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Les contextes de la “folie” de Ziad

Antony, 25-27 mars 2024
[Suite à la découverte de ses publications sur Facebook depuis quinze mois]

Avant de sortir les lieux communs habituels sur la « psychose » et la « schizophrénie », quelques éléments de contexte, qui permettront de poser la discussion sur de bonnes bases. Comme dit Gregory Bateson : « Si l’on brise la structure qui relie entre eux les éléments de l’apprentissage, on en détruit nécessairement toute la qualité. » (citation n°5).

1. La centralité de Taez

Ziad est né à Taez au Hawdh al-Ashraf, quartier particulièrement central de l’histoire yéménite, bien que sa centralité ait été éclipsée sous le précédent régime pour des raisons politiques (rivalité entre république et imamat) et épistémologiques (paradigme postcolonial*). C’est non loin de là qu’a commencé la révolution yéménite de 2011, quelques années après l’apparition chez Ziad des premiers symptômes schizophréniques (coups de téléphone à un metteur en scène imaginaire). Les symptômes changent de nature vers 2012, après l’échec de la révolution : Ziad annonce que le Jugement Dernier se produira à Taez, que ce jour est imminent, et qu’il faut le suivre pour être sauvé. En 2015 la guerre éclate et effectivement, les armées convergent immédiatement vers Taez. La ligne de front se fixe au Hawdh al-Ashraf et elle n’en bougera pas, pour des raisons de topographie stratégique, bien qu’elle évolue partout ailleurs. Les spécialistes ne s’intéressent toujours pas à Taez, parce qu’ils portent toujours les mêmes lunettes.1) Mais Ziad a tout de même quelques raisons de croire en la centralité de son discours, voire en son caractère divinement inspiré.

2. Le statut épistémique de l’Occident

Notre moment historique est marqué par la réduction de l’influence occidentale à l’échelle mondiale, un basculement géostratégique à l’oeuvre depuis plusieurs décennies, dramatisé aujourd’hui par la perte annoncée de la suprématie militaire (OTAN), ainsi que des privilèges associés en termes monétaires (le dollar comme monnaie de référence) et symboliques (centralité du vocabulaire européen dans les institutions internationales). Toute la question est de savoir ce qui restera de l’influence occidentale après ce ré-équilibrage.
De fait, les obsessions actuelles de Ziad sont entièrement polarisées autour de cet enjeu. Ziad s’exprime depuis un environnement marqué depuis une décennie par l’affrontement de milices pro-iraniennes (houthies) et djihadistes. Dans ce contexte où la crise de l’influence occidentale saute aux yeux, Ziad avance une proposition radicalement contre-intuitive : l’influence occidentale se maintiendra, d’une manière ou d’une autre.

3. La matrice monothéiste

Cette vision des choses, Ziad a appris à s’y maintenir à travers sa foi, depuis une quinzaine d'années. Et bien entendu, sa foi tourne autour du christianisme : la pertinence épistémologique de la trinité, l'absurdité des conceptions musulmanes de l’unicité :

« Clarifier la différence entre les images et les corps : les images sont les modèles des corps ; elles contiennent l’image des corps à l'intérieur d'une surface donnée. Inversement, les corps sont des entités matérielles, l'incarnation matérielle des images. Mais tout corps a-t-il une image ? Est-il possible que le corps advienne sans passer par le stade de l’image ? (21:33) …Il est inconcevable qu’un corps matériel s’incarne sans la présence de trois dimensions : longueur, largeur, hauteur. Pour que la troisième dimension émerge à partir de l’image, et que celle-ci prenne la forme d’un corps, l’image a besoin d’un coeur (21:39).
Les principes de Trinité et d’Unicité, nous voulons les éprouver scientifiquement par des méthodes physiques, afin de les affermir ou de les rejeter. Nous avons établi que l’apparition d’un corps exige la partition de la lumière sublime en trois dimensions, et son retour au point d’origine où elle représente une image, et fait advenir le coeur avec son énergie propre. Ainsi le corps advient. Mais le principe d’Unicité est une impossibilité physique, et nous affirmons par là le principe de Trinité : Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit. (03:26) »

