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La jeune fille de ma maîtrise

Sète, 22-28 mai 2022

C'était en octobre 2003, le dernier mois de mon premier séjour. Je me trouvais dans la Capitale Sanaa avec un jeune homme originaire de la ville et du quartier où je venais de passer huit semaines. Nous discutions à bâtons rompus depuis deux jours, passant en revue mes matériaux, tout ce qui s'était passé au cours de ces semaines particulièrement agitées. Mais voilà qu'au matin du troisième jour, le 4 octobre, le jeune homme vient me prendre au réveil avec une question, et cette relation change brusquement de nature. Alors j'ai arrêté de tenir mon carnet de terrain. Il restait encore trois semaines avant mon vol retour, mais l'enquête devait s'arrêter là. J'avais touché les limites du monde.

Bien sûr à l'époque, je n'ai pas pensé aux conséquences philosophiques. Sur le moment il fallait surtout gérer, pour maintenir la relation avec mon interlocuteur : il ne fallait pas qu'il s'en aille, qu'il tourne les talons après ce qui s'était passé. En fait personne n'y avait intérêt, l'un et l'autre nous le comprenions très bien. Il fallait juste sauver la face jusqu'au vol retour.

Attente à l'aéroport, puis nombreuses heures de vol, et enfin l'aéroport d'Orly où attendait une jeune fille, ma petite amie. De nouveau le monde familier, qui ne l'était plus vraiment, et la maison de ma mère où j'allais poser mes valises, dans une chambre sous le toit. Heureusement j'avais les photos de mes amis, que j'avais fait développer avant de revenir. Sur la pente au dessus du lit, j'ai collé leurs visages, et je me suis mis en convalescence plusieurs jours.

La jeune fille a pris patience, et finalement j'ai trouvé le courage de me lever. J'ai trouvé le courage parce que les photos ne suffisaient plus, et tout compte fait j'avais besoin de parler. Dans l'appartement de la jeune fille, j'ai retrouvé nos amis de la fac d'ethno et je leur ai raconté mon “terrain” - c'est-à-dire les mots déposés dans mes carnets un ou deux mois plus tôt. Un peu comme une malle découverte au grenier, pleine de vieux vêtements démodés, j'ai redécouvert les mots que j'avais posé peu après les avoir quittés. J'ai testé divers accoutrements sous leur regard, j'ai vu qu'ils ne m'allaient pas si mal. J'ai intégré le dispositif du mensonge.

Vers le début du printemps, j'en ai parlé explicitement pour la première fois, à la jeune fille. C'était un dimanche matin, au cours d'une conversation anodine en trainant au lit. Nu avec elle sous les draps - mais portant mes habits discursifs d'Arlequin - j'en ai parlé en riant, comme d'une chose rigolote et sans importance. Elle s'est tue, elle est sortie du lit pour se rhabiller, puis de la chambre, et elle est allée marcher dehors. J'ai couru pour la rattraper.

Pourquoi était-elle aussi choquée? Les Yéménites étaient bien loin à ce stade, de ce lit et de notre printemps, l'histoire pouvait passer pour un dérapage sans importance… Elle était choquée parce qu'en fait elle le savait déjà, parce qu'elle avait été complice tout du long. Nous nous étions rencontrés à la fac d'ethno, c'était notre langue commune. Elle était la seule personne à qui j'avais parlé au téléphone régulièrement de là-bas, et je lui écrivais aussi de longues lettres, donc elle avait suivi de loin toutes les étapes de l'histoire, jusqu'à ce dénouement qu'elle avait pu lire entre les lignes. Totalement complice, elle ne pouvait plus rien dire à présent. Elle ne pouvait qu'être spectatrice d'un numéro parfaitement prévisible : voir l'Arlequin reprendre possession d'elle pour la rassurer, en lui parlant des fleurs, du printemps et des petits oiseaux.

Après cette journée particulière, la vie a repris son cours normal et cette chose est resté entre nous, ce viol normalisé. C'était aussi l'heure de rédiger mon mémoire pour soutenir en juin, prendre un mois de vacances et repartir là-bas. Quant à elle, elle était moins à l'aise dans son propre travail, elle n'avait pas l'énergie. Elle pensait soutenir plutôt en septembre, voire faire sa maîtrise en deux ans. J'ai rédigé l'essentiel de mon mémoire dans son appartement, sur le bureau au pied de son lit. Souvent je travaillais jusque tard, porté par l'excitation, et je la réveillais en me couchant pour que nous nous rendormions ensemble.

Que le Yémen était trop loin, que notre relation ne survivrait pas, peut-être le savions-nous déjà. Dans l'immédiat, personne n'avait intérêt à y réfléchir vraiment : il fallait juste sauver la face, chaque soir et chaque matin.

À la date butoir j'ai déposé le mémoire à l'université ; le soir nous avons fait la fête. La dispute a éclaté le lendemain matin. Ces vacances en tête à tête, je n'en voulais pas. J'ai quitté son appartement sans me retourner, et j'ai marché vers la Gare du Nord pour retourner chez ma mère. L'air était incroyablement léger : j'allais bientôt repartir là-bas. La jeune fille est venue quelques jours plus tard, prête à négocier sur les vacances, mais elle a lu sur mon visage que tout était fini.

* * *

Elle avait dit dans l'un de ses mails, vers le début de mon séjour :

« J'ai peur de ce qui va t'arriver, et je déteste te savoir là-bas. En même temps je sais que sans l'anthropologie je ne t'aurais jamais rencontré. »

J'ai voulu retrouver cette phrase dans ma boite mail, et j'ai commencé à relire mes propres messages. Finalement je les ai mis en ligne, car je pense qu'ils sont utiles à la compréhension de l'histoire.

Ces cinq dernières années (depuis décembre 2017), j'ai beaucoup écrit sur ce passage à l'acte d'octobre 2003. J'en ai reconstitué très précisément les circonstances, en laissant toujours de côté cette relation à distance avec ma petite amie. Je partais du principe que je l'avais déjà oubliée à ce stade de mon séjour. J'adoptais donc une formulation très générale : les effets induits du point de vue sociologique sur une société yéménite qu'il faut plutôt concevoir comme un système cybernétique. Car c'est là l'obsession de mon enquête depuis toujours - ou plus exactement depuis mon second séjour de 2004, lorsque je me suis remis à l'ouvrage, en refoulant cette relation que je venais de rompre. Et depuis presque vingt ans, j'affronte inlassablement le même obstacle, la même incrédulité : mes interlocuteurs ne veulent pas me suivre, ils refusent d'admettre qu'il n'y avait pas d'autre choix. J'étais sur le terrain, j'étais marié aux sciences sociales, ce geste était nécessairement une trahison. Mais en relisant ces lettres, je m'aperçois que le passage à l'acte est transparent, même s'il n'est jamais nommé. Ce qu'ils refusent d'entendre, c'est que je lui parlais tout du long, et que pour lui être fidèle, j'ai commis l'acte qui me permettait de revenir. Sans doute aucun texte ne pourra jamais le faire sentir comme ces lettres, rédigées au moment des faits.

fr/comprendre/personnes/petite_amie.txt · Dernière modification : 2022/05/29 13:28 de mansour

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