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L'hypothèse du « viol fictionnel latent »

Vincent Planel 2023/02/06 09:48

L’hypothèse du viol fictionnel latent recouvre peu ou prou l’objet de recherche auquel j’ai travaillé quand j’étais inscrit en thèse (2005-2013), sous des formulations diverses : « oppression du régime », « culture de la vulgarité », « climat social », etc.. L’intitulé exact du projet de thèse était : « L'histoire sociale au prisme de la sociabilité masculine. Séduction, méfiance et rapports d'honneur à Taez (Yémen) ».

Quelle qu’en soit la formulation, cet objet de recherche était toujours lié à un moment-clé de mon premier séjour, vers la mi-septembre (2003) : lorsque l’entourage de Ziad se retourne soudain contre son autorité et commence à « vider son sac », par des témoignages abondants sur le thème de l’abus. C’est un moment de basculement car je n’ai pas su repousser ces déclarations, qui produisaient chez moi une surprise comparable (rétrospectivement) à l’irruption des Printemps Arabes.

L’explication la plus sérieuse de ce phénomène est en fait que j’avais soudain changé de statut : en m’opposant à Ziad au sein de son Royaume, j’avais soudain révélé que je ne comprenais rien à la situation, que je n’avais pas le sens de l’honneur*. Mon statut ainsi « désacralisé », tout le monde s’était mis à me parler librement. Cela aboutit rapidement à une situation ingérable, dont je n’ai su m’extirper que par mon alliance avec Waddah, le cousin de la Capitale. Un an plus tard j’étais de retour, et je commençais à enquêter sur les cendres encore chaudes de ce mystère…

Que recouvre exactement l’hypothèse du viol fictionnel latent ? Je parle ici d’une fausse conscience collective, étroitement liée à l’époque postcoloniale tardive*. Mais cette fausse conscience est-elle propre au contexte musulman ? S’articule-t-elle par exemple au mouvement « Me Too », d’une manière ou d’une autre ? Quelles sont les frontières exactes de ce « fait social » ? L’approche sociologique* est-elle même pertinente pour appréhender ce phénomène - ou est-il préférable d’évoquer simplement les « ruses de Satan » ? J’essaie ici de faire le point sur ce que peut apporter ou pas l’anthropologie.

Description

Le viol fictionnel latent est un phénomène de fausse conscience collective, caractéristique de l’ère postcoloniale* tardive en contexte musulman05/02/2023.

On propose de nommer ainsi l’arrière-plan de certaines rumeurs qui semblent avoir caractérisé la société yéménite des années 2000, juste avant le basculement de l’année 2011. L’effet du viol fictionnel latent est principalement de rendre crédibles des incidents sexuels supposés, qui ne tiendraient pas debout à l’examen plus approfondi. Cette hypothèse permet avant tout d’expliquer certains dysfonctionnements de la sphère publique, mis en évidence par l’arrivée d’un observateur étranger, sans multiplier des hypothèses inutiles sur les Yéménites eux-mêmes.

Les Révolutions de 2011 peuvent s’interpréter comme la soudaine disparition du viol fictionnel latent.

Illustration dans la vulgarité langagière

Au Yémen, l’évocation de la « saloperie » joue un rôle particulièrement répandu dans l’évocation familière des désordres politiques et sociaux, à la fois internes et externes, mais selon des usages qui séparent d’ordinaire ces deux ordres de phénomènes. Ainsi :

  1. le terme réalise l’équivalence symbolique entre la libération sexuelle et, par exemple, la politique étrangère des puissances occidentales au Moyen-Orient.
  2. Sur un autre plan, il réalise une identification analogue entre des comportements de tous ordres, mais passant cette fois pour spécifiques aux Arabes : on dit « saloperie » pour évoquer la mauvaise foi, l’arnaque, ou encore le non-respect d’un rendez-vous - qui s’oppose à la ponctualité « britannique ».

Aucun des usages habituels du mot n’opère un lien entre ces deux ordres de phénomènes, comme si, au fond, on ne parlait pas de la même « saloperie ». (Extrait du projet de recherche « Le miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la sociabilité masculine de l’urbanisation yéménite », automne 2008)

⇒ Dans cette partition symbolique réside un caractère latent, activable très facilement pour produire des viols fictifs un peu partout, dès lors que le monde est conçu de cette manière. Des viols auxquels personne ne croît vraiment sérieusement, mais qui protègent ce qui doit l'être, par consensus sous-jacent.

Applications pour la critique du réel

L’utilité de cette hypothèse est principalement de permettre, dans le basculement que nous vivons aujourd’hui, une critique systématique de l’enregistrement du réel hérité de l’ère postcoloniale.

Ce que nous considérons comme la « réalité » d’un pays comme le Yémen, est en fait la sédimentation de l’activité d’observateurs étrangers, qui travaillaient sous l’ombre du viol fictionnel latent, dont les investigations et les concepts étaient contraints par ce fait social*, sans nécessairement qu’ils en aient eu conscience, ou qu’ils aient su en compenser les effets sur leurs représentations. Il est donc utile d’identifier aujourd’hui un fait social nommé « viol fictionnel latent », tout en gardant en tête qu’il n’était pas identifié comme fait social, qu’il ne pouvait pas l’être, par une impossibilité caractéristique de l’époque postcoloniale.

