Table des matières
Pourquoi s’intéresser à la sociologie?
Contexte d’émergence
La sociologie est une discipline universitaire fondée à la fin du XIXème siècle dans différents pays européens (on citera Emile Durkheim en France, Max Weber en Allemagne).
Le XIXème siècle avait été marqué par :
• l’instabilité politique, liée à l’émergence d’une nouvelle forme de légitimité politique (nationalisme) depuis la révolution française.
• la révolution industrielle, l’exploitation des inégalités par un capitalisme débridé.
⇒ La sociologie se donne pour but d’informer l’État dans la gestion de sa population, sur des bases considérées comme scientifiques.
Concept explicatif
Toute science* (au sens moderne) suppose un concept explicatif, que l’on se donne au préalable :
- La physique repose sur le concept d’énergie.
- La psychologie repose sur le concept d’inconscient.
- La chimie sur le concept de valence (liaison chimique).
- L’économie sur le concept de marché.
- Etc..
La science sociologique repose sur le concept de social*.
Dans Les Règles de la méthode sociologique (1895), Emile Durkheim définit le fait social comme : > « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure »
La sociologie postule donc l’existence de contraintes objectives (= pouvant être objet d’étude), qui n’ont d’autre origine que la dimension collective (ou sociale) de l’expérience humaine.
Lien avec l’islam
Bien sûr dans une perspective musulmane, « le Social » n’existe pas indépendamment d’Allah.
L’action concertée d’un groupe de personnes ne peut se réaliser qu’inchallah, « si Dieu le veut » ; dans ce cas seulement, il acquiert force de contrainte extérieure pour les individus.
(Voir lien avec la notion mathématique d’intégration*).
Mais en réalité, c’est précisément ce qu’avaient en tête les premiers sociologues. On le constate dans ces lignes de Marcel Mauss (neveu d’Emile Durkheim et son plus important disciple), tout à la fin d’une conclusion de l’Essai sur le don (1923), juste après avoir cité les derniers versets de la sourate al-Taghâbun :
إِنَّمَا أَمْوَالُكُمْ وَأَوْلَادُكُمْ فِتْنَةٌ ۚ وَاللَّهُ عِندَهُ أَجْرٌ عَظِيمٌ ﴿١٥﴾
فَاتَّقُوا اللَّهَ مَا اسْتَطَعْتُمْ وَاسْمَعُوا وَأَطِيعُوا وَأَنفِقُوا خَيْرًا لِّأَنفُسِكُمْ ۗ وَمَن يُوقَ شُحَّ نَفْسِهِ فَأُولَٰئِكَ هُمُ الْمُفْلِحُونَ ﴿١٦﴾
إِن تُقْرِضُوا اللَّهَ قَرْضًا حَسَنًا يُضَاعِفْهُ لَكُمْ وَيَغْفِرْ لَكُمْ ۚ وَاللَّهُ شَكُورٌ حَلِيمٌ ﴿١٧﴾
عَالِمُ الْغَيْبِ وَالشَّهَادَةِ الْعَزِيزُ الْحَكِيمُ ﴿١٨﴾
(Coran 64:15-18)
« Remplacez le nom d'Allah par celui de la société (…) ; remplacez le concept d'aumône par celui de coopération (…) : vous aurez une assez bonne idée de l'art économique qui est en voie d'enfantement laborieux. On le voit déjà fonctionner dans certains groupements économiques, et dans les cœurs des masses qui ont, bien souvent, mieux que leurs dirigeants, le sens de leurs intérêts, de l'intérêt commun. Peut-être, en étudiant ces côtés obscurs de la vie sociale, arrivera-t-on à éclairer un peu la route que doivent prendre nos nations, leur morale en même temps que leur économie. »
Évidemment à cette époque, le système colonial rendait impensable tout rapprochement politique entre l’islam et le socialisme naissant (souvent partisan lui-même de l’aventure coloniale, au nom du Progrès) : l’islam politique au sens moderne existait encore à peine.
Les références à l’islam restent par ailleurs assez rares chez les premiers sociologues, qui revisitaient surtout le judaïsme antique et les prophètes de l’Ancien Testament, complétés par l’observation ethnologique* des peuples « sauvages ». Cette citation fait néanmoins apparaître, sur un plan strictement intellectuel, un rapport d’équivalence logique entre islam et sociologie.
Sociologie et luttes d’indépendance
Les choses se compliquent au fil du XXème siècle, par l’action combinée des luttes nationales et de la répression coloniale. Car pour arracher leur indépendance, les sociétés musulmanes colonisées n’ont d’autre choix que de sociologiser l’islam.
