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Temporalité de l’intersexuation

fr:comprendre:moments:intersexuation Sommaire intersexuation

Rédigé le 3 mars 2023 (initialement ici)

La qualification précise des faits d'octobre 2003 (…acculé à un rapport homosexuel subi…) ouvre la voie à une mise en relation explicite entre cet incident et mes démarches de recherche successives.
D’une manière générale dans la suite de mon travail :

  • mes efforts de modélisation visaient à expliquer comment j’avais été acculé
    (fonctionnement des rapports de face sur l’arène du Hawdh al-Ashraf…)
  • mes efforts méthodologiques visaient à compenser le caractère subi
    (fermeture sur mon propre point de vue, auto-validation des hypothèses sociologiques, « encliquage »1)…).

⇒ Je m'inscris par mon travail dans une double contrainte*
Remarquer l'analogie formelle avec fr:explorer:intersexuation
(description des rapports Occident/Orient en termes d'intersexuation réciproque).

Mais cette démarche se décline différemment selon les circonstances. Mon travail connaît plusieurs césures - toujours liées à cette impasse originelle - qui expliquent mes différents « tours de piste » :

Sceau mésopotamien, vers -2550. Sceau cylindrique de la Mésopotamie archaïque (Irak actuel), vers -2550 (Musée du Louvre)

La césure du retour sur le terrain

En 2003-2004, l’année universitaire suivante, je me défais progressivement de mon agressivité subjective envers Ziad (voir 15 octobre 2003 : dernière confrontation avec Ziad), au fil de la rédaction, à travers la construction d’une hypothèse sociologique. Je fais toute une histoire de la frontière urbanistique entre le quartier et le carrefour, mais ce que j’appelle « stigmatisation » n’est en fait rien d’autre que ce rapport sexuel : je nomme « stigmatisation » les circonstances qui m’ont empêché d’écrire mon mémoire face à mes interlocuteurs.

2004-2007 : Le retour sur le terrain pose d’autres types de problèmes. Mon obsession dans cette période est de retrouver le chemin du rapport de face. C’est ce qui produit mon identification avec les hommes de peine, lors de mon second terrain (juillet-octobre 2004) : j’ai l’intuition que la ville a dû leur faire quelque chose d’analogue, qu’ils stagnent sur le rond-point non parce qu’ils sont des « cul-terreux », mais parce qu’ils ne savent plus interagir. Du jeune villageois naïf jusqu’à l’ouvrier brisé, je distingue une gradation de cas. Mais je découvre aussi, avec les jeunes Asbur, la possibilité d’un rapport plus offensif à la ville. C’est cette posture que je m’approprie lors de mon troisième séjour, à travers l’apprentissage des boutades aux côtés de Lotfi.

La césure de l’incendie

Dans toute cette période 2004-2007, c’est peut-être contre-intuitif mais ma présence au Hawdh al-Ashraf repose sur un consensus, lié précisément à ma reconnaissance subjective de ma propre « homosexualité » (identification au père de juin 2004) :

  • je me souviens que j’ai « passé à l’acte »
    - ou plutôt mon corps s’en souvient, moi je ne comprends plus rien…
  • mais je me souviens aussi que la société m’y a contraint.
    - et là encore, je ne sais pas ce que ça veut dire, je ne sais pas nommer cette chose qui m’a contraint (« la société » ça veut dire quoi??).

La seule chose que je sais, c’est que je suis revenu, que l’idée d’homosexualité m’y a aidé, et que je suis toujours vivant : au Hawdh al-Ashraf, je suis toujours quelqu’un. Donc derrière cette idée « d’homosexualité », il y a bien quelque chose de social, qui permet ma présence, quelque chose comme un contrat - cf mon échange avec Abdulrahman le 6 mars 2006 (on devine dans mes notes l’aplomb avec lequel je lui réponds…). En ce sens j’ai réellement confondu islam et homosexualité, j’ai sincèrement pris l’un pour l’autre.

De cette situation découle le dualisme* (rouge/bleu) de toutes mes observations à cette époque. Car dans les circonstances qui m’ont mené à cette impasse, il y a deux types de responsabilités - ceux qui m’ont plutôt tiré et ceux qui m’ont plutôt poussé :

  1. ceux qui m’attiraient en dehors de ma zone de confort (essentiellement Ziad, aussi Nabil, le quartier en général),
  2. ceux qui maintenaient mon confort au-delà du raisonnable, en me caressant toujours « dans le sens du poil » (essentiellement Taher, Khaldoun, les commerçants en général).

Configuration inévitable, mais dont ma perception est sexualisée après l’expérience d’octobre 2003 :

  1. J’ai tendance à soupçonner les premiers d’être des dominateurs ou des « pervers narcissiques » : ceux qui, après m’avoir attiré dans une relation, ont essayé de me dominer, et ont ainsi contribué à m’égarer.
  2. J’ai tendance à soupçonner les seconds, parallèlement, d’être des opportunistes, qui ne cherchaient à travers moi qu'à se mettre valeur, ou flatter leur propre « modernité » : n’ai-je pas un peu payé pour eux quelque part ?

Par rapport à ma honte, je ne peux pas m’empêcher de les situer sur des plans différents, du fait de l’ancrage corporel de la relation :

  1. le rouge a un rapport « l’oralité » (ou en tous cas avec le visage),
  2. le bleu a un rapport « l’analité » (ou en tous cas avec l’assise, y compris théorique).

