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Par le trou de la serrure

Cours intérieure d'une maison traditionnelle dans le quartier juif de Sanaa.

Le 4 octobre 2003 à Sanaa, dans une maison traditionnelle de l’ancien quartier juif, louée depuis longtemps à des étrangers. Après avoir fait la prière de l’aube dans le petit salon, un jeune homme sort dans la cour intérieure, vient se poster sur le seuil de la chambre où je dors, et m’appelle : « Mansour ! Reveille-toi Mansour ! Je veux te poser une question… ». Il a grandi à Taez, dans le quartier où je viens de passer deux mois, une immersion mouvementée. Lui vit depuis deux ans dans la Capitale, il est venu travailler pour le compte de son Oncle, comme petit employé de banque. Nous sommes ensemble depuis quarante-huit heures, et je reprends avec lui tous les évènements de mon séjour, profitant du fait qu’il n’a assisté à rien. L’entretien s’est terminé tard la veille au soir, dans cette maison prêtée par des amis, et je lui ai fait son lit dans le salon. Là je me frotte les yeux, debout en caleçon dans la cour où il fait encore nuit noire, quand il me demande enfin : « Hier soir avec tes questions, est-ce que tu cherchais à… à établir un… un rapport… ? ». Je comprends tout de suite ce qu’il suggère, mais il est mon dernier interlocuteur et je n’ai pas envie de monter une fois de plus sur mes grands chevaux. La réponse est non. Et précisément parce que la réponse est non, je lui prends la main et retourne avec lui vers le salon.
Trois semaines plus tard, le même jeune homme me conduit à l’aéroport. Je retrouve la France, ma petite amie. Assez rapidement je m’enferme dans mon travail, avec tout son soutien. Je la quitte huit mois plus tard, le lendemain du dépôt de mon premier mémoire : Le Za’îm et les frères du quartier : une ethnographie du vide.

Je retourne là-bas. Le jeune homme tente de me suivre à Taez, mais je n’ai plus qu’un interlocuteur à mes yeux : le Za’îm, qui est aussi son cousin. Maladroitement, je finis par le convaincre de nous laisser travailler. En fait Ziad ne va pas très bien : il ne travaille plus, s’enferme dans le mutisme et la perplexité. Je me tourne de plus en plus vers mes amis commerçants, ou vers d’autres interlocuteurs que je rencontre sur le carrefour.

Hawdh al-Ashraf, c’est l’entrée principale de la ville, toute la société yéménite passe par là. C’est l’ancien quartier des ambassades et des missions étrangères, dans les années 1950 et 1960, quand Taez était la Capitale du Yémen du Nord. Quelques administrations, des universités publiques ou privées et un grand souk un peu décati, avec des ouvriers qui cherchent du travail et des vendeurs ambulants. Aussi une notabilité locale, dont je fantasme l’existence à travers la famille de Ziad, mais que je ne rencontrerai jamais vraiment. En fait, tout le monde à cet endroit vit des transferts de fonds de Yéménites en exil, directement ou indirectement. Mais en même temps à cet endroit, un sous-ensemble d’individus connaissent l’histoire de mon premier séjour, une société locale, mieux que je ne la comprends moi-même. C’est un peu étrange mais cette configuration me plaît. En France, j’ai annoncé à mes deux sœurs que j’étais homosexuel. Quand je suis au Yémen, je ne sais plus vraiment. C’est l’énigme qui m’habite, que je tends aux Yéménites dans chaque regard, et je ne reçois que bonté en retour. J’habite ce carrefour, comme tant d’autres gens qui ont échoué à cet endroit, qui essaient d’en partir, et finissent toujours par y revenir.

Le 19 août 2007, vers midi, j’arrive encore une fois avec mes valises, que je dépose chez mes amis commerçants. À chaque fois, j’ai l’espoir qu’on me propose un logement, qu’on me dise : « Ah tiens, une chambre est libre à tel endroit ». J’ai vingt-sept ans, je termine ma deuxième année de thèse, et ce lieu représente toute ma vie. L’après-midi s’écoule à des retrouvailles chaleureuses, entre les personnages que j’ai dans la tête et les personnes réelles, dont la simple existence dégage toujours la même bonté. Peu après la tombée de la nuit, j’entends parler d’un incendie dans le quartier du haut : je vois des jeunes courir à travers la place vers le quartier de Ziad, puis du coin de l’avenue, je vois là-bas la fumée qui s’élève : Ziad a mis le feu à sa maison. Un commerçant passe par là, qui m’invite à dîner, et nous parlons d’autre chose. Je récupère mes valises et demande une chambre à l’hôtel du carrefour, au septième et dernier étage sans ascenseur, donnant de l’autre côté. J’y ajoute un bureau et une chaise, achetés au souk le lendemain. Quelques semaines plus tard, tout seul dans cette chambre, je me convertirai à l’islam.

