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Frayer vers l’Islam un nouveau chemin de sciences sociales
Voilà formulée l’intention d’origine, dans les premières années de ma vie d’adulte (1999-2002), au tout début de cette histoire. Intention dont découle mon choix de Taez, la manière dont mon terrain yéménite s’est organisé en 2003, et donc le cadre de ma conversion en 2007. L’islam n’était réductible ni à mon terrain, ni à ma thèse - d’ailleurs il m’a fallu renoncer à l’un et à l’autre, pour autant l’intention d’origine demeure. Plongeant ses racines au plus profond d’où je viens, elle exprime en ce monde où j’aspire à aller. Et comme en islam, les actes ne valent que par les intentions, cette intention-là mérite d’être interrogée.
Merci à ma famille pour son soutien, sans lequel je n’aurais pas les conditions matérielles, affectives et mentales pour écrire ces lignes.
29 mai - 1er juin 2023
« Islam »
Je parle d’un chemin vers l’Islam* avec une majuscule - sachant que l’orthographe française écrit toutes les religions avec une minuscule (catholicisme, christianisme, judaïsme…). Avec la majuscule du nom propre, Islam peut désigner une région du monde, des personnes et des groupes particuliers - en fait tout ce que les sciences sociales peuvent prendre pour objet. Le chemin proposé ici n’a donc rien d’une « voie spirituelle »1). Frayer vers l’Islam est une affaire de méthode scientifique : un combat intellectuel pour réorganiser des panneaux signalétiques, disponibles aux yeux de tous, pour le profit de chacun.
Concernant la religion musulmane - l’islam avec minuscule - elle n’a jamais joué le moindre rôle dans mon argumentation. Elle n’apparaissait dans mon travail qu’au titre des circonstances de l’enquête : quand tel groupe de personnes me désignait comme un « ennemi de l’Islam » - pendant mon premier séjour surtout (septembre 2003), ou quand je participais moi-même à une activité religieuse, rituelle ou discursive - comme j’ai commencé à le faire tout à la fin (septembre 2007). Le fait de dire « inchallah » et « alhamdulillah », le fait d’établir dans la relation la connivence des croyants, n’est évidemment pas la même chose que d’établir une connivence fondée sur l’homoérotisme* - comme ça a été le cas juste avant (2006). Mais pour ma réflexion d’anthropologue, il n’y avait là que des changements successifs dans les paramètres de l’interaction, ce que j’y engageais de moi-même et de ma propre recherche. J’ajoute qu’en 2007, il n’y a pas eu de cérémonie : je n’ai jamais demandé aux Yéménites la moindre validation communautaire de cette conversion théorique et mentale, puisque j’étais sur le terrain, déjà engagé dans une démarche de validation empirique.2) Bref je n’ai jamais mélangé les registres, conformément à l’exigence intellectuelle de laïcité.3)
« frayer »
J’ai révélé en 2018 les circonstances - pseudo-tentative de viol suivie d’une proposition sexuelle - qui ont accompagné la conclusion de ma première enquête en octobre 2003. Cette année-là, par un petit Printemps Arabe* centré sur ma subjectivité, la société yéménite m’a acculé dans un guet-apens. Revenu sur les lieux les années suivantes (2004-2007), j’ai produit un certain nombre d’éclairages mobilisant toute la palette des sciences sociales, jusqu’à ma conversion à l’islam et mon retrait (2007-2010). Avant-même l’effondrement de ce régime (2011), j’avais compris la nature épistémologique du guet-apens. C’est ce qui nous permet d’être encore en lien aujourd’hui.
Depuis le tournant de 2011, le Yémen a été détruit par les forces-mêmes que la République avait invité sur son sol. Taez se savait complice de l’opération plus que toute autre ville. Elle en a payé le prix depuis 2015, avec cette dignité silencieuse du recul religieux : la conscience que la punition immédiate est parfois préférable.