Pour autant on ne peut pas définir Ziad comme chrétien, dans la mesure où il se considère lui-même comme Dieu le Fils. La foi de Ziad consiste à croire en l’existence de chrétiens dans une Californie lointaine, à l’extrême occident, qui seraient suffisamment protestants et suffisamment pentecôtistes - suffisamment fous peut-être - pour le reconnaître lui comme Dieu. Sachant que les Israéliens le reconnaissent déjà :

« En tant que Seigneur d’Israël, ma vraie bataille sera avec les églises chrétiennes… » (11:23)

Et la foi de Ziad n’est pas non plus totalement anti-musulmane, en dépit des apparences :

« Je reçois une révélation sensorielle de la cinquième reine d’Israël, aussi reine d’Espagne.
Elle dit : “Tout Israël suit tes écrits, en particulier les hommes de religion ainsi que l’État d’Israël. Je pense qu’ils ont grande confiance en toi, ayant foi que ta parole est véridique. Parce que tu exprimes du Livre Saint sa signification véritable, et tu es d’origine musulmane. Or il est impossible de comprendre le Livre si ce n’est pour des hommes ayant au moins une connexion avec le Seigneur-Père et le Seigneur-Fils. La réponse à leur question se trouve donc au Yémen, dans une situation catastrophique : Comment viendra Israël, et quand ? Traversera-t-elle vraiment les portes astrales, comme tu l’as dit précédemment ? Viendra-t-elle dans l’avion de Goldorak, dont la taille est celle d’une petite planète, comme tu l’as dit précédemment ? Pour se poser au Sinaï, aujourd’hui occupé par l’Egypte et qui dénie Israël : est-ce que cela se passera vraiment ??”
Je dis : tout ce que j’ai dit, ce que je dis, ce que je dirai, tout se passera très exactement. »

C’est donc bien sa qualité de Yéménite qui permet à Ziad d’être l’éclaireur des Écritures d’Israël. C’est bien le fait de vivre parmi les Yéménites, qui lui permet d’avoir « une connexion avec le Seigneur-Père et le Seigneur-Fils » (ou dans mon vocabulaire : avoir pleine conscience de son intersexuation - l’idée me semble assez proche…). Tout se passe comme si Ziad avait repris mon enquête à son compte, mais depuis une position d’insider. « Ce qui est étrange avec moi, c’est que je suis la société, et ils sont les individus… », me confiait-il déjà en 2008, méditant sur sa situation. À présent il exulte :

« Si vous entendiez le son des mosquées, les musulmans en ce moment [mois de Ramadan], où que je sois, de toute part ils font l’appel du muezzin à la prière de l’aube… Vous rendez-vous compte ? Ils adorent le menteur, et moi qui suis leur Seigneur, j’entends et je vois… Quelle sera leur punition ? »

Ziad n’est certainement pas musulman, mais on peut légitimement qualifier d’islamique sa foi particulière : une foi strictement conforme à la vérité théologique de l’islam, dans sa relation aux révélations précédentes. Ziad est Jésus parce qu’il entend prendre la place du Coran, en tant que « verbe émanent de Lui » (Coran 3:45). Mais cette posture n’est tenable, moralement et intellectuellement, que dans la mesure où les musulmans ont « privatisé » le Coran : ils ont renoncé à le voir remplacer Jésus.

Pour mieux mettre les sciences sociales à l’épreuve, je me suis converti à l’islam au moment de rédiger ma thèse. Symétriquement, Ziad a élu domicile dans la théologie musulmane, et dénonce de l’intérieur la démission des musulmans.

