt, alors qu’il faisait encore nuit noir, et m’avait demandé maladroitement si je ne serais pas homosexuel. Il s’en était suivi une scène assez cocasse, étreinte évoluant en lutte - car si j’étais prêt à essayer ça, je refusais pour autant de me retourner… Finalement je m’étais dégagé, j’étais allé m’étendre de l’autre côté du salon, et pendant une heure j’avais repassé le film de mon séjour.
Le jeune homme avait grandi dans le quartier où je venais de passer deux mois, et depuis deux jours nous discutions à bâtons rompus. Il était monté à Sanaa à la fin de sa scolarité secondaire, appelé par son « Oncle » pour travailler dans une banque. L’oncle en question, l’époux d’une cousine de sa grand-mère maternelle, n’était autre que le chef de la police politique du Régime. Le jeune homme considérait ses cousins de Taez comme des voyous. Il était persuadé que Ziad m’avait fait des avances, il y revenait sans cesse, et voilà que lui-même en était réduit à me faire cette proposition ! Le jeune homme était touchant malgré tout. Il essayait sincèrement de comprendre et se montrait prêt à m’aider. Lui aussi tentait d’échapper à la bêtise du Régime, comme moi à ma propre stupidité. J’allais rentrer en France trois semaines plus tard, j’allais devoir rédiger un mémoire, que je ne savais toujours pas par quel bout prendre. Ce n’était plus l’heure de faire le fier, sur le mode : « Je ne suis pas celle que vous croyez… ! ». Il fait maintenant grand jour, Waddah est toujours allongé là-bas, le visage tourné contre le mur. Je me lève pour nous réconcilier.

dapresvelasquez.jpg « L’artiste est représenté en octobre 2003, instant de fixation de sa première étude. Il est positionné entre Waddah et Nabil, tournés vers le spectateur du tableau comme par anticipation. L’artiste est allongé sur le dos, regardant ses personnages la tête renversée. Sa main droite, occupée l’instant d’avant à remplir les pages droite et gauche du carnet de terrain (voir méthodologie), est à présent posée sur son sexe… »        (D’après Velasquez - une première version de ce texte).

Je me suis masturbé pour rendre possible un rapport homosexuel. Un geste dont je n’ai pas su parler pendant plus de quinze ans, qui a détruit ma vie a bien des égards : qui a rapidement détruit ma vie amoureuse, et finalement détruit aussi mes études d’anthropologie ; ravagé jusqu’aux souvenirs de mon enfance, jusqu’à l’idée de ma propre famille - et pourtant je recommencerais sans hésiter.
De toute ma vie, c’est le geste dont je suis le plus fier. Et ça doit relever du témoignage chrétien : je n’ai reçu aucune éducation religieuse explicite, mais ça doit avoir un rapport. Je me suis masturbé pour que Waddah ait un nom, pour que nous vivions dans le même monde, lui et tous les Yéménites que je venais de rencontrer. Faute d’avoir su percer l’équation de leur présence, seule cette masturbation leur permettait de vivre encore en moi. Ce geste m’a permis, les mois suivants, de croire en ce que j’écrivais d’eux, et de revenir sur place une fois le mémoire déposé. Ce fut mon baptême : un plongeon dans une flaque d’eau.

Quatre ans plus tard, je m’étais déjà relevé. Je me suis converti à l’islam en septembre 2007 à Taez, sur le terrain-même de mon enquête qui trouvait là son dénouement. Et je me suis converti de la même manière : par un retour sur soi, tourné cette fois vers Dieu. C’était le même geste au fond. Car l’idée de Dieu n’est pas si accessible à un esprit rationnel : le geste de la conversion m’aurait-il été concevable, si je n’avais pu l’apprendre dans ces conditions ?

La voie ethnographique* privilégie l’intuition primordiale de l’observateur (fitra°) associée aux exigences de la mise par écrit : la compréhension explicite d’un engagement dans le monde. Ainsi ai-je peu à peu élargi la boite, dans l’espace et dans le temps : le monde et son histoire, encadrés par le texte révélé.

