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fr:atelier:islam:abduction

L'abduction, une « structure logique » de la guidance ?

بسم الله الرحمن الرحيم
الحمد لله الذي هدانا لهذا وما كنا لنهتدي لولا أن هدانا الله

Louange à Allah qui nous a guidé à l’islam, et nous n’aurions su nous guider nous-mêmes si Allah ne nous avait guidé.

Note d’ouverture (Antony, le 7 avril 2023)
J’inaugure aujourd’hui cette section, en accès restreint aux frères et aux sœurs en islam. Le dokuwiki offre cette possibilité, mais je n’en ressentais pas le besoin jusque là. Je suis devenu musulman il y a un moment déjà (2007), mais c’était « sur le terrain » à 5000 km d’ici. Ma priorité a toujours été de revenir chez moi à travers une écriture publique (cette fameuse thèse que je devais soutenir…). Je suis toujours parti du principe que les musulmans étaient solidaires de cette démarche, fut-ce de manière tacite. Ce n’était pas forcément le cas, mais peu importe aujourd’hui : j’écris maintenant en région parisienne, depuis la maison où j’ai grandi, où ma famille fait preuve d’une certaine solidarité avec ma démarche. Alhamdilillah je n’ai pas besoin de plus. Et c’est le moment pour moi de poser ma contribution à la Communauté.

Ce que j’ai à apporter, c’est essentiellement l’éclairage de :

  • l’épistémologie*, c’est-à-dire la théorie de la connaissance et de l’apprentissage ;
  • l’anthropologie fondamentale*, c’est-à-dire l’agencement des différentes cultures et formes d’organisation sociale ;
  • l’histoire de longue durée, notamment l’histoire de l’Europe*, la compréhension transhistorique du fait culturel monothéiste.

J’aimerais montrer l’utilité de ces trois domaines pour les différentes questions qui occupent la communauté musulmane. Et je commencerai par la plus importante, celle de la guidance (al-hudâ) : comprendre comment Allah nous guide, ici et maintenant, dans le contexte qui est le notre.

Deux moments d’exploration

Lorsque j’ai commencé à apprendre l’arabe, à l’âge de dix-huit ans (hiver 1999), j’étais élève dans une classe préparatoire scientifique très compétitive, et j’avais franchement autre chose à faire ! Mais parmi nos camarades, il y avait cet Arabe que nous appelions Momo, un matheux génial, récemment arraché à sa ville natale dans le Sahel tunisien, dont la compagnie me transportait. J’ai commencé à apprendre l’arabe pour rester digne, pour ne pas trop peser sur lui. Assez rapidement, j’ai constaté que cette langue me portait, que mes résultats n’en étaient que meilleurs, et que je pouvais mener les deux de front. Mais à l’origine, je ne recherchais rien d’autre que mon propre plaisir : faire dans cette langue étrangère l’expérience de moi-même, de ma propre structure abductive*, pour parler comme Bateson…

C’est le cas de toute démarche exploratoire. De même, personne ne m’a demandé de faire la prière huit ans plus tard, au début de ma troisième année de thèse (2007) : ni les Yéménites (qui avaient pris acte de mon incroyance depuis longtemps), ni ma directrice de thèse (très réservée sur ce plan-là). Là encore j’ai commencé à la faire, j’ai constaté qu’elle me portait, qu’elle m’aidait à affronter les contraintes intellectuelles et morales de ma situation, plutôt que de les fuir.

On ne se convertit pas à l’islam par « observation participante »*. Je ne vois pas comment j’aurais pu me convertir à l’islam, si je n’avais pas été parmi les Yéménites dans une démarche exploratoire : une démarche de recherche en sciences sociales généralistes - plutôt que culturaliste, qui n’aurait fait qu’appliquer tel ou tel paradigme, inscrire le Yémen dans telle ou telle chapelle théorique. Je ne vois pas comment j’aurais pu me convertir à l’islam, si ma recherche d’anthropologie n’avait pas eu l’ambition d’être symétrique, de ne pas laisser les Yéménites seulement en-dessous du microscope.

Bateson et la structure qui relie

La double réception de l’oeuvre Batesonienne au Moyen-Orient (extrait présentation 2019)

En anthropologie, je suis un adepte de Gregory Bateson, l’un des grands penseurs du XXème siècle, dont l’influence souterraine est déjà considérable dans certains domaines (psychologie de l’apprentissage, techniques de développement personnel, y compris « islamique ». Mais la pensée batesonienne propose des outils intellectuels beaucoup plus subtiles, qui permettent de rendre justice à la foi dans le cadre rationaliste et « laïque » de la science moderne. Notamment cette expression fétiche de « la structure qui relie », qui chez lui a peu ou prou la place de Dieu :

« Si l’on brise la structure qui relie entre eux les éléments de l’apprentissage, on en détruit nécessairement toute la qualité. » (voir citation n°5)

En termes d’analyse logique plus rigoureuse, la « structure qui relie » renvoie au concept d’abduction*, que Bateson reprend à Peirce, et qui joue chez lui aussi un rôle important. Dans tout ce que je raconte sur mon wiki, d’une certaine manière, il n’est question que de cette leçon épistémologique fondamentale.

