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Le Za’îm et le peuple de Loth

« Quelle pénible journée ! » (Coran 11:77)

Si les musulmans ne sont plus maîtres de leur histoire, c’est qu’ils ont perdu le sens de l’histoire des prophètes. À cet égard, mon enquête restera comme un cas d’école.

Hospitalité intellectuelle & Incarnation

Lût, la paix soit sur lui (calligraphie).

Cela fait vingt ans que j’essaie de faire admettre la dignité des personnes qui ont été mes interlocuteurs, et depuis vingt ans je reçois toujours les mêmes paroles en retour - du genre :« Dans toute maison on trouve des toilettes… ». Ces paroles qui sont insultantes sans même s’en rendre compte, une calomnie naturalisée dans l’ordre des choses. Des paroles qui nient non seulement la possibilité de la démarche anthropologique (aller chez les autres pour les connaître), mais également l’extraordinaire charge que celle-ci représente pour ceux qui doivent l’accueillir.

« Et quand Nos envoyés arrivèrent chez Loth, il en fut très affligé, car il ne savait pas comment les protéger. “Quelle pénible journée !”, dit-il. » (Coran 11:77).

C’est là qu’est le parallèle avec l’histoire de Loth : dans le problème de l’hospitalité intellectuelle, pas dans le fait que les Yéménites seraient des dépravés violeurs, et les Européens des dépravés efféminés (illusion que je critique en termes de « viol fictionnel latent »).

L’issue de mon premier séjour, dont j’ai fini par parler ces toutes dernières années, était une conséquence de ma méthodologie. Ou si l’on veut, une conséquence du fait que le chercheur a aussi un corps. Car l’ethnographe a beau tomber du ciel avec son passeport et son permis de recherche, sa nature n’est pas angélique mais bel et bien humaine. De même que les familles et les communautés que l’ethnographe rencontre, sur lesquelles échoit la responsabilité de le recevoir.
Pour autant, les ethnographes ne viennent pas vous attaquer « par surprise », et les « cinq mille anges d’élite » n’arrivent pas en renfort dans l’instant, seulement « si vous faites preuve de patience et de piété » (Coran 3:125).

Derrière le refus de comprendre notre histoire, de s’identifier aux personnages et de nous accorder l’hospitalité, je perçois un refus de s’interroger sur la dimension humaine du témoignage. Un déni particulièrement fort chez les musulmans diplômés, qui probablement n’est pas sans lien avec le hold up de la civilisation chrétienne sur l’Incarnation* (dont en principe elle n’a pas le monopole…). À mon sens, c’est le cœur du problème de notre époque : l’Incarnation ne fait plus sens que pour des musulmans illettrés, qui se transforment dès lors en « bombes humaines ». Mais à vrai dire parmi les diplômés, qu’ils soient musulmans ou pas, l’Incarnation ne fait plus sens pour grand monde. C’est dans ce phénomène, de l’ordre d’une conjoncture intellectuelle, que se révèle la pertinence de notre histoire, soulignée par la critique batesonienne.

Correspondances

Je ne rédigerai pas ici une énième version de l’histoire, calquée sur cet épisode coranique-là (Coran 11:74-83) - d’autant que cela pourrait passer pour une provocation. Je me contenterai de pointer les correspondances :

1. La turpide postcoloniale

« Aussitôt, des hommes de son peuple, habitués à commettre les pires turpitudes, se précipitèrent chez lui. » : je rapproche spontanément de l’épisode central de mon premier terrain, que j’ai baptisé (rétrospectivement) « petit printemps arabe dans un verre d’eau » (voir là encore le viol fictionnel latent). La turpitude dont il est question doit être entendue de manière métaphorique, ou plus exactement épistémologique*, mais elle n’en est pas moins réelle dans ses effets : une turpitude caractéristique du rapport aux sciences sociales à l’ère postcoloniale*, et plus généralement aux institutions européennes. (Une turpitude dont Bassam, l’un des voisins de Ziad, était malgré lui devenu le symbole sur mon terrain, et dix ans plus tard il y a perdu quelques dents…)