Origine ethnographique du concept

Comme tous les concepts d’origine ethnographique, la justification scientifique de ce concept repose sur l’argument du rasoir d’Ockham, un principe d’économie dans l’explication des phénomènes observés. L’hypothèse est adoptée si elle permet de rendre compte d’un grand nombre d’observations, et en premier lieu d’élucider la place occupée par l’observateur (c’est le principe de la réflexivité d’enquête*).

J’ai commencé à décrire le phénomène du viol fictionnel latent dès l’automne 2008 : je parlais alors de « culture de la vulgarité » (cf projet de recherche de 2008, cité ci-dessus). Mais je tirais cette intuition d’une situation ethnographique particulièrement intriquée, que j’ai finalement échoué à restituer les années suivantes, en lien avec diverses circonstances académiques, ethnographiques et personnelles.

Le concept que j’avance aujourd’hui prend en compte mes difficultés à faire admettre cette situation ethnographique au cours des quinze dernières années. Je conçois aujourd’hui le viol fictionnel latent comme une réalité multi-située1), ce qui n’était pas forcément le cas à l’époque.

Fausse conscience et temporalité des régimes arabes postcoloniaux

Lorsqu'on évoque en interne les « murmures du waswas » (autrement dit les suggestions de Satan) dans le lexique musulman, on ne dénonce rien d'autre que cette fausse conscience du viol fictionnel latent. Cette notion n’a pas d’équivalent dans le lexique moderniste, et pour cause : cette fausse conscience collective formait l’assise fondamentale des régimes modernistes autoritaires, en phase avec l’intérêt bien compris des individus mais aux dépends du corps social, miné dès lors par une méfiance structurelle croissante.

Observable dans la société yéménite des années 2000, ce phénomène semble relever plus largement des sociétés arabes en contexte postcolonial. Il s’agirait alors d’un fait social total*, propre à une conjoncture historique particulière.

Les Révolutions de 2011 peuvent s’interpréter comme la soudaine disparition du viol fictionnel latent, avec des répercussions profondes sur la conscience de soi des sociétés voisines, notamment occidentales. D’où le pari de ce site : dénouer les complexes actuels de la société française en revisitant mon cheminement ethnographique* à Taez, il y a maintenant vingt ans, aux prises avec le viol fictionnel latent.

Reprise du nœud de ma socialisation

J’ai décrit et analysé le phénomène du viol fictionnel latent dès l’automne 2008 (je parlais alors de « culture de la vulgarité »). Mais je tirais cette intuition d’une situation ethnographique particulièrement intriquée, que j’ai finalement échoué à restituer les années suivantes, en lien avec des circonstances académiques et personnelles diverses.

En mai 2018, je prends la parole sur Youtube pour raconter les incidents survenus à la fin de mon premier séjour : une fausse tentative de viol suivie d’un vrai passage à l’acte (survenus respectivement les 29 septembre et 4 octobre 2003). J’associe spontanément les deux mais je ne sais plus dire pourquoi. C’est le début d’un long tâtonnement par l’écriture pour retrouver les intuitions de mon enquête, sur des matériaux qui en étaient exclus jusque là.

En effet, quand je reviens vers mes notes de terrain, les deux incidents semblent ne pas avoir eu lieu (voir les pages correspondantes) :

  • Il n’y évidemment pas de mention du passage à l’acte (la chronique quotidienne s’interrompt le 3 octobre) ;
  • Cette tentative de viol, que je suis censé avoir subi, n’est pas décrite pour elle-même, même si j’y fais constamment allusion ;
  • L’incident avec Nabil n’est évoqué explicitement que deux semaines plus tard (15 octobre), quand je vais dire à Ziad ses « 4 vérités ».

Ces omissions s’éclairent avec l’hypothèse du viol fictionnel latent, cette fausse conscience dans laquelle j’étais justement en train de prendre pieds, à demi consciemment. C’est ce processus-là qui m’intéresse, comment la « dangerosité de Nabil » s’impose peu à peu. Donc toutes les déclarations accréditant cette thèse sont consciencieusement notées - y compris les miennes bien entendu, et l’absence de réaction en face. Mais je ne m’intéresse pas à la dangerosité elle-même, l’épisode proprement dit, pourtant la seule chose qui me restera en mémoire… L’épisode n'acquiert un statut d’objectivité qu’avec mon passage à l’acte, une semaine plus tard (4 octobre), et mon installation dans cette relation compliquée avec Waddah. Enfin le 15 octobre, je prends à témoin Ziad de ma dignité retrouvée, à travers mon installation délibérée dans cette fausse conscience.

ANALYSE À PROLONGER.
Citons déjà, à vue de nez :

  • implications pour la compréhension de l'islam (Voir l'entrée #fait social du glossaire)
  • rapport avec la psychanalyse
  • rapport avec le moment « me-too »
1)
Voir dans la section méthodologie, la page : L'ethnographe comme "circumstantial activist".
fr/comprendre/processus/viol_fictionnel_latent.txt · Dernière modification : 2023/02/10 10:06 de mansour

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