4. Le résidu d’une alliance d’enquête

Il y a plus de vingt ans, au terme de mon premier séjour d’immersion dans la société yéménite (octobre 2003), j’ai été contraint à un rapport homosexuel subi. Un tournant majeur dans ma vie, car je n’avais absolument pas les moyens d’analyser ce qui m’arrivait. J’avais pourtant compris l’essentiel : qu’il n’y avait pas d’autre place à occuper en tant qu’observateur, dans le régime alors en vigueur au Yémen, que celle consistant à subir une sodomie. Quelque part, c’est le moment où je suis devenu vraiment sociologue, l’acte qui a ouvert la voie à ma compréhension réelle de la société yéménite, et de la société humaine plus largement.

Précisons d’emblée que le jeune homme en question n’y était pas pour grand chose : exilé depuis deux ans dans la capitale Sanaa, il n’avait assisté à rien. Il a seulement commis l’erreur d’imaginer que je puisse être homosexuel, après quoi je ne lui ai pas laissé le choix.2) Celui qui a compris, c’est Ziad. Acteur central de ma première enquête, auquel j’allais dédicacer mon premier mémoire, lui seul avait toutes les données pour comprendre la logique de ce comportement, que bientôt je ne comprendrai plus moi-même.

Qu’un visiteur de la République du Yémen ait un rapport sexuel ? C’était un non-évènement, pas de quoi faire basculer un homme dans la folie. C’est plutôt que je revienne l’année suivante, et encore les années d’après, comme pour recapturer la légitimité de mon geste, dans ce quartier de Taez où tout s’était joué. J’étais inscrit en thèse dans une université française, je pratiquais des sciences sociales réflexives, attentives aux thématiques du genre et des « masculinités » : rien de plus normal encore une fois. Sauf qu’un Yéménite était pris en otage.

Ziad n’avait pas demandé à occuper ce rôle dans ma première étude - d’ailleurs il avait démissionné à un certain stade, en se retirant dans son village, il n’y était donc vraiment pour rien. Avec mon retour, c’est pourtant lui qui se retrouvait responsable. Mais responsable devant qui ? J’avais moi-même oublié la cohérence de mon geste, et encore une fois c’était un non-évènement pour les autres Yéménites, d’orientation libérale ou religieuse. Un non-évènement pour la raison rationnelle, un non-évènement pour « Allah », le dieu des musulmans. Pourtant Ziad se souvenait la logique de nos conversations, la cohérence de mon cheminement, il se sentait moralement engagé…

Nous en avons parlé avec ses camarades d’études, bien des années plus tard, lorsque ma conversion à l’islam avait ôté toute ambiguïté : de fait, Ziad avait perdu son esprit combatif à ce moment précis. Rétrospectivement ils s’en rendaient bien compte, même si c'est un peu plus tard que les conséquences étaient devenues visibles, sur les plans professionnel et familial. C’était la fin des années 2000, j’avais toujours une thèse à rédiger, à travers laquelle j’étais décidé à rendre justice à Ziad.3) Ils s’en rendaient compte, mais que faire ? Les sciences sociales pouvaient-elles vraiment prendre en charge cette histoire ? Et eux-mêmes, en avaient-ils vraiment envie ?

À cette époque, les symptômes schizophréniques de Ziad étaient encore relativement légers : juste un metteur en scène imaginaire, auquel il téléphonait pendant des heures et qu’il insultait copieusement (voir vidéo de 2008), de jour comme de nuit dans la rue en bas de chez lui, au grand dam des voisins. Pour ma part, je ne savais dire à qui le message s’adressait : à moi ? aux sciences sociales ? à une autre entité encore ? Qu’est-ce qui l’empêchait encore de guérir, et d’affronter l’histoire rationnellement ?