Tous les matins depuis quinze ans, après l’appel à la prière de l'aube, je repasse le film en attendant le jour. À un certain stade je me lève, je reconstruis la boite et je m’y enferme, pour faire retour sur moi : constater l’adéquation de mon intuition profonde à la lumière du texte.
J’essaie de faire de même à chacune des cinq prières : la révélation posée à l’horizon, je tente de l’atteindre au prisme de mon engagement, quitte à reconstruire chaque fois l’intelligibilité du monde.

matisse-marocains.jpg Henri Matisse, Les Marocains (1915).
Plutôt que la prière collective, le peintre observe le cycle désordonné des prosternations surérogatoires - comme avant lui Guillaumet (1863).

J'aborde la révélation avec une foi d’ethnographe. Mais en tant que circumstantial activist, je ne peux ignorer les circonstances très spécifiques qui m’ont permis d’entrer en islam de cette manière-là. À commencer par cet épisode d’octobre 2003, et le rapport de protection (mawla°) qu’il instaure avec différents membres de cette famille.
Tant que je n’ai pas réussi à en saisir la généralité, je suis condamné à revivre l’instant exact où je suis tombé dans le puits (Coran 12:10-20). Mais en ethnographie, la théorisation est toujours en partie inachevée. D’un point de vue académique ou d’un point de vue musulman, il n’existe aucune raison valable d’invalider ce récit :

  • On ne peut pas ruiner la carrière d’un anthropologue, sous prétexte qu’il s’est retrouvé en délicatesse à un moment t. Au contraire, le métier d’anthropologue consiste précisément à traiter ce genre de situations : à les assumer en interne et à les clarifier progressivement, jusqu’à ce qu’elles deviennent dicibles et ne retombent plus sur les personnes décrites. Ceux qui prétendraient disqualifier mon travail sur cette base, ils tuent en fait l’anthropologie. Ils tuent l’oreille tournée vers l’extérieur : cette discipline dont la mission spécifique, au sein des sciences sociales, est de nous maintenir aux prises avec les mondes non-européens.
  • De même, on ne peut condamner un converti au silence, le condamner à ne pas avoir d’histoire sous prétexte qu’elle serait licencieuse, ou qu’elle excèderait l’entendement étriqué de prétendus fuqaha. « Les meilleurs des hommes sont ceux qui se repentent », dit la parole du Prophète - et je soupçonne ceux-là de ne pas vouloir se repentir sur le fond de cette histoire, qui relève de corruption intellectuelle plus que de sexualité.

Notre époque tue l’islam et tue les sciences sociales, exactement pour les mêmes raisons. Parce que des individus s’estiment spécialistes d’une discipline qu’ils réduisent à un certain nombre de procédures, dont la logique a fini par leur échapper, et que la civilisation cybernétique* sacralise comme des buts en soi. Qu’ils soient sur les minbars ou sur les chaires d’université, ces personnes sont des valets de la colonisation cybernétique, qui contribuent à rendre notre monde chaque jour un peu plus invivable.

Je ressasse la mémoire de ce geste, parce qu’avec le recul je me rends compte qu’il m’a sauvé. Avec ceux qui ont assuré derrière, les années suivantes, et avec le geste de leur être fidèle par la conversion. Aussi avec la chance que j’ai eue d’étudier à l’ENS, et de faire cet autre geste quelques années plus tôt : abandonner la physique pour m’orienter vers les sciences sociales. Ce geste m’a sauvé du destin intellectuel qui semblait m’être promis en ce monde : devenir spécialiste de telle question, physicien enfermé dans une cave ou anthropologue de tel pays, payé à ressasser par tous les temps les mêmes analyses attendues, quelle que soit la tempête annoncée, qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente sur le terrain…
Plonger dans une flaque d’eau, voilà le geste qu’ils ne peuvent concevoir : désaccord sur la structure fondamentale du monde, car ce geste est quotidien. Jour après jour, Dieu ménage des ouvertures, trace des chemins inattendus, par où la nature déborde d’elle-même, se reconstitue perpétuellement. C’est cela qui les effraie dans notre histoire, et c’est la preuve qu’il faudra tous les virer. 😳

fr/comprendre/voie_ethnographique.1684935089.txt.gz · Dernière modification : 2023/05/24 15:31 de mansour

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