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fr:explorer:actualite:bulle_postcoloniale

Anthropologue indépendant, spécialiste des questions moyen-orientales sous l’angle des rapports entre islam et sciences sociales.
⇒ Voici ma thèse sur l’implosion de la bulle postcoloniale :

(1) À l’ère postcoloniale* (depuis 1945), l’inscription dans l’ordre international passe par la contrainte des sciences sociales : il faut se constituer comme Peuple, afin de jouir du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (politiquement et économiquement).

(2) Après l’irruption de la révolution iranienne (1979), le spectre de la dissidence interne hante les sociétés arabes : il faut choisir entre le vocabulaire islamique (pour soi) et celui des sciences sociales (pour l’Occident), chaque musulman prenant sur lui de distinguer les registres.

(3) Pendant plusieurs décennies (jusqu’à 2011), les Arabes sunnites s’accommodent de cette contrainte. La modernisation complique les existences individuelles, et rend le monde social de plus en plus indéchiffrable (réclusion des femmes, anxiétés homoérotiques*…). La stabilité des régimes autoritaires (arabes) va de pair avec la stabilité des paradigmes en sciences sociales (occidentaux).

(4) Parallèlement, la révolution néolibérale sanctionne le divorce des sciences sociales avec le réel. Mais la plupart des chercheurs font le raisonnement inverse (dénonciation du « néolibéralisme »), ce qui rend leur existence de plus en plus simple.

(5) Dans l’espace public des anciennes métropoles, de nouvelles générations musulmanes prennent place, qui comprennent difficilement la « honte » de leurs aînés. Une nouvelle articulation entre islam et sciences sociales est proposée peu à peu, étroitement liée à cette bulle (courant dit « décolonial »).

(6) Or en 2011, la bulle postcoloniale explose dans les sociétés arabes sunnites. La distinction des registres s’effondre, plusieurs pays sombrent dans la guerre, et les individus prennent contrôle de leur destin (vague migratoire vers l’Europe). Glissement autoritaire des Etats européens, arque-boutés contre la double menace de « l’extrême droite » et de « l’islamisme radical ». En réalité, l’air du temps est surtout au repli sur l’expérience strictement individuelle (dont témoigne aussi l’irruption en 2017 du mouvement « Me Too », si l’on veut bien l’envisager dans cette séquence historique).

Telle est l’analyse que j’ai déployé avec constance depuis une vingtaine d’années. Peut-être grâce à ma formation scientifique initiale (1998-2002), j’ai su dès mon premier travail que la pratique des sciences sociales me plaçait dans une « bulle » de fausse conscience. Me souvenant parfaitement des circonstances dans lesquelles j’y étais entré (octobre 2003), j’ai tenté avec les Yéménites d’établir un dialogue sur la base de « l’homoérotisme »* (2006) ; devant leur refus, j’ai claqué la porte en me convertissant à l’islam (septembre 2007), et j’ai ainsi pu sortir la tête du guidon. En 2011, j’ai parfaitement vu que cette bulle, dont j’étais le produit, avait cessé d’exister (voir mes billets Mediapart). Je n’ai cessé depuis d’alerter dans le désert, mais on m’a toujours vu comme un dangereux séditieux, un ennemi de la Science et des institutions…

Wagner et la bulle postcoloniale

24 juin 2023, Evgueni Prigojine quitte Rostov-sur-le-Don. (ALEXANDER ERMOCHENKO / REUTERS) Billet Mediapart du 25 juin 2023 (identique au contenu ci-dessous)

Au cours de la journée d’hier (24 juin 2023), la Russie de Vladimir Poutine nous a offert le spectacle d’un psychodrame, dont le monde n’a pas encore pris la mesure. En effet jusqu’à hier, les forces armées russes se composaient de deux entités :

  • d’un côté, la branche « néolibérale » des milices Wagner, qui a permis à la Russie de prendre pied au Moyen-Orient dès l’année 2015  sur le terrain ouvert par la démission des Occidentaux ;
  • de l’autre, l’armée régulière d’un pays européen qui n’est entré formellement en guerre qu’en février 2022, par l’invasion militaire de l’Ukraine voisine.

En un an et quatre mois, la « bulle postcoloniale » séparant ces deux entités s’est résorbée peu à peu ; elle a finalement éclaté dans la journée d’hier, sans faire plus de dégâts. Au passage, la Russie de Vladimir Poutine s’est payée le luxe d’un psychodrame salutaire sur la « trahison des élites »…
Pour une lecture des évènements à chaud, dont je m’autorise dans la présente analyse, on pourra consulter les tweets hier matin d’Anna Colin Lebedev, et l’interview ce midi d’Emmanuel Todd. (Dans les 15 premières minutes, Todd explique qu'à partir de l’intervention en Crimée (2014) et en Syrie (2015), Wagner a représenté un recours transitoire dans la mobilisation vers la guerre de la société russe et de son armée. Mais ces derniers mois, l’armée russe a su monter en gamme : on s’approchait du point où Wagner ne serait plus indispensable. En quelque sorte, la milice aura fait hier son « baroud d’honneur », en mobilisant le discours anti-élites.)

Nulle doute que la Russie sortira de cet épisode considérablement renforcée, soudain consciente de sa capacité à surmonter les clivages de notre temps, qui plombent l’ensemble des pays développés voisins. Ces prochains jours, la société russe s’apprête à vivre un Printemps Arabe* par contre-coup. Sous quelle forme ? Je ne connais pas assez la Russie pour le dire, mais cela découle de la séquence historique déclinée ici. Et il y a derrière des raisons anthropologiques : un rapport spécifique à la bulle postcoloniale, lié à la position intermédiaire du monde orthodoxe au sein de la matrice monothéiste*, vis-à-vis d’une part de la Chrétienté latine, d’autre part de l’Islam sunnite.

Pour d’autres pays, notamment le notre, je crains que le réveil soit beaucoup plus douloureux. D’autant que Volodymyr Zelensky (le Président Playmobil), tente naturellement de pousser son avantage par de la com’ : « La faiblesse de la Russie est évidente. Une faiblesse totale… », nous explique-t-il. Il est à craindre que notre jugement soit brouillé encore longtemps par l’inertie de notre appareil perceptif (les sciences sociales), des relations de clientèle sur lesquelles il repose, avec les risques que cela comporte pour la stabilité du monde (voir les craintes d’Emmanuel Todd, quant à la tentation d’ignorer la doctrine nucléaire russe - 37’ à 44’).

Bonhommes Légo commercialisés au début de la guerre d'Ukraine. Le Za'îm Zelensky (billet du 17 mars 2022)

C’est pourquoi il faut se réjouir de l’indocilité de l’Arabie Saoudite ces derniers mois (et cet épisode n’est pas de nature à la refroidir, contrairement à ce qu’avance Todd - 2’ à 3’), et plus généralement d’un nouveau rapport entre islam et sciences sociales, peut-être enfin en train d’émerger. Le retour de la franchise est dans le sens de l’Histoire : pas forcément pour un cataclysme terminal, peut être simplement pour un changement d’époque.

fr/explorer/actualite/bulle_postcoloniale.txt · Dernière modification : 2023/06/26 12:08 de mansour

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