(Dossier « méthodologie ethnographique »).
27-28 mai 2023.
L’ethnographie* est cette étrange méthode de recherche en sciences sociales sur les terrains éloignés, où le chercheur part vivre parmi les indigènes*, fait des choses qu’il n’aurait jamais assumé autrement, et passe le reste de sa vie à réfléchir pourquoi il les a faites. Parmi ces choses figurent évidemment des actes de nature sexuelle. Lorsqu’un jeune chercheur, après quelques années de recherche (2006), commence à s’aventurer sur des thématiques liées au genre et aux « masculinités », on comprend bien qu’il s’est passé quelque chose, peut-être dès le premier terrain (2003)… Cela ne veut pas dire que le chercheur en question est homosexuel, ni que les Yéménites sont homosexuels, ni même que l’homosexualité existe dans l’absolu : cela veut juste que l’ethnographe s’est trouvé confronté à son homosexualité, au sens psychique.1)
Derrière l’ethnographe, il y a ce qu’on appelle communément le Régime°, réalité d’ordre politique et épistémique*, indissociablement. Dans l’ordre postcolonial* qui est encore le nôtre, les structures politiques d’un pays du Sud ont pour fonction première de rendre possible la présence de l’observateur venu du Nord, condition de l’intégration aux structures économiques du « Concert des Nations ». Avec son passeport et son permis de recherche, l’ethnographe est complice du régime par définition, et il en fait l’expérience dans l’adéquation entre ses structures mentales et les structures politiques du pays. Mais de cette redondance tautologique*, il ne peut prendre conscience qu’en des circonstances bien particulières, lorsque la relation d’enquête est poussée dans ses derniers retranchements…
Aussi est-il absolument crucial que l’acte en question ne soit pas explicité.2) Seul le silence permet au chercheur de dépasser l’apparence immédiate des choses, de s’extraire progressivement des schémas dualistes* qui ont nécessairement contaminé ses analyses : féminin/masculin, mais aussi rationalité/tradition, modernisme/tribalisme, Aden/Sanaa, etc. (voir code couleur).
Mes interlocuteurs dans la famille de Ziad.
Sur le volet droit, la partie explicite de mon enquête, avec quelques solides alliances et trois milieux sociaux en filigrane (cf index des personnes).
Sur le volet gauche, les incidents qui resteront cachés, et en filigrane la maison où j’ai grandi.
(Cf Page de droite / page de gauche dans la méthodologie de l’enquête de terrain).
Pour autant, tenir cette exigence ne dépend pas que du chercheur. La pudeur est une relation, et pour en faire preuve il faut être au moins deux : qu’une personne ne mentionne pas la chose, mais aussi qu’en face une autre accepte de la contourner.
Si l’interlocuteur ne comprend pas, ou fait mine de ne pas comprendre, s’il ramène constamment à la chose au lieu de passer outre, cela finira nécessairement en bagarre - ou alors par une confession impudique, symptôme de la fuite intellectualiste. Dans les deux cas la relation ne survivra pas.
Au cours de mon enquête, j’ai été confronté à ce problème de manière constante et systématique, aussi bien dans le milieu académique (chercheurs spécialisés) que dans la société taezie (médiateurs culturels). J’ai été confronté à des personnes qui, consciemment ou non, me renvoyaient sans cesse à l’expérience inaugurale de mon premier terrain, dont pourtant je ne leur parlais pas. D’où ma conversion à l’islam (2007) : je savais qu’elle seule, sur le long terme, me permettrait de défendre mon intégrité et celle de mes interlocuteurs, à la fois ici et là-bas. La conversion m’a permis de clore mon enquête, à Mansour de redevenir Vincent. Mais bien sûr, j’ai conservé mon sujet de thèse sur le genre et les « masculinités », dans lequel je faisais déjà preuve de pudeur - dorénavant le seul lien qui me liait à eux.
Depuis cette époque, mes interlocuteurs « bottent en touche », côté chercheurs en sciences sociales comme côté imams (chercheurs en sciences islamiques). La responsabilité de cet échec me revient pour une part : sans doute ne suis-je pas assez explicite dans ma pudeur, ou pas assez pudique dans mes explications. Il faut croire que cette épreuve est mon lot.
