Table des matières
Tableau récapitulatif
Relation ethnographique Dette du mawlâ°. |
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Ethnographie* réflexive* enquête par explicitation de la place occupée par l’observateur (Florence Weber) | Anthropologie historique quasi-parenté associée aux relations de clientèle (Jocelyne Dakhlia) |
Intersexuation tant que la voute ne tient pas seule… ⇒ L’objectif de mon travail depuis quinze ans est de construire les conditions d’une reconnaissance de ma relation avec Ziad et sa famille, en tant qu’alliance d’enquête* irréductible à une « dette personnelle » : une dette engageant la Communauté des sciences socialesFW, comme la dette du mawlâ° engage la Communauté des croyants (voir Chantier sunnisme). |
Intuition
Mardi 28 mars 2023
De qui suis-je le mawlâ? (le client, l'obligé - voir l'entrée des termes indigènes*).
C’est la question centrale, d’où les détails fournis sur ce wiki.
Dans mon travail, j’ai tenté de construire un pont entre deux orientations disciplinaires :
- l’ethnographie* réflexive*, démarche d’enquête par explicitation de la place occupée par l’observateur.
- voir Florence Weber (ENS), ma tutrice de 2002 à 2004 (qui reprendra brièvement la direction de ma thèse en 2013). - l’anthropologie historique, qui aborde l’histoire islamique avec des questions anthropologiques transversales - en l'occurrence, la quasi-parenté associée aux relations de clientèle.
- voir Jocelyne Dakhlia (EHESS), qui dirige mon travail de 2004 à 2012.
La clé de voûte, c'est la condition de mawlâ :
Dès 2005 (première année de thèse), j’identifie une analogie formelle entre ma première enquête (2003) et l’intrigue des Barmécides , clients des premiers califes abbassides (IIe siècle de l’Hégire). À mon retour (2006), je tente de réactiver mon alliance avec Ziad. L’année suivante (2007), j’apprends que Ziad a été interné : je me convertis à l’islam, et garde depuis un lien étroit avec cette famille.
La clé de voute, c’est la dernière pierre, celle qui assure la stabilité de l’ensemble. Une fois qu’on l’a posée, tout est plus simple ; avant tout est compliqué… Sur ce wiki, je décortique en détail ma condition d’intersexuation - mais l’enjeu véritable est de faire le pont entre ces deux branches de l’anthropologie : pour que la société yéménite ne soit plus « ailleurs » dans le temps et dans l’espace, pour la ramener dans le monde contemporain - du moins dans notre monde contemporain (la guerre en Ukraine a déjà tout changé…).
Pourquoi la condition du mawlâ est-elle tabou (autant pour les sciences sociales que pour les musulmans, qui en entretiennent chacun une vision idéalisée) ? Depuis quinze ans, qu’est-ce qui m’empêche de poser cette dernière pierre ? La question (celle des rapports entre islam et sciences sociales) est de nature cybernétique*. D’où une perspective originale, sur notre monde et sur l’époque que nous traversons.
De la dette ethnographique
Jeudi 30 mars 2023
Sur le terrain, tout anthropologue contracte des dettes ethnographiques, des dettes liées au processus d’apprentissage. À l’époque coloniale, ces dettes étaient réglées par la rémunération des informateurs, et par les retombées bénéfiques pour l’autorité locale qui avait consenti à cette présence sur son sol. Rien de tout ça à l’époque post-coloniale, à l’heure du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » : le rapport ethnographique est censé être égalitaire, établi librement par deux volontés autonomes, dont les motivations doivent être reconnues et respectées. C’est ce défi que j’ai eu à cœur de relever, dont découlent toutes les complications évoquées sur ce wiki.
Les sciences sociales ne peuvent avoir prise sur le monde sans reconnaissance de la dette ethnographique. « Si c’est gratuit, c’est vous le produit », dit l’adage de l'ère cybernétique… Si le problème ne se pose pas, alors vos sciences sociales ne sont qu’une fiction, dans laquelle on maintient les Européens par affection, pour être gentil avec eux ; une fiction projetée à l’échelle du monde dans leurs subjectivités, toujours plus étriquée dans la réalité.
Depuis vingt ans, je me bats pour que la relation qui me lie à quelques personnes, à une famille particulière et à la société locale du Hawdh al-Ashraf, dans la ville de Taez au Yémen, accède au statut d’objectivité. Pour qu’elle ne soit pas « l’histoire personnelle de Vincent », pour qu’elle engage les institutions académiques, au nom desquelles je me suis engagé là-bas. L’injustice que je subis depuis quinze ans, que nous subissons mes interlocuteurs et moi, engage la société française et son rapport au monde. Elle engage la possibilité que notre société soit en relation avec ce qui la dépasse, ce qui ne lui est pas complaisant.