Moi-même j’ai dû renoncer à ma thèse - on m’a dit : « Ton histoire avec les Arabes… » - mais le guet-apens dont je parle nous concerne tous. Tout chercheur, si sa réflexivité* est sincère, aura fait la même expérience sur son propre terrain. Malheureusement de plus en plus, la réflexivité est l’alibi de l’auto-complaisance collective du milieu académique. Pour renouveler nos perspectives, quel plus puissant levier que de changer de regard sur la tragédie moyen-orientale, c’est-à-dire sur l’Islam ?
« nouveau chemin »
Le nouveau chemin est celui tracé par l’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980), qu’il appelait à la fin de sa vie une « écologie mentale » (ecology of mind)* : prendre conscience de la place qu’occupe l’observateur dans le système étudié.
C’est ce que j’ai pu accomplir dans les dernières années de ma thèse, en expliquant le lien entre mes analyses et la pseudo « schizophrénie » de Ziad, bien que je ne connaissais pas l’avenir (c’était juste avant le basculement de 2011). C’est aussi ce que j’ai fait ces dernières années, par mon travail d’écriture sur octobre 2003, en assumant la place de mon propre regard dans la survenue de cet incident.4)
L’exigence réflexive doit être placée à ce niveau. Si elle l’avait été chez les spécialistes du Yémen - et je n’en étais pas capable moi-même, au début des années 2010 - les Institutions Internationales n’auraient pas fait subir au pays l’épreuve qu’il vient de traverser.
Les défis à relever maintenant sont encore d’une toute autre ampleur : cette course infernale où les technologies cybernétiques emportent nos sociétés, sciences sociales comprises. Il faut simplement revenir à cette pensée qu’on appelait déjà cybernétique* (voir glossaire), aux préceptes philosophiques de cette révolution technologique. Le nouveau chemin consiste simplement à les appliquer aussi aux réalités de l’Islam.
« science »
J’ai commencé à apprendre l’arabe il y a vingt-cinq ans (année 1998-1999) avec un camarade de classe préparatoire scientifique qui sortait à peine d’une adolescence très pieuse en Tunisie - tandis que mon père (lui-même un acteur engagé de la coopération scientifique avec les pays du Sud, dans le domaine des semi-conducteurs) menait son dernier combat contre la maladie. Porteur pour ma part d’une éducation athée, d’un rapport à la Science non dénué de spiritualité, je cherchais encore ma voie quand surviennent les attentats du 11 septembre, juste après mon premier voyage au Yémen (juillet 2001). J’ai alors choisi les sciences sociales, avec l’intention de m’adresser à Taez, la ville des intellectuels modernistes, cherchant consciemment à reproduire ces expériences antérieures de la camaraderie scientifique - ce que j'appelle « frayer vers l'Islam ». Dans les premières semaines de mon premier terrain, je rencontre ainsi Ziad al-Khodshy, jeune expert-comptable charismatique, qui sortait à peine de l’Université…
Ayant toujours dû composer avec les chercheurs en sciences sociales, et avec leur culture intellectuelle propre, ces éléments sont toujours restés hors champs, mais c’est d’abord là qu’est la structure qui relie*. Entre Ziad et moi, il n’y a jamais eu d’autre lien qu’une affinité partagée pour la pensée formelle, la conscience d’être engagé dans une aventure commune, que ni lui ni moi n’avait totalement choisie. Le lien « télépathique » qui nous lie jusqu’à ce jour ne repose sur rien d’autre qu’une contemplation rationnelle du monde depuis nos positions respectives ; une activité d’observation et d’analyse, emportée par le destin de nos propres pays.
Si nos disciplines se disent scientifiques, il revient aux institutions d’accuser réception des expériences sociales qui leur sont soumises - de ne pas laisser le chercheur seul aux prises avec les conséquences philosophiques et humaines de son travail. Depuis vingt ans, je n’ai cessé de composer avec la culture intellectuelle des Humanités, de compenser le déficit de culture classique qui était le mien au départ. Vingt années à remonter le rocher de Sisyphe, dans l’espoir d’inscrire notre histoire dans l’institution. Qu’on me permette aujourd’hui de « passer en méta », de poser le diagnostique à un autre niveau.