Mais je crois aussi que les travailleurs intellectuels, à notre époque, ont souvent renoncé à comprendre le monde dans lequel ils vivent : ils se contentent de réitérer la systématicité de leur savoir (sociologique ou jurisprudentiel), qu’ils ont cessé de mettre à l’épreuve du réel. Ils évoluent ainsi dans une complicité passive à l’égard du Régime cybernétique*, cette civilisation qui encourage toutes les tautologies* quelles qu’elles soient, en les gavant de gratifications matérielles et symboliques. Des « bénédictions » que les uns attribuent à Dieu, les autres à l’objectivité de leur Science, qui les maintiennent en tous cas dans le sentiment subjectif de leur adéquation au monde. Comme autrefois le « droit des peuples à disposer d’eux mêmes », la structure cybernétique garantit le droit des subjectivités à jouir d’elles-mêmes, pourvu qu’elles soient systématiques.
Rendu obsolète par la gouvernance cybernétique du monde, l’ordre postcolonial touche à sa fin - du moins tel qu’il s’incarnait dans les régimes arabes modernistes, nés des luttes pour l’indépendance. Il ne subsiste guère que dans les subjectivités musulmanes diplômées, seules garantes de sa perpétuation dans les sciences politiques, malgré son effondrement dans les réalités moyen-orientales. Car par elles-mêmes, les sciences politiques n’ont pas les moyens d’un changement de paradigme, pas plus que les autres sciences sociales, dès lors qu’il est question d’Islam.
À ces travailleurs intellectuels qui abdiquent de leurs responsabilités face à l’Histoire, il faut cesser de trouver des excuses. Par l’usage qu’ils font de leur langue et de leur plume, ils sont les piliers de l’injustice dans le monde contemporain. Notre petite histoire permet d’illustrer comment.
(1) viol de l’observateur ; (2) viol de la réalité observée. La débâcle postcoloniale tardive se manifeste communément par deux « scènes primitives », dans lesquelles l’observateur est tour à tour victime et bourreau :
Citoyen opprimé dans son pays, ou migrant aliéné dans son exil : ainsi semble se poser l’alternative existentielle de tout sujet postcolonial. À ces deux figures, j’ai naturellement appris à m’identifier, d’abord en tant qu’apprenant de la langue arabe, puis en tant qu’anthropologue de cette région du monde. Mais cette alternative existentielle n’existe, en réalité, que dans le miroir trompeur des subjectivités occidentales. En tant qu’anthropologue-musulman*, je souhaiterais voir mes interlocuteurs passer outre, vers une expérience historique qui ne soit pas simplement subie.
Voilà plus de dix ans déjà, les sociétés arabes ont rompu avec l’auto-complaisance de ce petit jeu de rôle (Théorème de l'enchantement ethnographique), qu’elles-mêmes ne supportaient plus. En effet, si l’ordre postcolonial est la continuation du colonialisme, c'est moins dans l'intention objective des Occidentaux que dans la résistance subjective des anciens colonisés. L’ordre postcolonial a survécu à l’impasse du nationalisme arabe, à l’échec du Za’îm Abdelnasser, au destin tragique du peuple irakien. L’ordre postcolonial a tenu, en somme, tant que les sociétés moyen-orientales en tenaient les contradictions - soit jusqu'en 2011. Avec la guerre d’Ukraine, il cède maintenant la place à un nouveau clivage idéologique, où le féminisme occidental figure la nouvelle forme d’oppression. Au viol de l’observateur, succède le viol de la réalité observée.
Derrière le tournoiement des images se cache une tautologie* : au Sud, la contrainte masculine des corps ; au Nord, la contrainte féminine de l’esprit (voir à nouveau le code couleur). Toute autre était la tautologie coloniale ; celle-ci est propre à notre époque ; toute autre encore sera celle de demain. Mais dans cette affaire, les variables asservies ne sont pas celles que l’on croit. Le Moyen-Orient donne le la au centre de l’orchestre, puis les puissances de tout ordre accordent leurs violons.
Sur le Régime cybernétique, la puissance spirituelle pèse déjà.
Avec notre petite histoire, par la dimension spirituelle de l’alliance d’enquête, nous pouvons contribuer au démantèlement des figures obsolètes.