Déjà mon premier mémoire racontait l’histoire d’une relation impossible, une relation empêchée par un « stigmate » - je ne savais nommer autrement ce qui l’avait fait tourner court. Ces dernières années, j’ai révélé le subterfuge - une fiction de viol gagée sur mon homosexualité - qui a tout de même permis l’écriture cette année-là (octobre 2003), et mon retour toutes les années suivantes. Mais je n’ai pas été violé et je ne suis pas homosexuel, tous les protagonistes le savent parfaitement.
Au fil des années, les épreuves ont renforcé nos rapports, la certitude d’avoir un destin commun. À mesure que les enjeux se déployaient dans l’Histoire de plus en plus clairement, s’affinait aussi notre conscience de ce qui nous empêche.
L’enjeu fondamental de toute l’histoire, c'est la possibilité que la dette ethnographique se superpose à la condition de mawlâ°. Le mawlâ qui n’est pas un esclave, mais qui n’est pas totalement affranchi non plus : qui conserve des dettes à l’égard du monde, à l’égard de ceux qui lui ont permis d’être ce qu’il est. Ce qui bloque c’est la possibilité que l’Occident* entretienne ce rapport-là, à l’Islam et aux mondes qui le précèdent. Plutôt qu’une « repentance », une dette consciemment assumée à l’égard du monde. N’être pas né de la cuisse de Jupiter, mais avoir germé quelque part, sur telle branche, dans l’arbre de l’Histoire des hommes.
Le paradoxe du mawla, ou la responsabilité d’être né
Vendredi 31 mars 2023
Depuis quelques années, j’affirme régulièrement que l’Islam* est un métacontexte* de l’histoire des idées européennes (voir la page matrice monothéiste). Cette affirmation est directement liée à la situation qui est la mienne depuis quinze ans, à savoir que je suis un mawla de la famille al-Khodshy. Moi qui suis né à Paris, qui ai grandi en région parisienne, je suis le client d’une famille yéménite relativement pauvre, dont le passeport ne leur permet d’aller nulle part. Une famille qui vit dans une ville en guerre, parce qu’elle n’a pas eu les moyens d’en partir - ou peut-être à cause de cette relation de clientèle, étroitement liée à ce lieu, qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner. En tous cas, c’est une situation éminemment paradoxale, un retournement presque total par rapport à la situation des mawâlî historiques, à l’ère des conquêtes arabes. Où pourtant quelque chose demeure : un lien irrémédiable, une quasi-parenté.
En quoi consiste ce lien ? Il est lié à la condition d’intersexuation, qui est celle de l’enfant. L’enfant est celui qui vient au monde dans cette bisexualité psychique, cet état d’intersexuation, ce désir « d’être ensemble et le Soleil et la Lune », comme dit la psychanalyste Joyce McDougall.
L’autre soir je parlais à des amis, je leur racontais l’histoire de mes parents (voir page Vincent), je leur disais ma responsabilité d’être né. « Tu n’es pas responsable. L’enfant n’est jamais responsable… », disaient-elles. Et lui : « Je comprends son point de vue… ».
Cette responsabilité d’être né, c’est ce qui tient la société ensemble. Car les humains naissent socialisés, avant d’être dotés de « droits » dans les différentes fictions inventées par l’État (droits de l’homme, droit de l’enfant - droit du foetus aussi, mais seulement après la quatorzième semaine car le législateur a tranché : l’enfant n’a pas d’âme avant cela…). Avant d’être dotés de « droits » par l’État, les humains sont pris dans un réseau d’obligations morales, à l’égard de la structure qui les a sorti de leur intersexuation.
C’est la même chose pour le mawlâ, l’esclave affranchi des premiers temps de l’islam, qui reste néanmoins client. L’Europe dans sa genèse est tellement liée à cette histoire, elle n’a pu se construire que dans le déni. L’hellénisme de la Renaissance avait précisément cette fonction de s’inventer d’autres racines - mais on a depuis coupé les ponts avec la culture classique. L’idée de toute dette à l’égard du monde extérieur, assez logiquement, est insupportable à la sociologie. On trouve insupportable que moi, issu de parents normaux, physicien et psychanalyste n’ayant jamais eu affaire à la justice, n’ayant subi aucune carence affective ou alimentaire - bref « un beau nourrisson répondant aux normes nestlé » (Thiéfaine), on trouve insupportable que je ne me sois pas élevé tout seul, sur la base de la physique et de l’anthropologie. Eh bien non, ça ne marche pas comme ça.
Voyez cela comme un délire bobo, un délire d’homosexuel sur le retour, ou un remix du Captif Amoureux de Jean Genet… Si vous n’êtes pas musulman ça ne me dérange pas, car effectivement ça a été cela. Si vous êtes musulman - ou si vous êtes payé sur l’argent public à étudier l’Islam - alors oui, ça me dérange que vous en restiez là. Mais si vous n’êtes pas musulman, vous ne pouvez pas voir les choses autrement. Mon problème n’est pas que vous me considériez ou pas comme homosexuel, mon problème est que vous reconnaissiez la pertinence sociologique de mon auto-analyse : reconnaissez qu’elle dit quelque chose du monde. Peu m’importe ce que vous pensez de moi, ce que vous pensez de vous-mêmes, tant que vous regardez en face le monde que nous avons en commun.
