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Waddah ou la République des Lézards
17 mai 2023
(Dossier « Injustice postcoloniale » de l'Atelier islam)
Face au mur
Suppose lecture préalable d’au moins un récit de l’incident d’octobre 2003 (voir dans le dossier Waddah).
Il y a quelques jours, je tentais encore de disculper Waddah :
(…) Mais Waddah n’avait assisté à rien, et il était pris dans une histoire qui le dépassait. En ce 4 octobre au matin, il se retrouvait « au milieu du gué » : s’étant déjà compromis par sa question, jouant sa respectabilité dans son propre quartier. Sur le moment, Waddah était entièrement tendu sur ces questions d’honneur, chauffé à blanc de se retrouver dans cette situation, totalement inattendue. Waddah ne pouvait s’attendre à mon volte-face, à ce que je vienne à lui justement parce qu’il se trompait. Il fallait que l’incertitude soit levée d’une manière ou d’une autre, c’était une question d’honneur - et les explications viendraient plus tard.
L’intention est peut-être généreuse, mais cette version ne tient pas. Dans la reconstitution de la scène (d’octobre 2003, et que je ressasse depuis 2018), j’ai toujours décrit la durée qui s’écoule entre notre première interaction (« il fait encore nuit noire ») et le moment où je me lève pour le rejoindre (« il fait grand jour dans la pièce »). Il s’écoule donc une ou deux heures - autant dire une vie - au cours desquelles je visionne le film des huit dernières semaines : en fait je m’installe dans une position de spectateur, qui sera ma position d’énonciation dans le mémoire. Il y a là un tel soulagement, dans ces retrouvailles avec ma subjectivité, que je décide d’assumer le rapport.
Pendant toute cette durée, la posture de Waddah est révélatrice : il est allongé et tourné vers le mur. Je le découvre ainsi aux premières lueurs, et pas une fois il ne bouge, pas une fois il ne s’étire, ne se retourne en grommelant. À l’évidence il ne dort pas : il est tapi comme un lézard attendant sa proie. Sur le moment, c’est cette posture aussi qui me fait rire intérieurement, et me convainc de retourner vers lui.
Le contrat est clair : Waddah assume déjà de ne pas avoir de face - donc de me laisser à jamais revenir dans le quartier de son enfance, m’instiller peu à peu entre lui et ses cousins, entre lui et son propre passé. Sans doute ne s’en rend-il pas compte sur le moment. Waddah n’imagine pas que ce geste le poursuivra en fait pendant vingt ans, et commencera par le rendre malade les trois semaines suivantes. Le visage tourné vers le mur, Waddah attend.
Une annexion subjective
Sans doute est-il persuadé qu’une fois « féminisé »fv2 je m’en retournerai chez moi honteux, et que l’histoire s’arrêtera là. Waddah est semblable au scientifique dupé par son épistémologie, ayant répété l’expérience neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois, qui se félicite avec gloriole d’avoir établi empiriquement sa « loi ». Semblable à l’élève du premier rang, qui a tellement ressassé sa leçon qu’il est certain d’assurer au contrôle : il ne voit pas que la sanction scolaire finira par le rattraper ultérieurement, et l’assignera lui-aussi quelque part, pour avoir fait si mauvais usage de son temps.
Telle va la science moderne, et telle va l’institution scolaire : que puis-je y faire ? Vers l’une et l’autre, je vois les Taezis s’élancer à corps perdu, et il faut bien que je leur dise : le monde n’est ab-so-lu-ment pas comme ça… (voir la courte vidéo de Gregory Bateson). Ce message est le seul qui importe vraiment, car en découle la possibilité de rapports symétriques dans un cadre scientifique. Mais seul Ziad l’a saisi à ce stade, et déjà le régime s’interpose sur notre route…
Mais pour comprendre mon geste, l’expérience qui précède à Taez est évidemment insuffisante : les Yéménites font ici métaphore d’une problématique beaucoup plus large. Il faudrait évoquer ma vie de 0 à 23 ans, mon expérience de l’institution scolaire, et mon positionnement de jeune adulte commençant à apprendre l’arabe. Évoquer aussi l’histoire de ma famille, des différents milieux sociaux - en somme, une histoire européenne… Il n’y a aucun doute que par ce geste, j’annexe des Yéménites à ma subjectivité.
…Mais tout comme les Yéménites, eux-mêmes en voie de subjectivation, ont fait de moi l’ethnographe qu’ils ont voulu !
Sur-déterminée, l’issue de cette rencontre dépasse évidemment la responsabilité de protagonistes individuels, tels que moi, Ziad ou Waddah - ces derniers ayant l’excuse en outre d’être pris par surprise.
« Quand bien même, il aurait dû se lever et partir… », m’a dit un jour un camarade, auquel j’avais raconté la scène oralement (c’était à la Résidence Universitaire d’Antony, sans doute vers l’année 2011…). Dans cette réplique, j’ai toujours perçu une forme de déni, caractéristique de l’injustice postcoloniale : des subjectivités musulmanes diplômées, incapables de penser leur propre place dans le monde contemporain.