Le 19 août 2007, Ziad met le feu à sa maison le jour de mon retour pour un quatrième séjour. Il entend par là se venger des électrochocs que sa famille lui a fait subir quelques mois plus tôt, après le décès soudain de son frère aîné, dans l’espoir qu’il reprenne le poste de ce dernier à la tête de la police des souks. Mais peu importe ces circonstances, Ziad brise un tabou : il tend la main au visiteur étranger pour s’en prendre à sa propre famille ; mis à l’écart au profit de son jeune frère Yazid, Ziad m’utilise pour peser dans un rapport de force interne. Ce geste est évidemment un suicide social - à moins que moi-même je ne retrouve une face, une crédibilité, au-delà de ma fonction d’observateur étranger. Quelques semaines plus tard je me convertis à l’islam, et me rapproche peu à peu de Yazid. Bien sûr j’ai d’autres raisons de me convertir, déjà évoquées ici. Mais dans mon lien avec cette famille, je trouve un soutien pour tenir mon cap.
Je parle d’un lien spirituel, et il n’y a là rien d’ésotérique. Cela signifie simplement que ce lien, qui me lie dorénavant à Ziad d’une part, à Yazid d’autre part, est médiatisé par Dieu. Il est médiatisé par la contemplation d’une structure plus large. Dieu ou autre chose d’ailleurs : c’est au « metteur en scène » que Ziad fait référence les premières années ; il parlera de Jésus et du christianisme seulement plus tard, après l’irruption des Printemps Arabes. Quoi qu’il en soit, le lien qui nous rassemble repose sur la contemplation indépendante de notre environnement : moi à travers mon enquête, Yazid à travers ses efforts pour se maintenir dans le « panier de crabes » politique local, tandis que Ziad est aux prises avec sa folie. Chacun depuis le contexte qui est le sien, cette force spirituelle attire nos regards dans une direction commune, vers un contexte en partie partagé.
C’est dans ce contexte partagé que, bien plus tard, nous verrons apparaître la guerre d’Ukraine, ouvrant la voie à notre rapprochement. Mais cette perspective était déjà latente dans l’effondrement terminal du Régime Yéménite, scellé par la mort d’Ali Saleh (4 décembre 2017). Deux jours après la disparition de l’ancien président, dans un billet Mediapart (par ailleurs assez confus), j’écrivais :
« Plus que la “réalité sur le terrain”, dont je suis évidemment mal placé pour rendre compte depuis mon appartement sétois, je voudrais insister sur cette expérience subjective des Yéménites, qui voient soudain le sol se dérober sous leurs pieds. Ces Yéménites dont je parle sont nos informateurs : il faut bien comprendre que cette expérience, à terme, ne concernera pas seulement eux, et pas seulement les Arabes sunnites. Ce à quoi nous assistons, c'est le démantèlement spectaculaire du leadership américain dans la région, dont les conséquences ne sont absolument pas anticipées par les commentateurs, pour des raisons épistémiques structurelles. » (Billet Mediapart du 6 décembre 2017)
Cet évènement déclenche mon retour à l’écriture, cette « cargaison » où je livre tous mes secrets. Je mets alors sur la place publique l’incident sexuel de 2003, ce qui est évidemment un suicide social (dans la communauté musulmane notamment) - à moins que mes interlocuteurs là-bas ne retrouvent un visage…
En fait on peut voir l’ensemble de notre histoire depuis vingt ans comme une succession de « suicides sociaux » en réponse les uns aux autres :
Chacun de ces gestes est en fait un coup sur l’échiquier, lié à un constat d’impasse.
Et chacun de ces gestes est en fait la ré-édition du geste de 2003.
Alors ce geste, quel est-il ? Ni viol par le Régime, ni séduction par les sciences sociales. L’examen détaillé des circonstances (voir le Dossier Waddah) - comme dans l’affaire du prophète Youssouf avec l’épouse de son maître (Coran 12:23-28) - exclut également l’hypothèse du geste homosexuel*.
Quel est donc ce geste qui, sans pour autant me faire perdre la face, m’insère dans l’intimité de cette société, et fonde une alliance spirituelle de vingt ans ?
Il s’agit d’un geste masturbatoire3), exact prolongement de la tenue du carnet de terrain : je prends simplement place parmi mes notes.
Pas une fuite intellectualiste, mais une « réduction par l'absurde », préfigurant ma conversion ultérieure à l’explication cybernétique*.
Pas un viol de l’observateur, pas non plus un viol de la réalité observée, mais l’observateur intégrant sa propre place.
La société s’étant couchée d’elle-même sur mes carnets, c’est elle-même qui est violée à travers moi.
La voie ethnographique (narration)
(dans le dossier Comprendre).
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