J’aimerais montrer qu’on ne se convertit pas à l’islam par déduction, ni par induction, mais par abduction. J’essaierai ensuite de montrer pourquoi la confusion d’esprit sur cette question (à travers le phénomène du concordisme notamment), comporte des conséquences dommageables pour la communauté, et pour ses rapports avec la société française.

On ne se convertit pas sous un objectif

On ne se convertit pas en prenant l’islam pour objet, comme on reçoit la correction d’un exercice de mathématiques (déduction), ni même comme on constate la validité d’une théorie scientifique (induction). On se convertit à l’islam parce qu’on exporte un raisonnement élémentaire, dont on a reçu l’intuition.
Voici comme Bateson décrit l’abduction :

« Nous pouvons observer l’anatomie d’une grenouille, puis chercher autour de nous, chez d’autres êtres vivants, des exemples des mêmes relations abstraites ; nous pouvons même, dans ce cas, les retrouver en nous-mêmes. Ce prolongement latéral des composants abstraits de la description s’appelle l’abduction. » (voir aussi la définition du glossaire)

C’est exactement ça. On se convertit parce qu’on laisse une intuition formelle s’échapper, vers tout ce que Dieu embrasse de Son regard. Mais ce n’est pas toujours possible. Pour que l’intuition s’échappe de son cadre initial, il faut que soient réunies certaines conditions, que Dieu seul connaît à l’avance.

Entre mon apprentissage de l’arabe (1999) et ma conversion à l’islam (2007), il n’y a pas de ligne directe. Il y a plutôt une série de tâtonnements personnels, la vie d’un jeune homme entre dix-huit et vingt-sept ans.
Désolé d’insister, mais il ne suffit pas d’apprendre l’arabe pour se convertir à l’islam. En 1999 mon père était sur le point de mourir, je n’étais pas sûr de vouloir faire de la physique, je n’avais pas de petite amie… : il y avait quantité d’autres questions dans ma vie, qui m’importaient au premier chef, beaucoup plus qu’une conversion qui ne m’était même pas concevable.

J’insiste encore : on ne se convertit pas à l’islam parce qu’un téléscope a vu une fente dans la Lune, parce que la prestigieuse Nasa retrouve un fait évoqué dans le Coran. Allah est certes omnipotent - on peut être guidé à travers tous les domaines du savoir et toutes les circonstances de la vie - mais il y a quand même une structure formelle indispensable à la conversion, pour des raisons épistémologiques : une structure indissociable de l’idée-même de Dieu.

Une expérience fondatrice

Cette structure ou cette prise de conscience, je l’ai touchée pour la première fois dans des circonstances très particulières, en octobre 2003. Je venais de passer deux mois à Taez, immergé dans la société yéménite, tout en prenant des notes chaque soir dans mes carnets de terrain. Il restait encore trois semaines avant mon vol retour, mais je n’étais pas du tout prêt à rentrer : le nœud de l’histoire continuait de se dérober, et je ne savais pas du tout ce que j’allais pouvoir écrire dans ma maîtrise. Et puis voilà que le 4 octobre au matin, dans la capitale Sanaa, l’un de mes interlocuteurs me fait une proposition sexuelle - en tous cas ce que je comprends comme tel…

« Nous pouvons observer l’anatomie d’une grenouille, puis chercher autour de nous, chez d’autres êtres vivants, des exemples des mêmes relations abstraites ; nous pouvons même, dans ce cas, les retrouver en nous-mêmes. »

Dans ces circonstances précises, dans la situation née de ce quiproquo, j’ai découvert quelque chose d’inattendu : un « prolongement latéral », par rapport à tout ce que j’avais été capable de penser jusque là. Dans mes carnets, la prise de note s’interrompt. Cette chose inattendue change tout, et quelque part elle remet tout en place. C’est un cauchemar pour le jeune homme, mais j’essaie de gérer au mieux. Trois semaines plus tard j’étais rentré chez moi, j’ai écrit une très bonne maîtrise. Mais
Il y a un « mais », sinon je ne raconterais pas cette histoire, je ne serais même pas là pour en parler ! - …Mais je suis revenu.