Il aurait dû partir - mais pour aller où ?
Avec ton diplôme et tes papiers français, n’es-tu pas solidaire de ce système, entièrement conçu pour faciliter les migrations qualifiées, mais qui assigne les Yéménites dans un « parc naturel », ne leur laissant d’autres ressources que celles de l’hospitalité ? Donc à tes yeux, Waddah aurait dû se lever et partir, jusqu’à ce que la comète revienne dans les parages, après quelques milliers d’années… Autant dire renoncer à l’existence, purement et simplement…
Affronter la vérité
Moi-même je me dérobe, je n’affronte pas la vérité - à savoir l’alliance tacite de Ziad et de Waddah, de la carotte et du bâton. Quand Ziad se retire dans son village, Waddah me donne les moyens subjectifs de m’affirmer contre lui :
« Je remercie Ziad d'avoir rendu possible l'enquête en décidant de « faire avec » l'ethnologue. Je le remercie d'avoir accepté l'idée que je centre mon étude sur sa personne. Je le remercie enfin de ne pas avoir changé d'avis lorsque, après des désaccords et des disputes violentes, il est apparu évident que je n'écrirai pas la version de l'histoire qu'il aurait souhaitée. Ziad m'a simplement demandé d'écrire avec dignité ; j'espère y être parvenu. », dit la dédicace de ma maîtrise (juin 2004).
Et bien sûr, quasiment pas un mot sur le cousin (Waddah dans ma maîtrise).
Quatre ans plus tard (janvier 2008), je pose mon petit théorème de l’enchantement ethnographique : Devant l’observateur occidental, toujours un Yéménite qui prend la pose et un Yéménite qui vend la mèche. À force de tâtonnements, j’ai fini par affronter cette situation, dans la sphère de l’épistémologie. Il a fallu le sacrifice de Ziad et de Nabil, pour que je consente à revenir vers Waddah. Je reviens en France chargé de cette histoire, prêt à assumer, à dire enfin l’histoire depuis mon propre corps - mais le monde académique ne l’a jamais permis. Et mon diplômé de répondre, toujours face au mur : « Cette histoire ne me concerne pas… »
Voilà pourquoi j’ai fini par étaler ma honte, en décembre 2017, le corps d’Ali Saleh à peine refroidi. Les régimes arabes étaient conçus pour rendre possibles ce genre d’histoires, et je leur suis aussi tributaire.
Fondamentalement, je ne crois pas en l’injustice du Régime. Je crois plutôt à l’injustice de l’Islam, qui a partie liée à l’injustice ethnographique : l’injustice d’un découpage du monde conçu pour ménager les contradictions de l’observateur. L’injustice de ces musulmans, qui se retranchent derrière le Coran comme derrière un mur, et que mon histoire pétrifie. La République des Lézards.1)
Le Prophète analphabète
Je ne deviendrai pas un singe savant, alignant les versets psalmodiés (tajwîd) comme autrefois les « boutades homoérotiques ». Bien sûr j’espère y accéder un jour, tout comme j'espère un jour sortir de mon isolement - mais je ne me suis pas converti pour ça. Que l'arabe redevienne d'abord langue intellectuelle : il me faudra d’abord ressaisir la structure qui relieGB. Pour cela, pas de meilleure épreuve que d’assumer mon lien à ceux qui ont porté témoignage.
Les lézards se réclament d’un « prophète analphabète ». Comme si l’analphabétisme du Prophète pouvait légitimer leur propre inculture. Mais l’analphabétisme du Prophète n’avait rien d’une inconscience du monde, d’une indifférence aux problèmes de son temps…
Sous prétexte que Mohammed ne savait pas écrire, les musulmans n’auraient pas à connaître l’enracinement de la Révélation dans un contexte : un paysage judéo-chrétien d’une part, païen de l’autre, que nos contemporains re-plaquent de manière trop prévisible. Pris au piège de leurs privilèges postcoloniaux en terre judéo-chrétienne, les diplômés de la rive Nord voudraient au moins pouvoir blâmer l’inculture « païenne » de leurs coreligionnaires du Sud. Sans voir l’épreuve d’incarnation*, dont Waddah ou Ziad ont su s’acquitter depuis vingt ans.
Voilà devant vous Waddah, se tenant dignement face à l’objectif, et Ziad qui appelle à Jésus dans les rues de Taez - mais vous ne voulez toujours pas comprendre. Vous voulez croire en l’addition de vos diplômes et de vos complet-vestons, pour faire témoignage au cœur de la modernité… Votre islam est la colonne vertébrale du macronisme, ce qui justifie la rancœur populiste à notre égard. Face à vous, le témoignage du qamîs a tout mon soutien.