Pour un souverainisme inclusif

L’anthropologue et démographe Emmanuel Todd, dans son entretien du 23 juin 2024 (hier), pressent deux issues possibles à la dissolution voulue par Emmanuel Macron (1:44:05) : soit par le bas, avec une alliance Macron-RN ; soit par le haut, avec une alliance RN-NFP (« l’alliance des extrêmes » dans le langage des médias). Il remarque que le « Nouveau Front Populaire » n'a en fait pas d'autre choix pour mériter son nom, statistiques à l'appui (1:32:22). Il évoque la convergence des programmes économiques (1:38:10), et constate que le seul obstacle réside dans la question du rapport obsessionnel à l’islam. Il prône un souverainisme inclusif, remarquant la confusion caractéristique du RN entre les migrants de fraîche date et l’immigration ancienne (28:18), de sorte qu’il suffirait de réintroduire cette distinction (1:49:09).
Tout en admettant le caractère peu probable1) de cette hypothèse, il pressent que Macron ferait une excellente « victime expiatoire », dans un rituel de réconciliation collective de la société française avec elle-même.

Je partage cette perspective, et j’aimerais contribuer à sa réalisation par la remarque suivante. Outre la nécessaire distinction entre migrants de fraîche date et immigration ancienne, ce souverainisme inclusif exige de réhabiliter la figure du converti, particulièrement honnie en France - notamment par les élites intellectuelles de gauche2) (sauf quand le converti se folklorise lui-même en se réclamant du « soufisme »). Il faut défendre celui qui, dans certaines circonstances, attache son destin à la communauté musulmane globale (oumma) ; le défendre notamment contre l’intérêt structurellement antagoniste du musulman diplômé*, qui flatte la « validité universelle » des disciplines qu'il épouse, neutralise leurs facultés d'auto-critique réflexive, et rend ainsi possible la dérive macroniste des éduqués supérieurs. Je rappelle la présence tout à fait banale des convertis à l’époque coloniale, y compris dans les milieux intellectuels, leur pleine participation à une conception supranationale de l’identité française.

Bref, il faut restaurer la figure du converti dans son universalité. Afin d’y parvenir, j’aimerais prendre appui une fois de plus sur Ani Difranco : souligner la gémellité de nos trajectoires respectives, en traduisant cette courte interview du 23 février 1994.

Ani à 23 ans

Ani Difranco est interviewée par Harold Channer (1935-2020), infatigable explorateur des avant-gardes new-yorkaises pour la télévision locale.
11 minutes. Suite du concert (non-traduit).

Ani a alors 23 ans - l’âge que j’avais en octobre 2003, au retour de mon premier terrain à Taez. Je reprends totalement à mon compte le thème du personnal is political (notamment vers 3:23 puis vers 7:43), la manière dont elle justifie la dimension autobiographique de son travail - bien que pour ma part, je suis venu à cette démarche beaucoup beaucoup plus tard3). L’argument est absolument transposable pour l’ethnographie réflexive*, notamment pour la démarche multisite du circumstantial activist*, qui a été largement théorisée. Tout ce que je demande, c’est qu’on envisage la réalisation de cette démarche dans l’islam : que les sciences sociales consentent à entériner les contraintes structurelles mises en évidence par mon récit, quitte à envisager le retrait de l’observateur.
…Et concernant Ani, ne pas figer ces images de 1994 dans un contexte qui n'est plus vraiment le nôtre, mais y déceler une certaine sagesse toujours actuelle : celle qui la conduira, une quinzaine d’années plus tard, au repli assumé sur la sphère privée.

Ani Difranco (page d’accueil du dossier)
fr:valoriser:scenographie:ani_difranco:ani_a_23_ans

Journal juin 2024
Accueil du Wiki

1)
La sortie par le haut apparaît peu probable parce qu'Emmanuel Todd fait abstraction de la matrice monothéiste* : il traite les religions comme des aires culturelles, sans prendre en considération les relations génétiques internes à l'aire culturelle monothéiste* (+ d'explications). Avec la matrice monothéiste, cette hypothèse paraît au contraire évidente, et les contre-exemples cités n'en sont pas : le Brexit, la présidence Trump, sont situés dans l'anglosphère protestante, définie précisément par l'absence d'interface anthropologique avec l'Islam*.
2)
Je ne parle même pas des « sociologues de l'islamophobie », qui érigent l'expérience du converti en « idéal-type d'une islamophobie pure », sans conceptuellement faire la moindre place à ce que le converti aurait à dire. Cela relève surtout d'un égarement de la sociologie elle-même.
3)
À l'époque de ma thèse, qui n'avait rien de multisite*, l'évocation de mon trouble « homoérotique »* avait quelque chose d'un dispositif formel. Mon travail n'est devenu autobiographique au sens strict qu'avec ma reprise d'écriture de 2017 - soit à l'âge de 37 ans, un geste indissociable de l'ère Macron…