Table des matières
Raison graphique et mémorisation
Voir d'abord la notion de raison graphique dans le glossaire
Je n'ai pas encore lu le livre de Jack Goody, pour être honnête : l'entrée est élaborée à partir de la quatrième de couverture. Mais je retiens en particulier la phrase suivante, hautement pertinente pour la méthodologie coranique* :
« Écrire ce n'est pas seulement enregistrer la parole, c'est aussi se donner le moyen d'en découper et d'en abstraire les éléments, de classer les mots en listes et combiner les listes en tableaux. N'y aurait-il pas une manière proprement graphique de raisonner, de connaître ? »
Exemple : les adjectifs finaux
On trouvera ci-dessous un exemple parfait : une difficulté de mémorisation aux pages 284 à 286, portant sur les adjectifs finaux des versets 18/22 puis 29 et 39 de la Sourate al-Isra' (n°17).
Conclure un verset par deux adjectifs, c'est une figure de style récurrente dans l'arabe coranique (les spécialistes doivent avoir un terme spécifique), et notamment pour des attributs de Dieu. Dans les traductions ça donne des choses comme : « Il est l'Audient et le Clairvoyant ».
Ici il est question de l'Homme, confronté aux conséquences de ses choix :
« honni et repoussé » (18) ; « honni et abandonné » (22) ; « blâmé et regrettant » (29) ; « blâmé et repoussé » (39).
Traduction (retouchée) de Mohammed Chiadmi.
Ces quatre passages sont disposés en écho les uns aux autres et forment une unité évidente, sans que ça aille beaucoup plus loin : le « jeu de mots » ne structure pas toute la démonstration (a priori), comme ce pourrait être le cas dans un exposé “cartésien”.1) C'est juste un noeud posé sur le texte, d'ordre stylistique et métaphysique indissociablement, mais qui n'a pas forcément vocation à être généralisé, en dehors de l'omniscience divine.
Deux outils mnémotechniques
Selon le bon vieux principe que « deux descriptions valent mieux qu’une », je propose un tableau complété par une mise en récit. Il s’agit chaque fois d’une séquence : “Verbe” + “Adjectif 1” + “Adjectif 2”, avec des répétitions bien précises (soulignées ou en caractères gras).
1) Tableau
2) Mise en récit
Il s'agit cette fois de « raconter une histoire », comment ces versets sont rencontrés au fil de la lecture :
- L’infidèle “arrive” en enfer (يَصْلَىٰهَا) “honni” (مَذْمُومًۭا, qui revient juste après) et “repoussé” (مَّدْحُورًۭا, qui reviendra tout à la fin) ;
- Mise en garde contre l’association : elle fait “tomber” (فَتَقْعُدَ, qui revient juste après) “honni” (↑) et “abandonné” (مَّخْذُولًۭا, usage unique) ;
- Gestion de l’argent, pour ne pas “tomber” (↑) “blâmé” (مَلُومًۭا, qui revient juste après) et “regrettant” (مَّحْسُورًا, usage unique) ;
- Mise en garde contre l’association : il est “jeté” (تلقى) “blâmé” (↑) et “repoussé” (↑↑).
L'apprenant peut maintenant relire les quatre passages inscrits dans le tableau, à haute voix, en y retrouvant mentalement cette mise en récit. Chaque mot qui revient agit maintenant comme une agrafe, liant les versets deux par deux, stabilisant la cohérence de l'ensemble.
Format Dokuwiki
Dans la version de mon atelier, les numéros de versets pointent vers mon arborescence, et les numéros de pages vers une ancre dans le sommaire visuel (sur la même page d'accueil). Le tableau figure dans la section “Difficultés particulières”, présente dans l‘accueil
de chaque sourate, et moissonnée automatiquement sur une page difficultés
, dans mon carnet de mémorisation.
C'est pour dire comme je suis organisé, en mode wiki…
Ici j'ai redirigé les liens vers des pages du site Quran.com. Quant aux mots (pour les non-arabophones), j'ai ajouté des liens vers le site Coran-seul.com.
Évaluation
Comme dans l'ensemble de cette section, la question que je veux poser est double :
(1) Est-ce que c'est utile? Est-ce que ça aide le processus de mémorisation?