« social »
Concept analytique à l’origine, le Social* est devenu lui-même un « fait social total », dont l’ère postcoloniale tardive* peine aujourd’hui à s’extraire.5) Quel rôle l’Islam joue-t-il dans cette situation ? Peut-être faudrait-il dire : l’anthropologie de l’Islam*… Pourquoi ce nœud est-il si difficile à défaire ?
Il est temps d’évoquer l’islam avec une minuscule : l’islam auquel je crois à titre personnel (je ne revendique ni la casquette d’imam, ni celle d’islamologue…). En effet, je m’inscris dans l’islam sunnite le plus orthodoxe, l’islam des gens de la sunna et du consensus (ahl al-sunna wal-jamâ’a), qui apparaît le plus incompatible avec les sciences sociales. C’est tout le paradoxe de la situation actuelle car il est au fond le plus sociologique, le plus compatible avec l’intuition originale de la sociologie.
Sur le plan dogmatique, l’orthodoxie sunnite porte une attention extrême aux conditions sociales de la révélation coranique. Elle comprend cette dernière comme un processus, l’interaction dialectique entre une parole monothéiste située dans l’Histoire et l’expérience historique d’une communauté - une sorte de « Big Bang du Social »6). D’où que cette orthodoxie accorde un statut très élevé au témoignage des compagnons, qu’elle suppose guidés par une impérieuse conscience historique de l’évènement.
On le voit, l’orthodoxie sunnite n’est pas du tout hermétique à l’idée fondamentale du Social* (« toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure », selon Emile Durkheim dans Les Règles de la méthode sociologique, publié en 1895). Vue sous l’angle de cette orthodoxie, la révélation coranique est l’évènement social par excellence - et les premiers sociologues en avaient bien conscience7).
C’est cette hypothèse à laquelle j’ai décidé de croire aussi, en des circonstances bien précises qui ont fait de moi un musulman : un croyant rattaché à l’hypothèse monothéiste à travers un prophète particulier.8)
Peu importe où l’on situe ce « Big Bang » monothéiste - Mohammed, Jésus, Moïse, ou ailleurs encore : l’anthropologie peut et doit rester laïque. Il importe seulement de veiller à ce que l’hypothèse reste concevable, pour ne pas s’égarer dans une pseudo-scientificité9) qui ne profite qu’aux « bulles spéculatives », à l’affrontement mortifères des idéologies.
Je conclus en évoquant la figure d’Anice Lajnef : la démarche qui a été la sienne, vis-à-vis du système financier, doit servir de modèle aux « traders » des sciences sociales, qui tirent profit des contradictions de la matrice monothéiste*. Les musulmans doivent se donner pour responsabilité collective de faire cesser ces guerres idéologiques, qui minent notre pays par sciences sociales interposées. Encore faut-il ne pas les accabler de responsabilités qui ne sont pas les leurs…10) Encore faut-il permettre à l’islam - et je parle bien des institutions religieuses - de développer librement en leur sein leur propre conscience réflexive et morale vis-à-vis du pays.
L'ex-trader Anice Lajnef (3 x 40 secondes) | ||
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Pour autant, le chercheur n’est pas tenu à la neutralité laïque dans la manière dont il se présente sur le terrain. Il y avait d’autres démarches possibles, comme celle de se présenter comme chrétien. Les habitants de certaines régions yéménites - autres que Taez - n’ont aucune expérience directe de l’athéisme, qu’ils considèrent comme une aberration totale. Dans ce contexte, se présenter comme chrétien n’est pas moins pertinent, ni moins justifié intellectuellement. Pour ma part je n’aurais pas su faire : ç’aurait été comme arriver vêtu d’une armure et d’une cotte de mailles, dans une forme de mensonge incompatible avec la méthode ethnographique*. Mais sur le fond, le principe de laïcité n’engage la neutralité de l’État Français qu’à l’égard de ses propres ressortissants, pas dans ses projections à l’extérieur. La France a le droit d’envoyer ses missionnaires à droite à gauche, comme elle l’a toujours fait. Il me semble même souhaitable en tant qu’anthropologue qu’elle sache procéder ainsi, lorsqu’il s’agit d’aller à la rencontre du Monde, plutôt que de s’imaginer statutairement détentrice de la Neutralité Universelle (effet Villepin).