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Le Za’îm et le peuple de Loth

(premier jet le 10 février. Toujours en chantier, notamment la conclusion).

« Quelle pénible journée ! » (Coran 11:77)

Si les musulmans ne sont plus maîtres de leur histoire, c’est qu’ils ont perdu le sens de l’histoire des prophètes. À cet égard, mon enquête restera comme un cas d’école.

La chair de vos frères yéménites

Lût, la paix soit sur lui (calligraphie).

Cela fait vingt ans que j’essaie de faire admettre la dignité des personnes qui ont été mes interlocuteurs, et depuis vingt ans je reçois toujours les mêmes paroles en retour - du genre :« Dans toute maison on trouve des toilettes… ». Ces paroles qui sont insultantes sans même s’en rendre compte, une calomnie naturalisée dans l’ordre des choses.

« Ô croyants ! Évitez de trop conjecturer sur les autres, car il est des conjectures qui sont de vrais péchés. Ne vous épiez pas les uns les autres ! Ne médisez pas les uns des autres ! Lequel d’entre vous voudrait manger la chair de son frère mort ? Non ! Vous en auriez horreur ! Craignez donc Dieu ! Il est Indulgent et Miséricordieux. » (Coran 49:12).

Des paroles qui nient non seulement la possibilité de la démarche anthropologique (aller chez les autres pour les connaître), mais également l’extraordinaire charge que celle-ci représente pour ceux qui doivent l’accueillir.

« Et quand Nos envoyés arrivèrent chez Loth, il en fut très affligé, car il ne savait pas comment les protéger. “Quelle pénible journée !”, dit-il. » (Coran 11:77).

C’est là qu’est le parallèle avec l’histoire de Loth : dans le problème de l’hospitalité intellectuelle, pas dans le fait que les Yéménites seraient des dépravés violeurs, et les Européens des dépravés efféminés (illusion que je critique en termes de « viol fictionnel latent »).

Correspondances

Je ne rédigerai pas ici une énième version de l’histoire, calquée sur cet épisode coranique-là (Coran 11:74-83) - d’autant que cela pourrait passer pour une provocation. Je me contenterai de pointer les correspondances :

1. La turpide postcoloniale

« Aussitôt, des hommes de son peuple, habitués à commettre les pires turpitudes, se précipitèrent chez lui. » : je rapproche spontanément de l’épisode central de mon premier terrain, que j’ai baptisé (rétrospectivement) « petit printemps arabe dans un verre d’eau » (voir là encore le viol fictionnel latent). La turpitude dont il est question doit être entendue de manière métaphorique, ou plus exactement épistémologique*, mais elle n’en est pas moins réelle dans ses effets : une turpitude caractéristique du rapport aux sciences sociales à l’ère postcoloniale*, et plus généralement aux institutions européennes. (Une turpitude dont Bassam, l’un des voisins de Ziad, était malgré lui devenu le symbole sur mon terrain, et dix ans plus tard il y a perdu quelques dents…)

2. Le statut angélique de l’observateur

Le principal mensonge de mon premier mémoire réside dans l’idée que mon séjour se serait conclu par ma « fuite anticipée » (voir en bas de la page 110 : « Je quitte Taez précipitamment le 30 septembre… »). Ce n’est pas du tout comme ça que les choses se sont passées, comme je l’ai finalement raconté ces dernières années. Mon mémoire utilisait cette facilité pour terminer le récit, et justifier l’impasse sur les dernières semaines de mon séjour. Mais si mon enquête s’était déroulée dans cette temporalité d’urgence, jamais elle ne m’aurait permis de comprendre autant de choses. Cette facilité était assez récurrente à l'époque, chez les chercheurs étrangers, qui finissaient par s’en convaincre eux-mêmes et par vivre effectivement bunkerisés (voir la sous-section processus).
En réalité, l’observateur à l’ère postcoloniale était intouchable - un peu comme les anges visiteurs de Loth : se déplaçant librement, sans faire l’expérience de la pesanteur, mais sans non plus vraiment comprendre la source des phénomènes (Coran 2:30-33). Pour comprendre cette condition angélique de l’observateur, dont découlent ses perspectives autant que ses angles-morts, le cadre de l’écologie mentale* est plus approprié. La temporalité de l’enquête est alors celle d’un « algorithme ethnographique », qui se reproduit indéfiniment, jusqu’à provoquer l’explosion de la situation observée (fuite du Za’îm et destruction de la Cité).1)
Je l’ai toujours su, mais seulement de manière subconsciente, car mes représentations devaient composer avec les Yéménites et le « viol fictionnel latent », cette fausse conscience collective dont participait l’observateur étranger. Pour donner sens à cette histoire, il fallait que Loth devienne un « pervers narcissique », tandis que je me tournais vers un autre allié (Abraham) : un homme bon mais faible, empêtré dans une alliance* obsolète, et travaillé intérieurement par son « homosexualité ». Induits par la matrice monothéiste*, ces déplacements rendaient inéluctable l’épilogue de mon premier séjour.
Inéluctable, ce passage à l’acte laissait présager la tragédie ultérieure. C’est ce constat qui fondait tacitement ma légitimité les années suivantes, et encadrait ma présence sur le terrain2). Loin d’avoir rendu mon enquête impossible, il a plutôt ouvert un espace, pour l’invention d’autres rapports.