(2) Est-ce que c'est néfaste? Est-ce que ça porte à conséquence dans mon rapport au texte, voire dans mon âme.
Pour la première question, oui et non - car il faut prendre en compte le temps de mise en forme… Pour ma part, je n'ai pas l'intention d'effectuer systématiquement ce travail, sur tous les passages relevant de ce phénomène linguistique particulier.
Je suis sur que certains l'ont fait, ont été payés pour cela et ont reçu un diplôme de doctorat - tout comme j'ai été payé à étudier la sociabilité masculine yéménite sous l'angle du genre, de la binarité masculin/féminin. Grand bien leur fasse! J'espère pour eux qu'ils en ont tiré quelques leçons un peu plus générales, d'ordre philosophique et épistémologique. Mais sinon je n'ai pas à juger, l'entreprise universitaire* s'organise de cette manière.
En ce qui me concerne, pas question de me lancer dans une nouvelle thèse : je suis ici en touriste et, dans mon dossier “Difficultés”, j'entends recueillir des problèmes aussi hétéroclites que possible, pour ma seule curiosité d'anthropologue, dans l'histoire naturelleGB8 de mon dokuwiki.
Le reste du temps, je compte me comporter en croyant lambda, qui mémorisera la séquence sans l'analyser. C'est évidemment beaucoup plus efficace, parce que le Coran n'est pas une expérience de laboratoire, où l'on aligne les versets comme des tubes à essai. Il s'agit juste de comprendre comment le Coran fonctionne : comment Allah nous parle - mais j'ai assez peu d'attrait pour les extrapolations mystiques (sauf pour leurs vertus dormitives…). Pour moi, il n'y a aucune loi sous-jacente à découvrir, ce qui me place d'emblée en porte-à-faux, non seulement vis-à-vis des élucubrations mystiques, mais aussi et surtout, vis-à-vis du scientisme ordinaire des musulmans diplômés* (éventuellement islamistes…).
Si le Coran n'est pas une expérience de laboratoire, il en va autrement de ma démarche de mémorisation : ça peut être intéressant, dans le cadre plus large d'une ethnographie multisite*. Mais c'est la démarche d'un circumstantial activist, aux prises avec son époque et sa conjoncture intellectuelle bien particulière ; je ne cherche pas à retrouver telle ou telle loi de l'Univers, dont les Arabes auraient eu la pré-science, seulement des lois épistémologiques*. D'ailleurs mon objet n'est pas le Coran en lui-même, plutôt la relation entre le Coran et le monde, entre l'intelligence et le monde. Et ça ne pose aucun problème : aucune « damnation Occidentale » n'est associée à ce type de curiosité (Question n°2), dès lors qu'on pose les choses correctement, sans oublier la « structure qui relie ».GB5
Style et métaphysique : un problème récurrent
Un tableau sans valeur inductive
Remarquons que dans notre tableau, la disposition lignes/colonnes cherche uniquement à reproduire visuellement la position des versets, sur les pages de l'édition standard, et ne répond à aucune démarche inductive*. Il y a plusieurs cases vides sur la deuxième ligne (parce que les versets 29 et 39 tombent plutôt en haut de la page), et ça n'a aucune importance : aucune dimension sacrée n'est associée à ce tableau à double entrée, à l'intersection en forme de croix des abscisses et des ordonnées - contrairement à chez Descartes, l'auteur du Discours de la Méthode (1637), auquel on doit les coordonnées cartésiennes*.
Pour nous, ce nœud-là n'est qu'un artefact d'une autre tautologie* : la division du Coran en 604 pages, de 15 lignes chacune (édition standard). Division totalement arbitraire, et aussi terriblement utile…
(Voir la leçon de Bateson, avec sa “botte”).
Un tableau carré inutile
D'autres auraient présenté la chose autrement - et j'avoue avoir été tenté aussi : j'aurais pu mettre les quatre versets dans un carré, afin de mieux visualiser les différentes redites et leur croisement.