« …Qu'on ne puisse abolir simplement les tendances exploratrices des rats en leur proposant des boîtes à explorer, voilà qui semble intriguer les psychologues… » (voir L'argument de Bateson sur l'exploration)

Je suis revenu parce que huit mois plus tard (juin 2004), j’ai eu une « révélation », que j’ai formulé à l’époque en termes d’homosexualité. J’ai pensé que j’étais homosexuel, qu’en fait mon père lui-même était homosexuel, et que les Yéménites étaient homosexuels - pas juste quelques individus, pas les « homosexuels yéménites » dont parlent les médias : j’ai pensé que tous les Yéménites étaient homosexuels, fondamentalement…
Derrière le terme homosexualité, j’avais identifié un certain aspect de l’islam, en le raccordant à des choses dans lesquelles j’ai grandi (la bisexualité psychique, dont j’avais toujours entendu parler par ma mère psychanalyste, et que grâce aux Yéménites j’identifiais en moi pour la première fois). Mais sinon j’étais la même personne, tout aussi pudique et respectueuse qu’auparavant. De fait mon retour s’est très bien passé. J’ai poursuivi mon enquête, l’exploration a continué…

La responsabilité de la communauté

On ne se convertit pas à l’islam par déduction, ni par induction. Il ne suffit pas de parler arabe et d’observer la vie sociale, avec le « mode d’emploi » entre les mains (le Coran). Ça, c’est ce que faisaient les Orientalistes, mais on ne se convertit pas en restant dans un cadre épistémologique dualiste*, dans l’illusion d’une correspondance terme-à-terme entre le corps et l’esprit.1)

- « Apportez-nous donc une preuve incontestable ! », disent les incroyants.
- « Il n’est pas en notre pouvoir de vous fournir une preuve quelconque sans la permission du Seigneur. C’est en Dieu que les croyants doivent placer leur confiance ! » (Coran 14:10-11)2)

Ça ne marche pas comme ça. Il faut des gens qui témoignent en chair et en os : qui tiennent tête et font face comme ils peuvent - malgré toutes les complications générées par le système mondial, qui retombent toujours sur les mêmes. Il n’y a pas de conversion sans témoignage, et il n’y a pas de témoignage sans évènement3), sans s’interposer dans une partition dualiste trop bien réglée.

On se convertit à l’islam au terme d’une séquence exploratoire, qui n’implique pas seulement la personne concernée, aussi ses interlocuteurs. Recevoir ces cheminements, c’est donc la première obligation qui incombe à la communauté.4) Je connais l’arrogance des sciences sociales, qui se construisent sur des interlocuteurs captifs, et qui ne supportent pas qu’on cesse de les écouter - mais combien de temps encore devra durer ma pénitence ??

Cette séquence exploratoire forme un tout, reliant des personnes et des histoires, ici et là-bas. En découpant cette séquence, en ne sélectionnant que ce qui vous intéresse, vous exportez vos déchets dans les pays du Sud et vous fabriquez la guerre civile.

Je ne parle même pas de l’utilité qu’aurait pu avoir mon travail après 2011 et le soulèvement de cette ville (dont j’étais potentiellement le seul spécialiste dans l’université occidentale…). Très prosaïquement, vous fabriquez la guerre civile au sein de cette famille : entre le jeune homme de Sanaa et ses cousins, les personnages de mon travail à Taez - mais aussi entre les personnages eux-mêmes : Ziad, Yazid et Ammar, et dans d’autres familles, Lotfi et Khaldoun, Shakib et Ammar H, Taher…5)

L'intuition primordiale

L'abduction, ou une éthique batesonienne de la pensée : l’intuition d’une responsabilité de mon regard dans la désunion.

Finalement, c’est cette observation qui m’a conduit à la conversion, c’est cette intuition que j’ai retournée vers Allah. On pourra lire mon texte de 2012 : L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000. Texte centré sur la famille de Ziad, à laquelle je m'accrochais à l'époque, avec laquelle je reste en lien jusqu'à aujourd'hui. Mais ce texte n'est qu'une déclinaison possible de ce même thème batesonien.

Je ne me suis pas converti parce que ma recherche « prouvait l’islam », et pas non plus parce que ma recherche m’avait mis dans une impasse totale, non… J’étais au Yémen et j’essayais de faire des sciences sociales, avec des Yéménites pas très bavards, un peu fuyants… Un jour j’ai décidé de faire autre chose de leur silence. Là encore, j’ai constaté que je pouvais tout mener de front.

