Table des matières
Retrouver notre capacité d’agir au XXIe siècle
1) La critique batesonienne
Gregory Bateson, introduction de Vers une écologie de l’esprit (1972) :
« En désespoir de cause, j'élaborai un diagramme, pour décrire ce que je pensais être la tâche d'un homme de science… »
Données non interprétées | Notions explicatives imparfaites | Fondamentaux |
séquence filmée d'un comportement humain ou animal ; description d'une expérience ; photographie d'une patte de coléoptère ; enregistrement d'une séquence de discours. | “moi” “angoisse” “instinct” “but” “esprit” “soi” “modèle fixé d'action” “intelligence” “stupidité” “maturité” … | truismes mathématiques lois scientifiques universelles et empiriquement vraies fondements de la philosophie |
« …Ce diagramme me montra clairement qu'une des différences entre mes habitudes de pensée et celles de mes étudiants consistait en ceci: ils étaient toujours portés à argumenter inductivement, en allant des données aux hypothèses, mais jamais à vérifier les hypothèses, en les confrontant avec une connaissance obtenue par voie de déduction, à partir des fondements mêmes de la science et de la philosophie. »
L’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980) écrivait ces lignes en 1972, au terme d’une carrière scientifique qui a profondément marqué toutes les disciplines du XXe siècle dans les sciences du comportement : l’ethnographie (avec Naven en 1936), ainsi que l’histoire (via Norbert Elias) et la sociologie (via Erving Goffman), puis la psychiatrie (notion de double contrainte, systémique familiale) et la psychologie cognitive (notion d’apprentissage secondaire). Mais Bateson avait aussi participé aux conférences Macy sur la cybernétique (1942-1953), qui jetèrent les bases de l’informatique moderne. Et les disciplines universitaires n’ont que faiblement intégré la dernière partie de son œuvre, la plus audacieuse, portant sur les rapports entre épistémologie et l’écologie naissante. Ces aspects ont plutôt été appropriés par des initiatives commerciales dans le domaine du développement personnel, du mouvement New Age puis du transhumanisme, dont on peut dire qu’elles ont contribué à rendre notre monde un peu plus invivable.
En parlant de « critique batesonienne », j’entends laisser de côté les outils développés par Bateson, l’aspect le plus positiviste de son œuvre, et recentrer le propos sur le coeur de son intuition, à savoir le primat excessif de l’induction dans les sciences occidentales.
2) La crise postcoloniale tardive
Un demi-siècle s’est écoulé depuis la rédaction de ces lignes. Un demi-siècle au cours duquel les technologies cybernétiques ont pris possession de nos subjectivités. Parallèlement, les subjectivités du Sud rejoignaient l’Europe dans l’expérience de la modernité : non pas quelques élites indigènes, comme au temps de la Colonisation, mais des peuples entiers, portés par la scolarisation de masse et les espoirs de la construction nationale.
Dans les années 1970, l’heure était à la rencontre des peuples, et l’on s’inquiétait plutôt de l’affrontement des modèles capitalistes et communistes. Aujourd’hui, nous réalisons que la rencontre a été manquée, et qu’elle prend la forme d’un dangereux chassé-croisé. Or Bateson reste un homme de la guerre froide, qui appliquait son concept de schismogenèse (symétrique) à la course aux armements ; décédé à l’aube de la révolution iranienne, il n’a pu prendre conscience de ce basculement.
Que dirait Bateson face au phénomène djihadiste ? Fidèle à sa méthode de la « structure qui relie », nul doute qu’il se replongerait dans la structure monothéiste (à peine évoquée dans son œuvre - ce n’était pas d’actualité), qui est aussi au fondement de la science et de la philosophie.
Bateson insisterait également sur une chose toute simple : le djihadisme relève d’une schismogenèse complémentaire (inscrite dans des stratégies d’assistance et de dépendance), et non d’une schismogenèse symétrique. Lorsqu’ils fantasment aujourd’hui sur une invasion de Daech, nos éditorialistes reproduisent la menace de l’Armée Rouge, qui positionnait des ogives nucléaires bien réelles en Europe de l’Est. Ce n’est là qu’un exemple de réponses contre-productives liées à l’inertie de nos structures intellectuelles, aggravée aujourd'hui par la colonisation cybernétique de nos subjectivités (« Colonisation du monde vécu », dit le sociologue Jürgen Habermas, repris récemment par Beaud et Noiriel).
3) Une trajectoire singulière
Anthropologue, arabisant depuis 1999, et initialement de formation scientifique (1998-2002), j’ai retrouvé la trace de Gregory Bateson au cours d’une longue enquête au Yémen par immersion ethnographique (2003-2013). Après diverses péripéties dans cette société, qui était en fait à la veille d'une révolution (2011), j’ai ressenti le besoin de me rapatrier dans la société française (Sète) pour mieux comprendre notre propre fonctionnement anthropologique, au croisement de l’histoire religieuse européenne et de l’histoire des idées - comme le préconisait Bateson.
Pour réactiver cet héritage intellectuel fécond dans nos institutions, il peut suffire de dénouer quelques contentieux postcoloniaux qui nous paralysent. Je peux nous y amener ensemble, en prenant appui sur mon expérience de terrain, et sur l’observation attentive des basculements anthropologiques qui caractérisent notre époque.
Orient-laicite.fr
L'Orient du XIXe siècle, la laïcité du XXe ,
pour retrouver au XXIe notre capacité d'agir.