Naven est le premier livre de Gregory Bateson, consacré à un rituel de travestissement collectif chez les chasseurs de tête de Nouvelle-Guinée. Il est publié en 1936 (peu après la révolution malinowskienne).
Encyclopédie Universalis : « [Le livre] étudie les rituels naven célébrés chez les Iatmul pour honorer les premiers exploits d'un enfant, qui vont du meurtre d'un animal ou d'un étranger à des actions plus pacifiques comme de jouer du tambour ou de la flûte et, pour une fille, d'attraper un poisson ou de faire des galettes de sagou. « À cette occasion, les frères de la mère, vêtus de vieilles jupes de fibre, parodiaient la féminité, tandis que les sœurs du père, parées de beaux atours masculins, se pavanaient, ayant à la main le bâtonnet à chaux (pour chiquer le bétel) de leur mari et le frappant sur une boîte pour produire un bruit caractéristique qui exprime l'autorité et la fierté du mâle. »
Exposé d'une étudiante de l'EPHE sur ce classique de l'anthropologie.
Bien que ce soit une œuvre de jeunesse par rapport à la pensée ultérieure de Bateson, le livre a exercé une influence méthodologique profonde sur l'anthropologie de son temps, et sur les sciences sociales en général – citons au moins le sociologue Erving Goffman et l'historien Norbert Elias.
Le titre complet du livre est : « La Cérémonie du Naven : les problèmes posés sous trois rapports d'une tribu de Nouvelle Guinée ».
L'anglais est plus explicite encore : Naven: A Survey of the Problems Suggested by a Composite Picture of the Culture of a New Guinea Tribe Drawn from Three Points of View.
Les trois points de vue évoqués sont :
D'une certaine manière, le livre est le premier exemple de description ethnographique au sens moderne (voir glossaire et methodologie). C'est une chose très commune aujourd'hui, pour les anthropologues, d'adopter ces trois points de vue sur les interactions qu'ils tentent d'analyser. Mais chez le jeune Bateson, cette découverte était synonyme d'une conversion épistémologique plus profonde, qu'il évoque rétrospectivement en ces termes :
« La Cérémonie du Naven n’est en fait qu’une étude de la nature de l’explication. Bien sûr, le livre contient des détails sur la vie et la culture iatmul, mais il n’est pas en premier lieu une étude ethnographique, [dans le sens ancien*, c'est-à-dire] une exposition des données en vue d’une éventuelle synthèse ultérieure, à effectuer par d’autres hommes de science. Il s’agit là même plutôt d’une tentative de synthèse, d’une étude des manières dont les données peuvent être structurées dans un ensemble, et c’est bien une telle structuration des données que je désigne par «explication».
Le livre, parfois lourd et maladroit, est par endroits illisible. Ceci pour une raison précise: quand je l’ai écrit, j’ai essayé non seulement d’élaborer des explications en ajustant les données dans un tout, mais également d’utiliser ce processus explicatif comme exemple, comme cadre à l’intérieur duquel les principes puissent être observés et étudiés.
Le texte est ainsi un entrelacement de trois niveaux d’abstraction: au niveau le plus concret on trouve les données ethnographiques; à un niveau plus abstrait se situe la tentative d’arranger ces données pour en obtenir différentes images de la culture, et à un autre, encore plus abstrait, la discussion réflexive des procédés par lesquels le puzzle de ce jeu de patience se constitue comme ensemble. Le point culminant et final du livre est la découverte, décrite dans l’«Épilogue 1936» (découverte faite quelques jours seulement avant que le livre ne soit sous presse) de ce qui est aujourd’hui un truisme: le fait qu’«ethos», «eidos», «sociologie», «économie», «structure culturelle», «structure sociale» et tous les autres mots similaires se réfèrent uniquement à la façon dont les hommes de science mettent ensemble les éléments du puzzle. »
Gregory Bateson, Naven, Épilogue 1958.
C'est bien entendu cette prise de conscience qui permet à Bateson, les années suivantes, de passer à un niveau d'abstraction supérieur : il prend conscience de l'importance des phénomènes de rétroaction, et devient ainsi l'un des membres fondateurs des conférences Macy sur la cybernétique (voir glossaire), qui jetteront les bases de l'informatique moderne.
« En 1942, j’ai rencontré, à une conférence organisée par la Macy Foundation, Warren McCulloch et Julian Bigelow dont les passionnants exposés sur le feedback m’ont aidé à éclairer certains points essentiels ; car, en écrivant La Cérémonie du Naven, j’étais arrivé au seuil de ce qui plus tard allait devenir la cybernétique : ce qui me manquait pour le franchir était le concept de feedback négatif [= la crainte de Dieu (taqwa Allah)!…]. Après la guerre, revenu d'outre-mer, j’ai demandé à Frank Fremont-Smith, de la Macy Foundation, d’organiser une conférence sur ce thème, à l’époque encore mystérieux. ll m’a répondu qu’une telle réunion était justement prévue, sous la direction de McCulloch. J ’ai eu ainsi le privilège d’assister à ces fameuses conférences sur la cybernétique : ma dette envers Warren McCulloch, Norbert Wiener, John von Neumann, Evelyn Hutchinson et maints autres participants à ces réunions, est évidente dans tout ce que j’ai écrit depuis la Deuxième Guerre. »
Gregory Bateson, Avant-propos de Vers une écologie de l'esprit (1972).
Mais pour les sciences sociales françaises, Bateson cesse d'être anthropologue à partir du moment où il intègre la cybernétique : « l'auteur ne tardera pas à abandonner et l’Angleterre et l’anthropologie sociale », affirment en passant M. Houseman et C. Severi (p.17-18) : leur essai de 1994, Naven ou le donner à voir, enferme l’œuvre dans une problématique de “l'action rituelle”, et se garde bien de clarifier la confusion de l’œuvre de jeunesse, admise par l'auteur lui-même.
Déjà en 1971, Naven était traduit en français sans l'épilogue de 1958 cité plus haut… Quant au testament intellectuel de Bateson, La Nature et la Pensée, traduit en français juste après sa parution (1984), il est depuis longtemps épuisé et introuvable (Republication en 2024!).
Si les différentes disciplines continuent d'utiliser les outils légués par Bateson - en piochant dans Vers une écologie de l'esprit (publié en français en deux tomes, c'est révélateur aussi, en 1977 et 1980…) - les sciences sociales ont renoncé à intégrer l’œuvre de Bateson dans sa globalité. D'où peut-être leur crise de légitimité dans notre monde post-colonial* tardif, où le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » a finalement conduit à une colonisation cybernétique généralisée, dont les universitaires sont aujourd'hui de simples auxiliaires.
Remarquons pour finir que les trois sections de mon wiki, malgré le caractère maximaliste du projet, renvoient encore à ces trois points de vue :
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