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La « folie » de Ziad et les méandres de l’Alliance

2024-03-25

Pour décrypter le rapport entre la « folie » de Ziad et mon enquête, un seul concept suffit : alliance d’enquête. Dans la méthodologie du terrain ethnographique, l’allié* est celui qui mise sur l’intelligence de l’enquêteur, et s’investit personnellement pour que l’enquête aboutisse. Ce n’est pas la même chose qu’un informateur.

Allié et informateur

Dans l’ethnographie de l’époque coloniale, l’enquêteur négociait sa présence auprès d’un chef traditionnel local, mais il travaillait ensuite avec l’aide d’un informateur : quelqu’un qui comprenait suffisamment la langue et la logique de l’enquêteur, donc en mesure de répondre à ses questions. Au Yémen, l’ethnographie s’intéressait surtout aux zones tribales des Hauts Plateaux, mais travaillait avec des collaborateurs originaires de l’arrière-pays d’Aden, c’est-à-dire de Taez. Cette ethnographie était « scientifique » et sûre d’elle-même, adossée à la présence militaire occidentale ; elle rémunérait ses informateurs et trouvait cela tout à fait normal. En fait, il n’y avait pas d’autre ethnographie* concevable (voir glossaire).

La situation est très différente à l’époque postcoloniale*, parce que la population étudiée vit dans le cadre formel d’un État-nation. L’État-nation a un besoin existentiel de sciences sociales, donc il accorde des permis de recherche à tour de bras (cf page de Mansour) ; il est généralement en guerre avec les zones tribales, donc il n’est pas question d’aller faire du terrain là-bas. L’enquêteur va faire du terrain dans des zones comme Taez, mobilisées par l’éducation supérieure et les perspectives d’émigration qualifiée, où il n’a aucun mal à se faire des amis - donc aucune raison de rémunérer ses informateurs.
À l’ère postcoloniale, l’enquêteur occidental est courtisé à un degré tel que les critères de scientificité sont nécessairement différents. Par exemple le fait d’observer ses propres affects, d’avoir une page de gauche dans son carnet de terrain, la réflexivité* d’enquête, voilà une idée typique.
Dans les sciences sociales postcoloniales, l’enquêteur rigoureux est celui qui a compris les conditions de son observation : qui ont été ses alliés, et pourquoi. Mais il ne le sait pas au départ, c’est l’analyse qui le détermine, souvent rétrospectivement.

L’enquêteur dans le brouillard

Avant les tragédies de l’année 2006-20071), je n’ai aucun moyen de savoir le poids que ma présence a représenté pour cette famille. Elle qui en 2003 semblait jouir d’un certain charisme, je constate les déboires qu’elle subit dans les premières années de mon enquête - mais n’est-ce pas le fonctionnement normal de ce milieu ? La description sociologique s’est refermée sur mes personnages à ce stade, et tout me pousse à le penser. Il y a juste une petite voix au fond de ma conscience, à peine audible, dont je ne sais pas quoi faire. Jusqu’au jour où Ziad met le feu à sa maison, quelques heures après mon retour à Taez…

L’alliance d’enquête n’est pas un caprice subjectif de l’enquêteur, décidant qui il va citer dans les remerciements et à qui il ramènera une boite de chocolats. L’alliance d’enquête, c’est la poutre maîtresse d’une enquête, où l’enquêteur place sa crédibilité scientifique, et dont dépend la validité de toutes ses observations.

À la veille de l’incendie, je ne sais pas encore quelle est cette poutre. J’ai une thématique centrale, « l’homoérotisme »*, mais je n’ai pas encore conscience des conditions qui m’ont permis de construire ma recherche sur cette thématique. Je doute de mon orientation sexuelle dans cette période, en lien avec mon enquête au Yémen : les Yéménites le savent, je sais qu’ils le savent, et toutes nos interactions tournent autour de cette thématique. Ce que je ne sais pas, c’est la pression que cette situation fait peser sur Ziad (la seule personne qui serait en position de me dominer sexuellement). J’ai tendance à penser que Ziad est rendu fou par les valeurs de son milieu - mais pas fou au sens psychiatrique du terme : je n’arrive pas à comprendre pourquoi nos rapports sont si conflictuels. En fait je suis piégé dans l’image d’un monde désuni, où il y a des Yéménites plus ou moins « tribaux », plus ou moins « raisonnables », des masculinités plus ou moins « dominatrices » : une vision minée par le dualisme* épistémologique. Je constate toutes ces nuances, mais je cherche un dénominateur commun, que je n’arrive pas encore à nommer : le viol souhaitable de l’observateur. Ce qui est encore inconcevable à ce stade, c’est que ce non-dit concerne en fait la société yéménite toute entière. Je dois commencer à rédiger ma thèse, mais comme par hasard, je n’arrive pas à fixer le plan. Et malgré la crainte que m’inspirent les rapports avec Ziad, je reviens à Taez chercher l’inspiration…

Un homme lucide

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’acte du 19 août 2007 n’est pas celui d’un déséquilibré. C’est d’abord l’acte d’un homme qui a tout perdu, dans une succession de circonstances étroitement liées à la corruption ambiante (voir l’entretien à Watani FM de 2021), mais aussi en lien avec cette enquête, et qui ne s’est jamais départi de sa propre exigence morale. L’enquête l’a aussi rendu plus autonome, intellectuellement, en le confrontant à des questions qu’il ne se posait pas jusque là.