* * *

Depuis la France, que je me tourne vers la Mecque ou vers le carrefour, la direction est la même. Peu à peu, il m’a fallu apprendre à séparer les deux.
Écrire des sciences sociales, c'est choisir un objet. C’est inviter le lecteur à regarder par un trou de serrure, lui faire croire que le monde se situe là derrière. Au fil des mois et des années, il m’est de moins en moins concevable de jouer encore à ce petit jeu. Mon trou de serrure tient en une page, il n’y a aucune raison d’en faire trois cent.
Autre objet possible : la Révélation, les faits et gestes du Prophète de l’islam ﷺ, tels que rapportés par ses pieux compagnons. Être musulman, c’est envisager le monde à travers cet autre trou de serrure, à travers des millions et des millions de pages. C’est un peu décourageant au début…

On bascule alors dans une autre histoire : celle d’un musulman dans son propre pays, qui aurait des choses à dire, éventuellement une histoire à raconter, ou pas, en tous cas qui essaie d’être utile. Un musulman français, porteur d’une dette de l’autre côté de la mer, et rien de plus. Juste un être humain, qui essaie d’être utile sans se vendre, sans non plus raconter des fadaises sur autrui. Un musulman qui n’arrive pas à être utile, mais dont l’histoire ressemble finalement à beaucoup d’autres, et qui trouve dans cette découverte de quoi prendre patience.
En 2011, quand Taez prend la tête du Printemps Yéménite, j’ai suffisamment de recul pour ne pas retourner là-bas. Je me sens plus utile ici à construire mes idées. Je crois possible de lutter contre les prophètes de malheur, qui annoncent déjà la guerre civile depuis leur trou de serrure, faute d’avoir autre chose à dire. En 2015 la guerre finit par éclater, sans que je veuille y croire au départ. J’ai fini par renoncer à ma thèse en m’installant dans le Sud de la France, mais je n’ai pas encore réussi à être utile, et j’approche des quarante ans. Alors peu à peu, je laisse le souvenir du carrefour ré-envahir ma vie, pas comme qibla mais comme boussole.

Quel livre écrire, qui pourrait trouver sa place dans la tradition discursive de l’islam ? Je me le demande encore aujourd’hui, fin 2023. Mais chaque page que j’écris finit comme un bout de papier froissé, coincé dans la serrure, et qui l’empêche de tourner.

À l’anthropologie, les musulmans occidentaux/diplômés entretiennent un rapport ambigu. Projetés dans la modernité avec en sciences islamiques un bagage indigent, ils blâment la colonisation, mais rêvent eux-mêmes d’observation participante : aller là-bas, faire comme les gens et devenir comme eux, appartenir à leur groupe. C’est la vocation par excellence des anthropologues : anthropologue des Indiens d’Amérique, anthropologue des Papous de Nouvelle-Guinée, anthropologue des Pygmées d’Afrique Australe. Regarder le monde par ce trou de serrure pendant toute une vie, puis les rejoindre dans l’Éternité des Bibliothèques. Je n’ai pas voulu devenir anthropologue des Yéménites, ou musulman de cette manière-là. Est-ce vraiment impardonnable? Pourtant les bons sauvages n’existent plus, les anthropologues ont lâché leurs illusions depuis longtemps. Mais certains musulmans veulent continuer d’y croire, et prennent en otage les sciences sociales pour cela. Tout comme au tournant des années 1900, le protestant illuminé1) et le juif séculier se donnaient la main, pour forger ensemble l’avenir de la Terre Sainte… Une forme de sionisme* qui s’ignore, au cœur du fonctionnement ordinaire de la Communauté, dont il faut d’urgence libérer Taez, dont il faut d’urgence libérer l’islam, dont il faut d’urgence libérer le monde.

7 décembre 2023

 Dessin en coupe transversale d'une maison traditionnelle dans le quartier juif de Sanaa La maison de mes amis, au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme, à Paris
(photo et dessin de Pascal Maréchaux).

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1)
Je songe à l’amitié ambiguë de William Hechler et Theodor Herzl. Voir cette conférence en 2020 d’Antoine Fleyfel, philosophe et théologien catholique libanais : L’évangélisme sioniste et son influence sur la politique américaine au Proche-Orient (ici sur Hechler, sur le phénomène contemporain).
fr/notices/serrure.txt · Dernière modification : 2024/02/29 21:29 de mansour

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