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L'argument de Bateson sur l'exploration
« …Qu'on ne puisse abolir simplement les tendances exploratrices des rats en leur proposant des boîtes à explorer, voilà qui semble intriguer les psychologues… »
Bateson utilise souvent la notion d'exploration pour expliquer la théorie des types logiques et sa pertinence pour les sciences du comportement. Je reproduis ici deux extraits.
Cet argument est directement transposable au rôle de l'homoérotisme dans mon enquête, que mes interlocuteurs religieux ont énormément de mal à intégrer : le fait que je ne peux simplement pas me repentir de l'homoérotisme, et du cheminement intellectuel qui m'a permis d'aboutir à l'islam. Cette repentance qu'ils me demandent n'a pas de sens. Le fait que ce point fasse obstacle au dialogue est symptomatique d'un dysfonctionnement grave, et beaucoup plus large, de ce qu'on pourrait appeler la conscience intellectuelle musulmane - du moins en contexte occidental.
Ma conscience de cet enjeu constitue l'arrière plan de mon comportement depuis quinze ans : depuis mon retour au Yémen et mon alliance avec Yazid en 2008, un an après ma conversion, jusqu'à ces toutes dernières années, avec ma volonté d'exhumer l'incident d'octobre 2003.
version courte
« Bon nombre de concepts circulent couramment, tant chez le profane que chez le spécialiste, qui comportent des erreurs implicites de type logique. Prenons par exemple l'« exploration ». Qu'on ne puisse abolir simplement les tendances exploratrices des rats en leur proposant des boîtes à explorer, voilà qui semble intriguer les psychologues. Or, quel est le résultat de telles expériences? Le rat apprend-il à ne pas mettre son museau dans les boîtes? Non. Il apprend simplement à ne plus mettre son museau dans les boîtes particulières qui ont délivré des décharges électriques quand il les a inspectées. En d'autres termes, nous nous trouvons devant une différence d'apprentissage : apprendre sur le particulier n'est pas apprendre sur le général. Faisant preuve d'un peu d'empathie pour le rat, nous comprendrons aisément que, de son point de vue, il n'est guère souhaitable d'apprendre la leçon générale ; son expérience de la décharge, quand il met son museau dans une boîte, lui indique qu'il a eu raison de mettre son museau dans cette boîte pour obtenir l'information qu'elle délivrait une décharge : de fait, le « but » de l'exploration n'est pas de découvrir si l'exploration est une bonne chose, mais d'obtenir des informations sur ce qui est exploré. Et le cas général est d'une tout autre nature que le cas particulier. »
Gregory Bateson, La nature et la pensée (Seuil 1984), pp. 131-132 :
version longue (avec applications)
5. Les systèmes qui sont capables de processus mentaux sont souvent caractérisés, quand ils sont suffisamment complexes, par des hiérarchies de types logiques dont nous avons assez longuement parlé plus haut.
Lors de la construction formelle de circuits, il faut s'attendre à ce que de l'information (c'est-à-dire des nouvelles de différences) sur les événements d'un circuit puisse être « réintroduite » dans ce circuit pour en modifier certains paramètres. C'est cette utilisation de l'information sur l'information qui caractérise les hiérarchies à échelons multiples.
Dans un paradigme plus linéal, les hiérarchies du nom et de la classification sont semblables. Les échelles - nom, nom du nom, nom du nom du nom ; élément, classe, classe des classes, etc. - sont bien connues.
Ce qui l'est moins, ce sont les erreurs que les gens font continuellement, et d'une manière catastrophique, lorsqu'ils n'arrivent pas à distinguer les niveaux logiques de leurs propres idées. La notion d'« exploration » en est un paradigme typique. Les psychologues paraissent surpris de constater que les conduites « exploratoires » des rats ne s'éteignent pas après que les rats ont éprouvé de la douleur, ou ressenti du danger, dans les boîtes qu'ils explorent. Mais l'« exploration » n'est pas le nom d'un acte. C'est le nom d'un contexte d'action ou peut-être d'une classe d'actes, classe qu'il faut définir en fonction de la manière dont l'animal perçoit le contexte dans lequel il agit. Le « but » de l'exploration est de découvrir quelles boîtes (par exemple) sont sans danger, le « but » étant ici un synonyme partiel de « nom de contexte ». Donc, si le rat reçoit un choc électrique dans la boîte, son exploration a été fructueuse. Il sait à présent que cette boîte-là est dangereuse. Après ce succès, il est clair qu'il n'arrêtera pas son exploration.
Le « jeu » et le « crime » sont des termes qui sont plus ou moins du même niveau logique que l'« exploration ». Ce ne sont pas des noms d'actes spécifiques mais bien de classes d'actions, et c'est la façon dont l'organisme perçoit le contexte dans lequel il agit qui détermine leur classification. Dans le cas du « jeu », les joueurs ne comprennent pas facilement qu'une punition, ou l'interdiction de certaines actions, puisse mettre un terme au « jeu ». [281] Il arrive souvent que les enfants réagissent en tentant d'attribuer la catégorie « jeu » à l'acte d'interdiction de l'adulte, soit en l'invitant à jouer, soit en se moquant de lui parce qu'il reste à l'extérieur du jeu.
L'exemple du crime est plus catastrophique. « Crime » n'est pas le nom d'un acte. Comme « jeu », c'est le nom d'un ensemble d'actions classées ensemble sous l'égide d'une vision semblable du contexte dans lequel les actes doivent être accomplis. Dans le cas du crime, les actes sont en partie dirigés contre les autorités qui les interdisent.
Il est évident que le fait de punir des actes spécifiques repérés par un policier ne conduira pas à une extinction de la perception du contexte qui caractérise la classe des actes du criminel. Vous ne pouvez faire en sorte qu'un homme ne soit plus un criminel (quoi que cela veuille dire) simplement en le punissant pour un acte qu'il a commis. Mais nous continuerons à le faire, même si cinq mille ans de tentatives ont prouvé que ça ne marche pas.
Les techniques de Delancey Street à San Francisco auront peut-être plus de succès1).
En somme, toutes les sciences humaines, et toutes les analyses du processus mental, risquent fort de se casser la figure si elles ne reconnaissent pas les niveaux logiques. La question est d'importance, surtout en ce qui concerne la schizophrénie et la double contrainte.
Gregory Bateson, La naissance naissance d'une matrice ou la double contrainte et l'épistémologie2),
republié dans Une unité sacrée : quelques pas de plus vers une écologie de l'esprit (Seuil 1996), pp. 281-282.
(Page 202-203 dans la version anglaise).