Ce qui l’empêchait de guérir, c’était peut-être ce non-dit persistant entre son entourage et moi, malgré l’enjouement retrouvé de nos rapports : les Yéménites s’attendaient à ce que je prenne Ziad avec moi en France. Il leur importait peu que justice lui soit rendue dans le tribunal des sciences sociales : une carte de séjour serait bien suffisante, et le mariage avec une Européenne si besoin. Or Ziad comprenait bien que ce n’était pas à l’ordre du jour : que jamais je n’accepterais d’entrer dans cette logique, surtout après cette histoire, une épreuve pour moi aussi. Ma dette à son égard n’était pas d’ordre privé.

Puis vient l’année 2011, que je passe en France à me battre, pour les Yéménites, contre l’inertie du monde académique (aussi contre l’inertie des musulmans diplômés*, même si je n’ose encore le dire, je ne me sens pas assez légitime dans la communauté…). Mais là-bas, au terme de cette année 2011, les symptômes de Ziad ont déjà changé de nature. Avec l’enlisement de la révolution, Ziad sait que la fenêtre s’est refermée, qu’elle ne se présentera plus. Et que l’étape suivante, la seule concevable, c'est le retour de Jésus.

Épilogue

فَاسْتَمْتَعُوا بِخَلَاقِهِمْ فَاسْتَمْتَعْتُم بِخَلَاقِكُمْ كَمَا اسْتَمْتَعَ الَّذِينَ مِن قَبْلِكُم بِخَلَاقِهِمْ وَخُضْتُمْ كَالَّذِي خَاضُوا ۚ
« Ils ont joui de leur lot et vous jouissez du vôtre, comme ont joui ceux qui vous ont précédé. Vous dissertez comme ils ont disserté… »
(Coran 9:69)

Imaginons un monde, dans un futur pas si lointain, où les musulmans auraient abandonné toute responsabilité intellectuelle. Un monde où les musulmans auraient fait le choix de s’en remettre aux descriptions produites par d’autres - telles que « Algérien », « jeune », « musulman » etc. ; le choix d’incarner subjectivement ces descriptions, pour mieux profiter des niches associées dans l’écosystème cybernétique*. Un monde où l’on privilégierait un « être musulman », quitte à renoncer à l’être tout court ; où l’islam se limiterait à un discours magique, censé justifier cette situation, en y associant des rétributions dans un paradis imaginaire…

Bien sûr dans un tel monde, personne ne s’intéresserait à la démarche d’un anthropologue non-culturaliste, parti avec la ferme intention de ne pas mettre ses interlocuteurs dans des cases. Dans un monde où règne sans partage « l’anthropologie de l’islam »*, l’anthropologue converti à l’islam est une menace : pour l’anthropologie, pour la « Science » positive, mais surtout pour « l’islam » lui-même.

Dans un tel monde, on peut s’attendre à ce que la civilisation industrielle produise les pires massacres - tandis que les musulmans, n’ayant pas la moindre notion quant à leur place dans le système, continuent leurs petits calculs de hassanates, leurs petites invocations pour les populations exterminées. Une bonne conscience propalestienne achetée au supermarché de l’Occident libéral, coiffée de quelques attributs de piété, c’est tellement plus facile que de faire des sciences sociales : se confronter en conscience à la difficulté de produire une parole juste.

Je ne souscris pas à ce que dit Ziad, car nous ne vivons pas dans le même monde (nos interactions depuis quinze ans se comptent sur les doigts d’une main…). Je pressens pourtant que nous faisons le même diagnostique, à quelques traductions près. Des équivalences que je m’efforce d’établir sur ce wiki, car pourrait en découler un monde en commun.

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2)
Dans ma reprise d’écriture depuis décembre 2017, j’ai reconstitué en détail les circonstances de l’incident. Voir le dossier Waddah.
3)
Sur la notion d'alliance d'enquête*, voir la définition du glossaire, ainsi que mon texte : La “folie” de Ziad et les méandres de l’Alliance (rédigé il y a quelques jours).
fr/comprendre/personnes/ziad/contextes.txt · Dernière modification : 2024/03/27 16:29 de mansour

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