C’est ce biais structurel que je tente de corriger à travers mes analyses, et par ma démarche de rester enquêter à cet endroit. Je me donne les moyens d’écrire autre chose que cet antagonisme sociologique binaire, que j’aurais tendance à projeter rétrospectivement.

À cette époque (2004, 2006), je crois encore à une réconciliation par la sociologie. Bien sûr les choses changent, avec le décès de Nabil, suivi de l’internement de Ziad, qui excluent toute possibilité de réconciliation. Je réalise que j’ai eu tort d’espérer, autour de mon étude, réunir des entités aussi abstraites que « les Yéménites » et « l’Université ». Quelque part ni les Yéménites, ni les sociologues, n’ont vraiment envie que j’écrive autre chose… Donc si j'espère être fidèle à moi-même dans ce que j'écris, je dois fonctionner autrement.

En 2007-2010, ma conversion à l’islam ne change pas grand-chose en apparence : je suis déjà au Yémen, je jeûne déjà à Ramadan par « observation participante »*… J’ajoute la pratique de la prière, mais je reste entièrement mobilisé sur mon enquête sociologique (discipline déjà sulfureuse en elle-même), autour de la notion non-moins sulfureuse d’homoérotisme*… En fait, ma conversion change quelque chose à un niveau plus profond : c’est un changement de point de vue sur le contrat, celui qui nous rassemble, celui qui peut potentiellement nous rassembler. Ma thèse ne peut plus porter simplement sur « Comment les Yéménites m’ont acculé… » ; elle doit prendre en compte aussi ma responsabilité vis-à-vis de Ziad et de sa famille, comment ma présence les a acculé eux…

Ils sont tout de même peu cohérents, ceux qui vantent les mérites de la critique féministe et promeuvent la réflexivité d’enquête* (= la possibilité que le chercheur soit acculé par sa honte), mais me disent que « Ziad serait devenu fou de toute façon… ». C’est exactement la même question ! S’il est concevable que je sois acculé à un rapport homosexuel, même dans un pays étranger, il est bien concevable que Ziad perde sa virilité par ma faute dans son propre pays !

La césure du Printemps Arabe

La période 2007-2010 est une période de retrait progressif du terrain. De plus en plus conscient de ma dette, écrasé rétrospectivement par la honte, je reste la tête tournée vers le monde académique. De fait, seule une réussite dans ces institutions peut me permettre de retourner là-bas la tête haute. D’où mon travail avec abnégation dans cette période, sur les outils formalisés de l’oeuvre batesonienne, que j’ai l’espoir de revendre à l’institution.
Bien sûr, l’année 2011 change profondément la donne. Avec le Printemps Arabe, l’idée fait jour que le salut pourrait éventuellement venir du Sud…

Les années 2011-2013, je suis persuadé d’être de retour au Yémen dans un mois de temps, prêt à faire mes valises du jour au lendemain… Dans ce contexte, la subtilité formelle de Gregory Bateson perd un peu de son attrait : c’est là que je m’attaque sérieusement à l’histoire de la théologie musulmane (à travers la médiation d’Ovamir Anjum).
Parallèlement, la rationalité de mes interlocuteurs académiques ne va plus de soi : eux aussi sont acculés, contraints par des forces qui les dépassent - comme ma directrice de thèse, les yeux rivés sur la révolution tunisienne, ou comme mes autres interlocuteurs en sciences sociales, tétanisés devant l’affaire Merah. Je ne crois décidément plus aux sciences sociales, ou plus pareil : je ne crois plus en leur capacité à repousser les frontières de l'entendement.

La césure des Gilets Jaunes

2014-2018 : mon installation à Sète, il faudra aussi l'analyser en termes « d’oralité » (rouge) et « d’analité » (bleue)…

Si je pense à ma vie en 2017, l’année de l’élection d’Emmanuel Macron, je vois essentiellement le poste de radio de ma cuisine, branché sur France Culture ; je vois la prière hebdomadaire du vendredi, des rapports tout juste cordiaux avec les musulmans de Sète dont je n’attends plus rien (ils n’ont même pas su défendre la mosquée du centre-ville…). Je vois surtout ma participation systématique et enthousiaste à tous les scrutins électoraux - primaires de la droite, primaire de la gauche, présidentielles, législatives - je vois des bulletins de toutes les couleurs de l’arc en ciel, pour soutenir chaque fois le candidat le moins pire, que j’invite volontiers à la table de ma cuisine… Le système électoral est le dernier lien qui me rattache à mon pays, à ma langue maternelle, et ma honte se réduit aux murs de mon appartement. Mon univers s’est à la fois dilaté intellectuellement, et singulièrement rétréci.

L’été 2017, je mets mon appart sur AirBNB et pars en pèlerinage à la Mecque. Je suis accueilli à mon retour par la vague « Me too ». C’est dans ce contexte que je me replonge dans les incidents d’octobre 2003 (vidéo face-caméra puis chantier « scène primitive »), je n’ai simplement pas d’autre choix. Je passe l’année 2018 en apnée dans mes souvenirs du Hawdh, jusqu’à un certain 17 novembre

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1)
L'expression est de Jean-Pierre Olivier de Sardan, dans son article : La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie, publié dans Enquête (1995).
fr/comprendre/moments/intersexuation.txt · Dernière modification : 2023/07/09 14:09 de mansour

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