3. Le Za'îm et le Régime : l’axe Loth – Abraham

Selon l’exégèse traditionnelle3), Loth n’a pas de lien de parenté avec son peuple. Il est le neveu d’Abraham (ou parfois son cousin maternel), envoyé vers cette cité pour prêcher, et accessoirement pour nouer des relations matrimoniales - c’est en ce sens seulement qu’il propose ses filles (11:78). Mais le peuple en question n’est pas intéressé : sa perversité n’est pas seulement d’ordre sexuel, elle relève plus largement d’un rapport au monde, à travers le traitement réservé à l’hôte étranger.
Cet aspect de l’histoire coranique, autour des rapports entre Loth et Abraham (Coran 11:69-75) permet d’éclairer le rapprochement qui s’opère entre Ziad et Waddah autour de 2004-2005, dans les années qui suivent l’affaire de mon premier terrain. Ziad sait que Waddah n’est fondamentalement pour rien dans le revers qu’il a subi localement. Ziad est renvoyé à son étrangeté, son décalage sociologique par rapport aux populations devenues majoritaires au Hawdh al-Ashraf. Si bien que dans un premier temps, l’affaire a pour effet paradoxal de relativiser le clivage familial entre leurs branches respectives. Ziad part chercher du travail à Sanaa, où il se rapproche de Waddah et de ses oncles. Pourtant jusque là, Ziad et ses frères avaient toujours tenu à préserver leur indépendance. Mais au sortir de cette affaire, Ziad a sans doute le sentiment que ses oncles ont contracté une dette à son égard - et peut-être le Régime à travers eux. Rapprochement qui cause le dérèglement de la systémique familiale (Voir mon texte de 2012 : L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000).

Dans la « schizophrénie » de Ziad après 2011, la figure de Jésus émerge naturellement de ce triangle interactionnel, entre les figures prophétiques* de Loth, d'Abraham et de Mohammed. La matrice monothéiste* était implicitement mobilisée depuis l'origine, sans que j'en aie eu conscience dans ce premier mémoire.

Hospitalité intellectuelle & Incarnation

L’issue de mon premier séjour, dont j’ai fini par parler ces toutes dernières années, était une conséquence de ma méthodologie, et plus profondément, une conséquence de l'anthropologie de l'Europe* : de cette mutation civilisationnelle, étroitement liée à la fondation des universités, qui a dissocié la science de l'hospitalité.
Ou si l’on veut, c'était une conséquence du fait que le chercheur a aussi un corps. Car l’ethnographe a beau tomber du ciel avec son passeport et son permis de recherche, sa nature n’est pas angélique mais bel et bien humaine. De même que les familles et les communautés que l’ethnographe rencontre, sur lesquelles échoit la responsabilité de le recevoir. De fait, les ethnographes viennent vous attaquer « par surprise », mais les « cinq mille anges d’élite » n’arrivent pas en renfort dans l’instant, seulement « si vous faites preuve de patience et de piété » (Coran 3:125). Faire preuve de piété dans le domaine intellectuel, cela veut dire quoi au juste?

Derrière le refus de comprendre notre histoire, de s’identifier aux personnages et de nous accorder l’hospitalité, je perçois un refus de s’interroger sur la dimension humaine du témoignage. Un déni particulièrement fort chez les musulmans diplômés. L’issue de mon premier séjour - et a fortiori l'issue de mon enquête - est moins liée à une dépravation quelconque des Yéménites ou des Européens qu'à leur impréparation chronique, une forme de démission intellectuelle spécifique à l'ère postcoloniale.

Ce déni n'est probablement pas sans lien avec le hold up de la civilisation chrétienne sur l’Incarnation* (dont en principe elle n’a pas le monopole…). À mon sens, c’est le cœur du problème de notre époque : l’Incarnation ne fait plus sens que pour des musulmans illettrés, qui se transforment dès lors en « bombes humaines ». Mais à vrai dire, l’Incarnation ne fait plus sens pour grand monde parmi les diplômés, qu’ils soient musulmans ou pas. C’est dans ce phénomène, de l’ordre d’une conjoncture intellectuelle, que se révèle la pertinence de notre histoire, soulignée par la critique batesonienne.

Beaucoup de musulmans ont cette habitude détestable d’enrôler les histoires des prophètes pour justifier leurs propres passions, de ne les invoquer que pour assoir la certitude de l’entre-soi, celle d’appartenir à une communauté meilleure que celle du voisin. Comme si la communauté musulmane n’était pas touchée par la corruption intellectuelle spécifique de notre ère postcoloniale*, celle qui permet et encourage précisément ce genre d’affirmations communautaires.
Mais les histoires des prophètes ne sont pas réductibles à telle ou telle prescription morale ponctuelle, dans le catalogue des péchés et des vertus. Leur portée est aussi plus fondamentale, et elles doivent nous aider à cerner les travers épistémologiques de notre temps. Dans chaque période historique, la vigilance des institutions humaines se porte seulement sur certaines turpitudes ; d'autres sont perçues comme normales, qui produisent leurs effets à long terme, sans qu'on n'ait pu les dénoncer : « Expulsez-les de votre cité. Ce sont des gens qui veulent se garder purs! » (Coran 7:82). Si notre histoire n’a encore trouvé sa place dans aucune institution, j’en suis sans doute en partie responsable, mais c’est aussi en partie parce qu’elle dérange. Et c’est sans doute le signe que nous n’avons pas encore touché le fond.

Retour accueil (La théorie du Za'îm)

1)
Par la répétition du même algorithme, la même histoire se reproduit à l’échelle de mon premier séjour (2003), à l’échelle de mon enquête (mon retrait en 2010), comme à l’échelle de l’histoire contemporaine (retrait en 2015 des derniers observateurs occidentaux).
2)
Échange avec Steve Caton lors du colloque d’Exeter de 2019 : « Si on passe à l'acte sur le terrain, c'est encore une autre affaire… » - « Mais je ne suis pas passé à l'acte sur le terrain! »
3)
The Study Quran p.766, explication des versets 7:80-81
fr/zaim/loth.txt · Dernière modification : 2023/12/11 13:01 de mansour

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