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Le Za’îm comme « transfuge de classe »

Arrière plan

Avant de rentrer en France pour rédiger mon mémoire, j’ai tenu à revoir Ziad, et je lui ai lancé au visage des accusations particulièrement graves (voir la discussion du 15 octobre 2003, et le noeud du « viol fictionnel latent »). Mais quelques jours plus tard (notes du 19 octobre à exhumer), Ziad a bien réagi : non seulement il ne se sent pas visé personnellement, mais il reconnaît tacitement l’injustice dont j’ai été victime. Plus exactement, il me demande de prononcer devant lui cette formule : « Samihakum Allah, Que Dieu vous excuse ». Formule qui ne veut rien dire pour moi, puisque je ne suis pas croyant…

L’année universitaire suivante, au fil du processus de rédaction, je vais peu à peu construire une version sociologiquement intelligible de cette histoire, censée permettre notre réconciliation. Mais au final, je ne fais que recycler les lieux communs en circulation. Le portrait de Ziad proposé dans mon premier mémoire doit beaucoup à la figure du transfuge de classe. Et c’est ce « transfuge de classe », selon moi, qui serait l’auteur d’une « conceptualisation de la figure du Za’îm ».

En réalité, l’image du transfuge s’inspire surtout : * du point de vue de Waddah sur ses cousins, restés à Taez ; * de mon propre point de vue sur Waddah, resté au Yémen.

Ce qui s’incarne dans cette figure du transfuge, c’est en fait un travelling de l’observateur, lié à deux relations qui resteront hors champs : Waddah et la petite amie.

  1. j’emprunte le point de vue de Waddah dans les dernières semaines de mon séjour,
  2. au fil de l’année universitaire je me détache de lui (et d’elle) pour communier de nouveau avec Ziad, d’une manière qui me semble plus réelle que l’entente « intellectualiste » des premiers jours.

« Une alliance en apesanteur » (extrait de la section 13)

Tiré de la dernière partie réflexive, section « Sous l'hospitalité de Ziad » (accès direct pp.94-96).

Contrairement à ce que semble augurer cette première tentative de collaboration, Ziad s'avère un interlocuteur extraordinaire. Les échanges avec Ziad sont absolument passionnants car nous partageons une certaine approche de la discussion, qu'on peut qualifier d'approche “intellectuelle” : celle qui envisage les questions pour elles-mêmes, indépendamment, par exemple, de leurs implications morales ou pratiques.
Pour moi, c'est une opportunité inespérée de “confronter” purement et simplement mon point de vue à celui d'un musulman yéménite, au-delà des différences culturelles, et ce malgré la rusticité de mon arabe. Pour un ethnologue arrivé au Yémen depuis un mois et qui a commencé à faire l'expérience de l'opacité du réel, ces discussions sont absolument grisantes, en ce qu'elles me donnent soudainement accès à un “point de vue” indigène, au prix d'un simple effort de discussion.

On touche là au danger que pointe Bourdieu en parlant du biais “intellectualiste”, qui consiste à prendre les théories élaborées par les indigènes* pour la vérité de leur pratique. Néanmoins cette élaboration intellectuelle, si elle ne livre pas la clé d'un fonctionnement sociologique réel, constitue un objet absolument passionnant. C'est au cours de ces discussions que j'ai notamment accès à la conceptualisation par Ziad de la figure du Za’im.

Dès ce premier jour, Ziad m’apparaît comme une sorte de surdoué, isolé parmi des amis qui, il me le dit lui-même, « ne le comprennent pas ».
En fait, on comprend à la lumière de cette étude que l’investissement intellectuel représente pour Ziad une manière d’échapper à sa condition sociale, alors que sa famille est dépourvue de ressources financières conséquentes et qu’il a décidé de rompre avec la poursuite d’un prestige local fondé sur la violence.