En observant attentivement cette version, vous comprendrez que je n'ai pas souligné ou mis en caractère gras par hasard : les soulignages vont par deux, les caractères gras également. Et effectivement, ça fait un parfait tableau à double entrée.
Est-ce le signe que le Coran a été rédigé par Dieu? Ou au contraire, par tel groupe de rédacteurs, dans telle et telle circonstances historiques? Franchement je n'en sais rien.
J'ai enseigné en lycée pro, et j'ai remarqué dans les programmes que s'il est une chose à laquelle on tente de dresser les élèves, c'est bien à faire des tableaux à double entrée et des régressions linéaires, en plaçant des points sur des coordonnées cartésiennes. D'ailleurs les élèves s'en sortent très bien, même dans les filières les plus dévalorisées (comme CAP agent de restauration, les personnes qui vous servent la purée à la cantine). Tout va donc pour le mieux dans la société française, mais je ne suis pas sûr qu'il faille voir là un plan divin…
Ce débat ne m'intéresse pas à vrai dire, je trouve regrettable qu'il soit même posé. Ce qui m'intéresse, c'est que le second tableau n'est absolument pas utile pour la mémorisation : visuellement, on a totalement perdu la disposition spatiale des pages (verset 39 au-dessus du verset 29…), sans proposer en échange une tautologie* vraiment utile, vraiment efficace pour se repérer (telle que peut l'être mon coloriage, par exemple).
Dans le texte, la vraie rupture de registre s'effectue entre les versets 22 et 39, par une longue liste de prescriptions normatives encadrée par deux mises en garde contre l'association° : « Ne place donc aucune autre divinité à côté de Dieu, sans quoi tu serais… » - versets identiques sauf dans les adjectifs finaux, tous deux différents (cf diagonale du tableau).
Une diagonale qui ouvre un bloc de texte, et qui en même temps le referme, ça ne donne rien du tout visuellement. De sorte qu'il est finalement plus sage - bien que moins “brillant” - d'en rester à une formulation verbale :
« L'adjectif A commence et termine… »
« …Deux fois l'adjectif B, puis deux fois l'adjectif C… »
« …Le verbe X vient deux fois au milieu… »
Ainsi formulée, la remarque ira se loger dans la mémoire auditive, où elle se combinera bien mieux avec le texte, portée par d'autres éléments bien plus significatifs.
Tant pis pour la diagonale, et tant pis pour le carré.
Conclusion
Je ne m'y attendais pas en ouvrant cette page, mais je crois pouvoir énoncer en quoi consiste notre problème, en tant que musulmans occidentaux, un problème spécifiquement intellectuel.
- On a d'un côté les néo-orientalistes, qui vont étudier ce genre d'indices de manière systématique, et en tirer des conclusions définitives, appuyant la thèse « scientifique » du moment (la mode actuelle : montrer que le Coran est une compilation de textes juifs et chrétiens pré-existants…).
- D'un autre côté, il y a toujours le physicien de service, qui replonge avec nostalgie dans le Coran de son enfance, au soir de sa carrière, et qui rêve de contribuer aux études coraniques en produisant une « théorie » – qui sera publiée dans une maison d'édition confidentielle, n'étant pas considérée comme « scientifique », bien entendu…
Le point commun entre les deux, c'est la vulgarité intellectuelle - au sens que lui donne Bateson : une forme d'analphabétisme épistémologique extrêmement répandu, hégémonique en fait. Mais qui se manifeste ici sur deux niveaux logiques* différents, selon que l'auteur est musulman (vulgarité de physicien) ou pas (vulgarité d'infidèle). Et on a cette petite danse, qui structure tout le paysage institutionnel, entre deux types de vulgarité : exactement comme mon petit théorème, qui structurait les scènes sociales sur le rond-point du Hawdh al-Ashraf. Sauf que les Taezis, eux, gardaient conscience de leur vulgarité : cela s'est vu en 2011, dans la possibilité du sursaut. Là le sursaut ne viendra jamais, c'est le paysage tout entier qui s'enfonce. Les musulmans diplômés* feraient bien de s'en inquiéter aussi, au lieu d'entonner toujours la même rengaine sur « l'Occident génocidaire ».
(Rédigé le 15 octobre 2024)