Mujtahid Babe
24 juin 2024
Introduction du blog, 1er avril 2008
« Dans ce blog dédié à Ani Difranco, vous trouverez quelques drôles de tags comme le mot « ijtihad » : en arabe, il signifie quelque chose comme le « jihad pour soi », c’est-à-dire l’effort personnel d’interprétation de l’islam en vue d’adopter la juste ligne de conduite, dans les circonstances particulières auxquelles la vie vous confronte. »
On comprend dès la première ligne qu'à cette époque, je ne connaissais pas le sens technique du mot ijtihad. Dans l'appareil juridictionnel de l'islam sunnite orthodoxe, le mujtahid est celui qui a acquis suffisamment de science pour extraire les jugements par lui-même, à partir des différentes sources de la législation religieuse : le Coran, la Sunna, le consensus de la communauté (des savants), le raisonnement analogique, etc.. Pour ne pas être un muqallid, c'est-à-dire un « imitateur » - quelqu'un qui applique les jugements produits par d'autres, comme l'immense majorité des croyants - mais au contraire qui produit des jugements pour les autres, toujours à partir desdites sources.
Je ne connaissais pas cette définition ou, plus vraisemblablement, je choisissais de l'ignorer délibérément. Car en pratique, je n'ai jamais prétendu être autre chose qu'un muqallid. Sur l'homosexualité par exemple, et notamment : ça ne m'a jamais traversé l'esprit de remettre en cause le jugement majoritaire, ni sur toute autre question. Et si quinze ans plus tard, j'ai décidé de me lancer dans des études de sciences islamiques, c'est avec l'objectif d'être un mujtahid sur une question bien précise, sur laquelle il me semble y avoir une lacune : j'aimerais produire un hukm shar'i sur la pratique des sciences sociales* (jugement conforme à la shari'a). J'en suis encore loin, je n'ai pas encore commencé à cerner les contours de la question1). En tous cas, je n'ai jamais rien cherché de plus : la « réforme » me sort par les trous de nez!
« …adopter la juste ligne de conduite, dans les circonstances particulières auxquelles la vie vous confronte. C’est un peu mon sentiment, j’ai envie de dire : tout chez Ani Difranco est ijtihad (Personal is political est plutôt la formule consacrée). »
En fait j'utilisais le mot ijtihâd au sens du jihâd al-nafs, le jihâd sur soi (sens réfléchi de la forme verbale n°8). Ce n'était pas faire violence au sens linguistique du mot, j'aurais juste dû enlever « effort personnel d'interprétation », pour éviter toute confusion avec le sens terminologique (istilâhî)…
Ce qui m'intéressait à l'époque, six mois à peine après ma conversion, c'était d'expliquer comment j'avais découvert l'islam : certainement pas en faisant de l'observation participante* dans la société yéménite, mais en cherchant les conditions de rapports intellectuels symétriques (avec Ziad notamment), les conditions du respect. Je n'ai jamais douté que de tels rapports existaient dans la communauté des savants, et je n'ai jamais cessé d'espérer un jour aborder ces cercles d'étude (dans le cadre d'un « post-doc », dont la perspective s'est éloignée de plus en plus au fil des années…). Dans l'immédiat j'avais une thèse à écrire : je voulais raconter comment la question du respect m'avait conduit à me retirer du terrain de cette manière-là. La chose qui y ressemblait le plus, c'était la trajectoire artistique d'Ani Difranco…
J'écrivais aussi un peu plus loin :
« …L’objectif, c’est que l’analyse réflexive* devienne en partie commensurable avec les discours que la société produit sur elle-même.
Bref, un terrain au Yémen, c’est une interpellation. Mais pas de celles auxquelles nous sommes accoutumés, qui adoptent le vocabulaire dominant pour le contester sur son propre terrain (Comment pouvez-vous parler de Démocratie ? Comment pouvez-vous parler de Droits de l’Homme ? vous les “Occidentaux” qui…). A travers les circonstances pratiques de sa coexistence avec les enquêtés, l’ethnographe* est confronté à une interpellation abrupte, souveraine, qui ne se justifie pas. Ma manière d’être et ma dignité, ma parole et mon rapport à l’argent, à l’amour, à la séduction - mon rapport à la morale elle-même : une interpellation en actes.
Transmettre le contenu de cette interpellation, c’est peut-être l’objet de la thèse que je suis en train de rédiger. Mais en attendant, et de manière plus immédiate, voilà comment la musique d’Ani Difranco a résonné de ces interpellations successives, et résonne encore. »
Et je terminais par une très belle chanson, Willing to fight, que vous pouvez écouter aussi.
Ani Difranco /
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