« Je peux sortir soulever un rocher, plus ancien que la plus vieille chanson que tu connais, et je peux te le lâcher sur le pied… Le passé n’est parti nulle part, il est là et maintenant. » (Utah Phillips, The past didn’t go anywhere)
Ce qui m’importe, c’est que vous reconnaissiez que ce mot mawlâ, que je vais ramasser au VIIIe siècle de notre ère, garde encore tout son poids dans le monde contemporain. Car l’histoire n’a fait que le contourner.
« Finalement, il ne sait nous parler que de Ziad… », disait-on de moi en 2011, à l’époque où j’essayais de sauver ma thèse.1) C’est faux : je peux aussi vous parler de Yazid, de Taher Nabil… Mais c’est vrai, je ne peux plus produire des récits, des nouvelles sociologiques des uns et des autres, tels que vous souhaiteriez peut-être en entendre. Je cale. Ces récits ne m’intéressent plus pour une raison très simple : ceux qui les colportent ont refusé de colporter mon histoire. Pour eux, mon histoire n’a fait aucune différenceGB, électro-encéphalogramme plat. Depuis, je leur prête beaucoup moins d’attention moi-même… L’histoire par contre m’intéresse, pour comprendre comment nous en sommes arrivés là. Je ramasse ce mot, « mawlâ », en fait il parle de moi…
Précisions importante : je ne suis pas le client (mawlâ) de Ziad, ni de Nabil/Yazid, encore moins de Waddah, du régime yéménite ou des sciences sociales. Ces différents protagonistes sont des ingrédients nécessaires, mais ils ont été éclatés par mon irruption, indissociablement par l’irruption de la modernité. Et moi je peux les réunir, si je me reconnais comme mawlâ, si je reconnais ce qui me lie à eux.
Ce n’est pas une dette, plutôt une appartenance : nous appartenons au même voisinage. Un voisinage qui n’appartient à personne d’autre, mes amis musulmans me l’ont suffisamment fait comprendre : l’histoire ne les concerne pas.
Il y a deux points de vue possibles sur cette affaire, le chrétien (Ziad) et le musulman (Yazid). Dans les deux cas, comme moine ou comme client, je reste attaché. Ces deux réalités sont superposables en ce qui me concerne. Je conçois aisément qu’elles soient dissociées pour la plupart, qui n’auront pas traversé cette même expérience d’intersexuation à l’âge adulte. Mais je ne crois pas qu’on puisse déboucher sur autre chose, par la célébration de « l’intersexuation » et des « transidentités », que sur une rédécouverte de la matrice monothéiste.
En tant que lecteur, vous avez la possibilité de comprendre cette situation. Peu importe que vous la contempliez de l’oeil droit ou de l’oeil gauche, il s’agit d’une affaire humaine en dernière analyse, et nous pouvons tomber d’accord. De l’oeil droit (l’islam), vous comprendrez mon obligation morale d’aider Yazid ; de l’oeil gauche (le christianisme) vous comprendrez mon obligation morale de témoigner pour Ziad. Dans les deux cas, cette famille s’en sortira mieux qu’aujourd’hui. Mais pour l’amour du Ciel, ne fermez pas les yeux.
Définition du mawlâ
Entrée “mawlâ/client” des termes indigènes :
Le terme arabe mawlâ (pl. mawâlî) au participe passé, signifie « rapproché de », « ami de », « protégé par » - le wâlî étant au contraire celui qui protège, au participe actif, soit le patriarche.
Dans les premiers siècles de l’islam, lorsque le pouvoir était détenu par les conquérants arabes (dynastie ommeyade ), les mawâlî étaient des esclaves affranchis. Participant à la conquête et à la dynamique de l’islam après leur conversion, ils restaient néanmoins affiliés à leurs anciens maîtres, dont ils portaient le nom de famille (comme dans l’Europe pré-moderne). Avec la dynastie abbasside , les mawâlî deviennent sociologiquement majoritaires, mais le rapport de clientèle structure encore la société - jusqu’à l’époque contemporaine, malgré sa marginalisation par le vocabulaire de l’État-nation (qui ne reconnaît d’autre protecteur que l’État, en principe).
Mieux comprendre le lien social à Taez, en étant au clair sur ma propre dépendance : c’est le pari de la réflexivité* ethnographique. Dans une anecdote de 2008 (peu après ma conversion), Yazid me désigne comme le « fils » (walad) de son frère Ziad, dans un sens équivalent. Entre temps Ziad a perdu sa position dans la famille, il finira par se déclarer chrétien, donc la situation est plus complexe en réalité. Mais toute dette ethnographique débouche sur un lien social, dont l’anthropologue a pour tâche d’établir l’objectivité.