« O Moïse! Approche et n'aie pas peur : tu es du nombre de ceux qui sont en sécurité. Introduis ta main dans l'ouverture de ta tunique: elle sortira blanche sans aucun mal. Et serre ton bras contre toi pour ne pas avoir peur. Voilà donc deux preuves de ton Seigneur pour Pharaon et ses notables. Ce sont vraiment des gens pervers. » (Coran 28:31-32)

  1. Quand j’ai pénétré pour la première fois dans la mosquée de Hawdh al-Ashraf (2007),
  2. quand j’ai appris l’arabe (1999),
  3. lors de ma première expérience « homosexuelle » (octobre 2003)…

Que vous le vouliez ou non, ces expériences successives ont toutes reposé sur la même structure abductive*, dont elles constituent l’extension progressive. Et que vous le vouliez ou non, elles se superposent pour moi aujourd’hui aux récits coraniques, qui m’aident à les comprendre rétrospectivement.6)

Vous pouvez hurler au blasphème, crier autant que vous le voulez, vous n’y pourrez rien. Dieu guide qui Il veut, comme Il veut, et ce que vous en pensez m’importe peu.
Ce qui m’importe par contre, c’est la vulgarité du regard porté sur le Yémen, sur ceux qui ont porté témoignage. Aussi la vulgarité du regard porté sur mes proches, et sur mes concitoyens. Si j’ai finalement exhumé cette affaire, ces toutes dernières années, c’est par réaction au fonctionnement de la Communauté.

En tant que musulman, je refuse que l’islam serve d’alibi à une communauté de complaisance. Je ne crois pas que les musulmans, toujours et partout, subissent les injustices du monde : je crois aussi qu’ils les génèrent. Parce qu’à chaque époque, les musulmans « donnent le la » : ils donnent la fréquence sur laquelle se calent tous les instruments de l’orchestre.7) Les musulmans ont donné le la de l’époque postcoloniale*, jusqu’à ce que ses contradictions ne soient plus tenables même pour eux (2011). Mais ils donneront le la de nouveau dans l’époque qui vient. Dans l’intervalle, ce ne sont pas forcément eux qui souffriront le plus. Et rien n’est plus détestable que l’indifférence se réclamant de l’orthodoxie.

1)
Si les Orientalistes ne devenaient pas musulmans, c’est parce qu’ils restaient dans ce cadre épistémologique-là, avec la complicité active des Oulémas et de la notabilité urbaine. D’ailleurs les soufis ont eu un rôle plus subversif, dans cette période de résistance à la colonisation (rôle qui n’est plus le leur aujourd’hui).
2)
Remarquons les choix opérés par les traducteurs face à ce verset. La traduction ci-dessus est de Mohammed Chiadmi. Celle d’Hamidullah-international ne me convenait pas : « Il ne nous appartient de vous apporter quelque preuve, que par la permission d'Allah. » En lisant cela, pas de doute que les preuves existent et que « nous » les avons en main - certes par la permission d’Allah (ça ne mange pas de main…). Je suis donc allé chercher la traduction originale de Hamidullah (édition 1959, p.340). Surprise : la traduction ne parle plus de preuve, mais conteste l’idée-même d’autorité (autre traduction de sultân) : « Et qu’aurions-nous à venir avec quelqu’autorité, que par permission de Dieu ? ». Voir Coran 16:100 pour un usage très négatif de sultân (l'autorité de Satan sur ceux qui le prennent pour allié…).
3)
Je place ici la notion d’évènement, travaillée par la théologie chrétienne et par la philosophie. Cf séminaire sur Paul et les philosophes, suivi à l’Institut Protestant de Théologie de Montpellier pendant l’année 2016-2017 - mais Paul de Tarse n’a pas le monopole de l’évènement…
4)
Je m’exprime ici comme anthropologique, d’un point de vue strictement logique. Je n’ai pas d’argument en tête en termes de droit, et en quinze ans je n’ai pas trouvé un seul faqîh disposé à se pencher sur cette question. Mais peut-on concevoir une communauté des pieux prédécesseurs, qui se serait désintéressée des histoires de conversion ?
5)
Voir l’index des personnes : l’idée de mon travail est justement de « re-calibrer » mes observations à partir de mon propre cheminement, pour en tirer un tableau plus cohérent et plus unitaire de cette société.
6)
[Cette superposition aux récits coraniques est utile dans une démarche régressive : pour comprendre « ce qu'il y avait de monothéisme » dans mon égarement, reconstituer ainsi la matrice monothéiste, et porter dans la société française un témoignage constructif… Cette démarche n'est-elle concevable que dans l'esprit d'un anthropologue?]
7)
de l’orchestre européen* surtout - le reste du monde sait garder la main sur sa fréquence propre.
fr/atelier/islam/abduction.txt · Dernière modification : 2023/07/15 23:45 de mansour

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