2. Le statut angélique de l’observateur

Le principal mensonge de mon premier mémoire réside dans l’idée que mon séjour se serait conclu par ma « fuite anticipée » (voir en bas de la page 110 : « Je quitte Taez précipitamment le 30 septembre… »). Ce n’est pas du tout comme ça que les choses se sont passées, comme je l’ai raconté ces dernières années à de nombreuses reprises. D’où l’intérêt de reconstruire « l’algorithme ethnographique », dans le cadre d’une écologie mentale*. En quelque sorte, on reconstruit alors la condition angélique de l’observateur, liée au statut intouchable qui était le sien à l’ère postcoloniale, dont découlaient ses perspectives autant que ses angles-morts. Cette démarche permet de montrer que l’alliance avec Waddah ne s’est imposée qu’en dernier recours : constat qui fondait tacitement ma légitimité, et encadrait ma présence sur le terrain (voir reprise du colloque d’Exeter en juillet 2019).
En 2004, mon mémoire utilisait cette facilité pour terminer le récit, et justifier l’impasse sur les dernières semaines de mon séjour. Mais si mon enquête s’était déroulée dans cette temporalité d’urgence, jamais elle ne m’aurait permis de comprendre autant de choses. Cette facilité était assez récurrente à l'époque, chez les chercheurs étrangers, qui finissaient par s’en convaincre eux-mêmes et par vivre effectivement bunkerisés (voir la sous-section processus).

3. L’axe Loth – Abraham

Selon l’exégèse traditionnelle1), Loth n’a pas de lien de parenté avec son peuple. Il est le neveu d’Abraham (ou parfois son cousin maternel), envoyé vers cette cité pour prêcher, et accessoirement pour nouer des relations matrimoniales - c’est en ce sens seulement qu’il propose ses filles (verset 11:78). Mais le peuple en question n’est pas intéressé : sa perversité n’est pas seulement d’ordre sexuel, elle relève plus largement d’un rapport au monde, à travers le traitement réservé à l’hôte étranger.
Cet aspect de l’histoire coranique, autour des rapports entre Loth et Abraham (Coran 11:69-75) permet d’éclairer le rapprochement qui s’opère entre Ziad et Waddah autour de 2004-2005, dans les années qui suivent l’affaire de mon premier terrain. Ziad sait que Waddah n’est fondamentalement pour rien dans le revers qu’il a subi localement. Ziad est renvoyé à son étrangeté, son décalage sociologique par rapport aux populations devenues majoritaires au Hawdh al-Ashraf. Si bien que dans un premier temps, l’affaire a pour effet paradoxal de relativiser le clivage familial entre leurs branches respectives. Ziad part chercher du travail à Sanaa, où il se rapproche de Waddah et de ses oncles. Pourtant jusque là, Ziad et ses frères avaient toujours tenu à préserver leur indépendance. Mais au sortir de cette affaire, Ziad a sans doute le sentiment que ses oncles ont contracté une dette à son égard - et peut-être le Régime à travers eux. Rapprochement qui cause le dérèglement de la systémique familiale (selon mon analyse de 2012 : L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000).

Conclusion

Beaucoup de musulmans ont cette habitude détestable d’enrôler les histoires des prophètes pour justifier leurs propres passions, de ne les invoquer que pour assoir la certitude de l’entre-soi, celle d’appartenir à une communauté meilleure que celle du voisin. Comme si la communauté musulmane n’était pas touchée par la corruption intellectuelle spécifique de notre ère postcoloniale*, celle qui permet et encourage précisément ce genre d’affirmation communautaire.
Mais les histoires des prophètes ne sont pas réductibles à telle ou telle prescription morale ponctuelle, dans le catalogue des péchés et des vertus. Leur portée est plus fondamentale, et elles doivent plutôt nous aider à cerner les travers épistémologiques de notre temps.
Si notre histoire n’a trouvé sa place dans aucune institution à ce jour, c’est au moins en partie parce qu’elle dérange. Parce que dans chaque période historique, la vigilance des institutions humaines se porte seulement sur certaines turpitudes, et rejette ceux qui tentent d’alerter sur d’autres, communément admises: « Expulsez-les de votre cité. Ce sont des gens qui veulent se garder purs! » (Coran 7:82). Que cette histoire relativement simple n’ait pas encore trouvé sa place, j’en suis en partie responsable ; malheureusement, c’est sans doute aussi le signe que nous n’avons pas encore touché le fond.

1)
The Study Quran p.766, explication des versets 7:80-81
fr/zaim/loth.1676047624.txt.gz · Dernière modification : 2023/02/10 17:47 de mansour

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