Exemplaire à cet égard est la biographie d’Ibn Badis, et l’Association des oulémas musulmans algériens : le souci de rationaliser les formes d’enseignement, en rejetant notamment certaines pratiques soufies ; l’importance de l’imprimerie, pour l’édition et la diffusion de textes médiévaux ; le choix de privilégier certains auteurs sur d’autres, en vue de constituer un corpus… Tout cela avec une seule obsession en ligne de mire : la naissance d’une culture nationale, seule capable d’imposer un rapport de force avec l’occupant.
Tous les acteurs du réformisme musulman, durant le XIXème et le XXème siècle, ont travaillé implicitement avec la sociologie : il y avait là une donnée de la modernité, au même titre que la chimie, la psychologie ou l’électricité…
Dans quelle mesure nos prédécesseurs réformistes ont-ils étés influencés par cette science ? C’est une question décisive.
J'ajoute que la référence à Ibn Khaldoun - le fait qu’un type de pensée analogue ait existé en l’Islam, dans la cour des souverains au XIVe siècle (VIIIe siècle de l’Hégire) - ne règle absolument rien (sauf pour qui veut retourner dormir).
La sociologie du XIXe siècle n’est pas qu’un jeu de l’esprit, c’est un projet politique, indissociable de l’idée moderne de nation. Empoigner cet outil ne peut pas être un acte anodin.
La sociologie comme tautologie
L’influence de la sociologie sur le réformisme musulman : voilà une question pour les universitaires. Ils sont des centaines voire des milliers à travers le monde, musulmans ou non-musulmans, qui travaillent peu ou prou sur cette question ; tous sont bien mieux placés que moi pour en parler.
Pour ma part, je voudrais juste formuler la remarque suivante : pour bien poser cette question énorme, il me semble nécessaire d’apercevoir le caractère tautologique* de la sociologie (voir l’entrée du glossaire). Ou pour utiliser une image : la sociologie est à l’islam, dans l’héritage réformiste, ce que ce que l’édition standard est à la tablette (lûh) dans la mémorisation coranique.
Lorsque vous éditez un texte sous forme de livre imprimé, vous l’enfermez dans une tautologie :
Tant de caractères font une ligne,
tant de lignes font une page,
tant de pages font un chapitre (juz’),
…et il y a trente chapitres dans le Coran.
Voilà la tautologie : un ensemble de propositions liées entre elles, où la validité des liens ne peut être mise en doute. À partir du moment où vous accédez au texte à travers cette tautologie, il vaut mieux l’intégrer, plutôt que la traiter avec ambivalence et dégoût. Il vaut mieux s’appuyer sur elle : faire de cette édition un socle, pour le rapport que vous tentez de construire avec le texte.
…De même, il n’y a aucun doute qu’une langue écrite permet de construire une culture, qu’une culture permet de construire une nation, et qu’une nation permet de poser une contrainte, dans l’ordre international (macrosocial) comme dans l’ordre interactionnel (microsocial).
Le cœur théorique de la sociologie a quelque chose d’une coquille vide, et c’est en tant que coquille vide qu’il faut l’appréhender.
Depuis 1945, tous les pays du monde se sont constitués en nation exactement de la même manière - et Allah n’y est pour rien, si j’ose dire. Il est légitime d’être attaché à son pays, à une nation dans laquelle on a grandi, mais l’existence de cette nation en elle-même n’est pas le signe d’une élection divine. Des rabbins israëliens le disent, aussi certains milieux américains, chrétiens évangéliques notamment. En tant que musulmans, nous ne pouvons pas jouer à ce jeu-là. La nation est une épreuve en ce bas monde, comme l’ensemble des bienfaits qu’Il nous accorde : pas le signe que nous serions justifiés par avance devant Allah.
Quand le bateau coule
Voilà pourquoi il faut s’intéresser à ce que dit la sociologie : il faut connaître la tautologie pour ce qu’elle est, à savoir une coquille vide.
Si à l’inverse vous décidez de sacraliser la tautologie, vous êtes semblables à celui qui se focalise dans le Coran sur les « 604 constellations » - la position des points sur chacune de ses pages : qui voit tantôt un oiseau et tantôt une casserole, et qui en tire des conclusions ésotériques.
Ou encore, qui voit des signes dans l’alternance des pages de gauche et des pages de droite, qui s’émerveille que les sauts de page ne tombent jamais au milieu d’un verset, et que le nouveau juz’ arrive toutes les vingt pages…
« Miracle ! Êtes-vous donc aveugles, oh vous dotés de moelles ?!… » (hypnose industrielle de l'édition standard).
Ce genre d’explication vide est omniprésent dans notre science moderne, en réalité (c’est le « principe dormitif » dont parle Gregory Bateson) et malheureusement les musulmans s’accommodent très bien de cette situation. Tantôt ils exultent de retrouver ces coquilles vides dans le Coran (par exemple la fameuse « embryologie coranique »), et tantôt ils raillent la vulgarité de cette science profane - mais le fait est que le niveau intellectuel s’effondre partout.