L’Occidental que je suis ignore tout de ce passé violent… et puis je ne fais absolument pas attention à sa condition sociale : dès le premier soir, j’accepte spontanément de dormir dans cette pièce poussiéreuse peuplée de chats de gouttière et d’utiliser les toilettes grouillantes de vermine qui servent aux ouvriers du garage d’en face. Tout ce qui m’intéresse, c’est de poursuivre avec lui ces discussions interminables où il m’explique la vérité de l’Islam ! En somme je valorise précisément les critères d’ascension sociale sur lesquelles il a misé, ignorant délibérément (ou presque…) ceux qui font sa condition objective. Dès ces premiers moments je lui renvoie l’image de ce qu’il aspire à être, en particulier parce que je prend au sérieux son ambition intellectuelle. D’ailleurs Ziad se fait un honneur d’être le seul qui comprend ce que je raconte…

A posteriori, on aperçoit clairement les conditions sociales qui ont rendu possible « l’apesanteur polémique » qui me semblait si miraculeuse : elles sont le produit des dispositions objectives de Ziad, qui n’a rien à gagner à opposer une fin de non recevoir aux considérations de « l’incroyant » (kafir) que je suis. Ziad s’absorbe totalement dans nos discussions politiques et philosophiques, avec un enthousiasme qui est lié selon moi au fait qu’elles constituent un champ de réflexion qui le soustrait à sa condition.
Il faut aussi saisir le caractère exceptionnel qu’a la présence d’un Occidental dans le quartier (il n’y a pas plus d’une dizaine d’Occidentaux à Ta’izz). A travers moi, Ziad a l’opportunité de dialoguer directement avec l’Occident et d’être celui qui représente, à sa manière, l’Islam. L’alliance avec l’étranger est donc facteur de prestige, surtout peut-être à ses propres yeux : localement on le soupçonne toujours de vouloir « m’arnaquer » (ia’rat)… mais les enjeux qui lui importent se trouvent bien au-delà, il s’agit de sauver la Umma, de sortir le monde musulman de la corruption et de « l’erreur » (ghalat).

Ziad « m’adore », il exprime sans cesse son affection pour moi avec une franchise extrêmement déconcertante. De mon coté, je vis cette rencontre avec une grande excitation doublée d’un profond malaise.

Le suite de cette partie, la dernière du mémoire, raconte l’effondrement de cette alliance au cours des semaines suivantes. Effondrement dont découle mon rapprochement avec un cousin de Ziad plus « raisonnable », dans la Capitale Sanaa, qui m’aidera à sociologiser toute cette affaire.

Contre-champs

Ce que j’appelle ici « la condition sociale de Ziad », n’est rien d’autre que le regard porté par Waddah sur son cousin, et plus largement sur cette branche de la famille, les petits-enfants de Maryam : « l’investissement intellectuel représente pour Ziad une manière d’échapper à sa condition sociale, alors que sa famille est dépourvue de ressources financières conséquentes et qu’il a décidé de rompre avec la poursuite d’un prestige local fondé sur la violence. » En fait c’est une histoire de famille ! C’est seulement par comparaison avec l’autre branche que Ziad est dépourvu de ressources financières. Quant à la violence, c’est là encore un point de vue interne, lié au patrimoine foncier que se disputent les deux branches : l’intrusion du père de Ziad dans les affaires de sa belle-famille est vécue d’un côté comme une « violence », de l’autre comme un rééquilibrage nécessaire.

Entre les deux espaces de ma première enquête, le quartier et le carrefour, j’ai inféré l’existence d’un « antagonisme de classe »…

La « condition sociale de Ziad », je n’ai évidemment pas les moyens de l’énoncer à ce stade, au terme d’une immersion de seulement trois mois, qui m’en a fait voir de toutes les couleurs… Je n’ai fait qu’appliquer un schéma binaire et dualiste* : les établis d’un côté, les marginaux de l’autre, et entre les deux un personnage tiraillé, un « transfuge de classe », comme dit la sociologie. Pour habiller cette intrigue élémentaire, il m’a suffi de recycler tous les lieux communs en circulation : Sanaa et Aden, le Nord et le Sud, les tribus réfractaires et les éduqués modernistes, etc.. Cette vision ne représente pas la réalité de la société yéménite : ce n’est qu’une image qui s’est formée sur ma rétine, dans des conditions que je ne saisis pas très bien. C’est pourquoi je me focalise sur le personnage central, beaucoup plus intéressant à mes yeux. Et même si Ziad a été vaincu in fine par cet antagonisme, je me focalise sur l’institution du Za’îm, qui semble de nature à le transcender.

fr/zaim/transfuge.txt · Dernière modification : 2023/02/07 15:38 de mansour

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