« N’oubliez pas qu’il y aussi de mauvais parents, et leurs enfants ont besoin de protection, ne l’oubliez pas non plus. C’est pourquoi dans les relations familiales, les manières occidentales sont plus belles que les manières orientales. À 18 ans, l’enfant est un jeune indépendant, capable d’assumer sa responsabilité et ses décisions, et personne ne s’en mêle. Et si les parents sont mauvais, on leur enlève le droit de garde… » (9 mars 2024, 19:36)
· 2024/03/25 17:26

Le seul tort qu’il peut formuler à l’époque, et qu’il leur adresse de manière lancinante, est de ne pas avoir accueilli convenablement l’Occidental. En se vengeant des électrochocs que sa famille lui a fait subir, Ziad veut surtout se libérer de leur emprise mentale. C’est une décision difficile, mais à laquelle il est acculé. Il passe à l’acte le jour de mon retour, pour qu’une personne au moins soit témoin de son geste. Ziad mise sur l’intelligence de l’enquêteur, la cohérence de l’alliance d’enquête, il n’imagine pas un instant que je pourrais m’y dérober…

Les surprises de l’alliance avec Dieu

Selon toute vraisemblance, Ziad n’avait pas prévu ma conversion à l’islam. Selon toute vraisemblance, l’incendie n’était pas un coup de billard à trois bandes, conçu pour obtenir la conversion de l’enquêteur. Pourtant ma culpabilité était telle, l’emprise de son intelligence, que je l’ai immédiatement pensé, et cette idée n’a pas cessé de me hanter.

Je me suis tout de même converti à l’islam quelques semaines plus tard, mais je me suis converti contre Ziad - et aussi contre la société environnante, coupable à mes yeux d’avoir laissé l’histoire arriver jusque là. Une fois en France, je me retrouve passablement isolé : un musulman tombé du ciel, converti dans des circonstances plus qu’improbables. C’est pourquoi je me suis finalement rapproché de Yazid, le dernier frère de Ziad, dont je suis devenu une sorte de mawla°, de protégé. Personne n’était mieux placé que lui pour m’accompagner, comprendre l’ambivalence de mes motivations, et de fait nous sommes devenus extrêmement proches. Mais il était hors de question d’aider Ziad à venir en France, où je devenais moi-même peu à peu étranger.

La seule issue possible était que Ziad guérisse et que ça fasse une belle histoire, négociable dans le champ académique. Au printemps 2009, j’obtiens l’avance du Prix Michel Seurat : toutes les planètes semblent alignées, et Yazid se lance en politique… Ziad se retrouve alors piégé dans une sorte de ménage à trois, et c’est alors que commencent les symptômes de schizophrénie : la main posée sur la tempe, Ziad passe des coups de téléphone à un metteur en scène imaginaire (al-mukhrij - voir vidéo de 2008), qu’il insulte copieusement de jour comme de nuit, au grand dam des voisins. Ma conversion pesait sur Ziad, c’était évident : ma familiarité renouvelée avec le quartier, un unanimisme dont il cherchait précisément à s’extraire (seconde vidéo).

La situation est insoluble, et je dois finalement me retirer, fin 2010. À l’époque, j’ai toujours l’espoir de rejoindre la communauté musulmane française, voire internationale, si je suis un jour entendu. Mais quel espoir reste-t-il à Ziad ?
Plus lucide que moi, Ziad voit bien que les musulmans n’acceptent pas notre histoire, et qu’ils ne l’accepteront jamais. Aussi place-t-il son espoir dans une revanche du christianisme, dans la dignité du monde dont je viens. La démarche est intellectuellement valide, aussi valide que la mienne. J’ai beau être musulman, depuis maintenant dix-sept ans, comment pourrais-je la lui reprocher ?

« En tant que Seigneur d’Israël, ma vraie bataille sera avec les églises chrétiennes… » (22 mars 2024)

Finalement Ziad et moi sommes sur la même longueur d’onde. Moi aussi, je peux en vouloir aux églises instituées, aux sciences sociales et aux musulmans diplômés : à toutes ces personnes et institutions, qui tirent leur subsistance du « choc des civilisations » et font commerce du dialogue inter-religieux. Ces institutions dont la raison d’être était d’accueillir ma petite voix, et celle de Ziad, pour permettre aux sciences sociales de reconstruire un monde en commun. Or jusqu’à ce jour, ces institutions n’ont jamais fait place à notre histoire. Les résistances sont énormes, mais la puissance de Dieu est plus grande encore. Dans les méandres de Son alliance, Il est aux côtés des patients.

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1)
Échec matrimonial de Ziad, mort de son grand frère Nabil puis internement de Ziad, dans l’espoir de le convaincre de reprendre son poste à la tête de la police des souks.
fr/comprendre/personnes/ziad/alliance.txt · Dernière modification : 2024/03/27 14:45 de mansour

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