En réalité nous sommes tous dans le même bateau (voir le fameux hadith), et ceux qui sont sur le pont ont des responsabilités envers ceux qui sont dans la cale. Mais les musulmans considèrent généralement qu’ils n’ont aucune responsabilité vis-à-vis des sciences profanes, si ce n’est la responsabilité d’acquérir des diplômes, d’accéder à des positions, et de « faire avancer la cause de l’islam ».
Sociologie et cloisonnement
Concernant la sociologie, on laisse s’activer les étudiants et quelques chercheurs passionnés, dans une indifférence à peu près totale. L'influence de la sociologie comme paradigme fait l’objet d’un déni : on préfère considérer la discipline comme un outil anodin. La question de son statut théologique, de son influence sur les réformateurs, n’est en fait même pas débattue.
En effet, les musulmans sont persuadés d’avoir réglé la question :
- « sociologie = islam » quand c’est un musulman qui parle
- « sociologie ≠ islam » quand c’est un sociologue qui parle.
Et bien sûr les sociologues en face (dans la cale) font exactement l’inverse :
- « sociologie ≠ islam » quand c’est un musulman qui parle.
- « sociologie = islam » quand c’est un sociologue qui parle.
Quant aux sociologues musulmans*, ils s’en sortent par de la ventriloquie*. Mais ils finissent par trouver ça normal, l’islam relevant pour eux aussi d’une culture : objet et sujet de la sociologie, tout à la fois, mais nullement un équivalent logique, comme chez les premiers sociologues.
Ce consensus culturaliste est une caractéristique de notre époque, lié aux règles du jeu instaurées en 1945*. Son obsolescence est constatée partout, mais sa remise en cause n’est jamais à l’ordre du jour, dans aucune mosquée et dans aucune laboratoire : ce consensus permet aux institutions de fonctionner, comme une sorte de drogue dont personne n’envisage de sortir.
Des roquettes dans le ciel d’Israël
Pour ma part je considère qu’aujourd’hui dans notre pays, c’est en fait cet évitement lui-même qui génère l’essentiel des problèmes dits « sociaux », l’essentiel des préoccupations dites « islamiques ».
De plus en plus, la sociologie n’est capable d’enregistrer que la complaisance des acteurs à son propre endroit, à l’égard de l’ordre qu’elle représente. On l’a vu avec le mouvement Gilet Jaune, passé totalement sous les radars.
L’effondrement intellectuel de la sociologie est particulièrement grave, son effondrement scientifique, parce qu’il en va de la paix civile du continent européen, et les musulmans français ne semblent pas comprendre leur responsabilité historique dans cette évolution. Ce naufrage intellectuel est collectif, mais il n’a pas les mêmes conséquences pour tout le monde, pour l’instant. Et puisque les mosquées sont pleines, les musulmans ont le sentiment d’avoir réglé la question.
Nous vivons à l’heure d’une civilisation cybernétique*, qui cloisonne elle-même les « profils utilisateurs », appose des étiquettes sur les comportements. Ces algorithmes favorisent spontanément ce qui est cohérent, sponsorisent tout ce qui tourne en rond. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le désintérêt pour la sociologie - c’est-à-dire en fait sa sacralisation - se révèle payant : rien d’étonnant qu’il y ait autant de « khayr »° dans la Communauté, tandis que le pays s’enlise dans un marasme interminable.
Sacraliser la tautologie, c’est s’attirer les faveurs du système, mais c’est aussi inscrire son action dans des frontières prévisibles, de plus en plus restreintes, dont la surveillance se délègue aisément à des ordinateurs - comme les roquettes dans le ciel d’Israël.
Y a-t-il là une ruse, de la part des musulmans ? La sociologie connaîtra-t-elle bientôt son propre 7 octobre - métaphoriquement bien sûr : une brusque incursion sur son territoire intellectuel, qui serait totalement insoupçonnée…?
Pour ce qui me concerne, j'avoue que c’est là mon obsession. Depuis maintenant dix-sept ans c’est mon espoir et ma crainte, la raison pour laquelle je n’ai jamais cessé d’être sociologue : une obsession de garde-frontière, pour préparer le terrain. Au point peut-être de négliger le Coran lui-même (jusque mes horodatages de l'année 2020). Mais je me suis toujours gardé d’entretenir au Coran un rapport intellectuel : de le réduire* à des tautologies philosophiques et de le profaner, comme j’ai profané mon terrain autrefois, avec la sociologie.
La responsabilité de l’Islam vis-à-vis de la sociologie, n’est-ce pas de la faire vivre dans une crainte perpétuelle, pour lui maintenir les idées en place ? N’est-ce pas là qu’à ce jour, nous avons le plus manifestement échoué ?
12-13 novembre 2024