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fr:theologie:coran:096:001

96:1 Lis!

Tiré de sourate n°96 L'adhérence  العلق (mecquoise, 19 versets).

C’est le premier verset révélé à Mohammed ﷺ dans la grotte de Hira, sur les hauteurs à l’écart de la Mecque, où il se retirait régulièrement.

{« Lis ! »}

Et le Prophète de protester, dans une grande détresse : « Mais je ne sais pas lire ! ». En fait nous en sommes tous là.
Le problème n’est pas que Mohammed ait été ou pas illettré, qu'il ait été ou pas en contact avec les récits bibliques alors en circulation (voir les précisions salutaires de Jacqueline Chabbi à propos de 2:79).
Le problème est Comment pourrais-je réciter quelque chose que je n'ai pas appris en mémoire?1) On parle d'une lecture à un autre niveau : non pas reproduction d'un énoncé, antérieurement fixé par la mémoire écrite ou orale, mais la lecture d'un Verbe prenant sa source au Créateur de toute chose.
La détresse de Mohammed s'apaise partiellement, quand les mots finissent par arriver :

{« Lis, au nom de ton Seigneur qui a tout créé! »}

Là encore, le problème n'est pas de savoir si Mohammed a réellement reçu les mots dans cet ordre et dans cette grotte (comme le prétend la tradition), ou s'ils expriment la quintessence d'une culture monothéiste ambiante au VIIe siècle2) (comme sont naturellement portés à le penser les universitaires de tradition judéo-chrétienne). Bien que la question soit essentielle pour le croyant (elle définit la source de la grâce divine, le corpus du texte sacré), il est anormal que des universitaires se focalisent sur cette question, s'obstinant à vouloir situer ici plutôt que là l'évènement de la Révélation. C'est là le symptôme d'un étrange désœuvrement, ignorance du vrai problème qui nous est commun : comment lire, au-delà de la culture écrite du moment?

Question plus essentielle que jamais à l'heure de la cybernétique* et des « réseaux sociaux » - colonisation systématique de tous les imaginaires verbalisés. Avons-nous les moyens d'un regard autonome, dépassant l'ensemble des productions colonisables, les moyens d'un regard ressourcé? Au-delà de la pensée objective promue par le cartésianisme*, par l'évidence visuelle immédiate, dans l'adhésion à la Science moderne?
Pour apprendre à lire, ne faut-il pas d'abord se reconnaître aveugle?

L'enfant aveugle, de Johan Van der Keuken (1964).
(Sous-titres en anglais, on peut activer dans les paramètres leur traduction automatique vers le français)

Le photographe et documentariste Johan Van der Keuken Dans le cheminement qui m'a permis d'apprendre à lire, d'apprendre à voir, Johan Van der Keuken occupe une place particulière. Je pratiquais la photographie depuis l'adolescence, souvent en Afrique du Nord depuis que j'apprenais l'arabe - mais j'étais sans cesse confronté au même dilemme, entre réalisme et recherche formelle, deux écueils également repoussants :

  • En guise de recherche formelle, s'enfermer dans la quête obsessionnelle du meilleur cadrage, de la composition, des matières…
  • En guise de réalisme, documenter la vie palpitante de mes camarades de classe, photographe officiel de nos soirées adolescentes, et reporter complaisant de leurs premiers émois…

Par ailleurs en Afrique du Nord, les gens n'aimaient pas être photographiés. Sortir l'appareil me faisait honte, pourtant il était ma seule raison sociale, seule justification concevable de ma présence au monde… Et puis en 2000, je découvre Van der Keuken avec son film Vacances prolongées, un choc esthétique : parce qu'il parle de la mort, mais aussi pour cette liberté, ce regard qui ne choisit jamais vraiment entre voir ou rêver, qui assume totalement l'intrusion de l'artifice formel, pour se dé-naturaliser.

[1] Lis au nom de ton Seigneur qui a tout créé,
[2] qui a créé l’homme d’une adhérence !
[3] Lis, car la bonté de ton Seigneur est infinie !
[4] C’est Lui qui a fait de la plume un moyen du savoir
[5] et qui a enseigné à l’homme ce qu’il ignorait.

La traduction ne rend pas compte de la recherche formelle par le jeu des assonances, à travers la circulation des lettres arabes entre les racines trilitères : khalaq, 'alaq, akram, 'alam, qalam… (écouter ici). Tout le sens est replié dans cette combinatoire des lettres, présente dès les premiers versets. C'est dire qu'ici aussi, il y a combinaison de descriptions et de recherche formelle, d'analogique et de digital.

Dans l’œuvre de Van der Keuken, j'ai perçu une ouverture. Je me forme aux sciences sociales, et en 2003 j'arrive à Taez galvanisé. D'où cette partition caractéristique de mon premier terrain, entre commerçants et jeunes du quartier (voir index des personnes) : à l'origine, il s'agissait de tenir ensemble les deux… Mais ce regard-là les fait sortir de leurs gonds, petit printemps arabe* dans un verre d'eau… Ça se termine sur une scène hallucinée : une pseudo-tentative de viol (29 septembre) dont je ne parle pas, que je recouvre immédiatement par un passage à l'acte (4 octobre). Afin d'apprendre à lire, d'abord se reconnaître aveugle… Sur la pellicule de ma propre honte s'écrira la suite de l'histoire. Je ne pourrai jamais me repentir de ce geste, qui m'a permis d'arrêter la photographie.

* * *

Mais alors, la Révélation serait-elle affaire de libre pensée??
De tous temps, l'orthodoxie sunnite a fait valoir l'autorité d'une tradition : que les individus apprennent à lire, certes, mais dans un certain cadre. Car dans l'économie du salut, la tradition est dotée d'un poids inégalé, supérieur à toutes les reformulations modernes. En tant qu'anthropologue, je suis parfaitement formé pour le reconnaître, et je ne remets pas cela en cause.
Mais il ne faut pas confondre ce constat - l'adhésion de principe au crédo sunnite orthodoxe - avec une naïveté quant à sa fonction objective dans le monde contemporain.

Le réflexe islamo-nationaliste, né dans les mouvements réformateurs sous le joug colonial, est aujourd'hui complice d'une structure cybernétique postcoloniale*, qui garantit le droit des subjectivités à jouir d’elles-mêmes pourvu qu’elles soient systématiques. Dans ce contexte, l'orthodoxie sunnite ne cesse de se repaître de sa consistance interne, en se gargarisant des gratifications matérielles et symboliques que lui concède ce système économique - comme à tous ceux qui savent rester dans leur couloir - et qu'elle accueille comme « venant d'Allah ».
Par démission intellectuelle, elle voit le triomphe de l'islam dans la promesse réalisée de la civilisation cybernétique : le droit des peuples en rêve à disposer d'eux-mêmes… Comment donc aurait-elle prise sur le réel sans tradition intellectuelle critique, et avec cet « anti-colonialisme » réchauffé pour toute conscience historique? On ne me fera pas croire qu'il s'agit là d'apprendre à lire : le livre du Créateur ne se donne pas comme ça! N'ayant pas pris conscience de son propre aveuglement, comment y chercherait-elle autre chose que les paramètres de son propre confort subjectif? Acculée dans les niches communautaires du système occidental, l'orthodoxie sunnite est l'alliée objective d'un ordre postcolonial à l'agonie, dont elle contribue à maintenir l'injustice malgré la souffrance des populations (4:75). Quand les Gilets Jaunes sortent sur les ronds-points, elle sera la dernière à sortir de son couloir.

Dans ce contexte, si Dieu le veut, je continuerai de tenir les deux bouts : d'une part, fidélité conceptuelle au crédo orthodoxe sunnite, auquel je crois profondément ; d'autre part fidélité à mon histoire, à mes interlocuteurs yéménites, aux méandres féministes* de mon cheminement. Sur la scène des sciences sociales (26:224), j'entends bien leur révulser les yeux!

« …Car l'industrie musicale est toujours dirigée par des hommes,
comme toutes les industries,
et comme tout…
- Mais je peux chanter!
Et comme un salaud, leur révulser les yeux…
Faisons-les s'excuser! »

Ani Difranco, Make them apologize (1992)
(le jinn de cette histoire qui s'exprime… cf 12:30)

Dans notre petite histoire, exhumée vingt ans après les faits3), il faut voir un dispositif formel « à la Van der Keuken » : conçu pour rappeler au spectateur (musulman) la responsabilité de son propre regard dans l’oppression de son temps. Peut-on lire le livre d’Allah si ce n’est dans le monde, en ayant pris conscience de cela ?

Accueil Coran

1)
Islam Q&A : exposé sur la question par des cheikhs de l'islam sunnite.
2)
Rappelons que le christianisme était porteur, depuis Augustin d'Hippone, d'une tradition théologique identifiant le logos philosophique au verbe divin - donc sensibilisée aussi aux problèmes et paradoxes générés par cette identification (voir l'entrée raison* du glossaire). Personnellement, je ne vois nullement la nécessité d'écarter ce fait historique : la prise en compte d'un contexte ne saurait suffire à disqualifier l'évènement logique de la révélation, une rupture de symétrie* dans l'écosystème des cultures humaines.
3)
Ou même dans la pseudo-schizophrénie de Ziad.
fr/theologie/coran/096/001.txt · Dernière modification : 2023/07/29 16:25 de mansour

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