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2003 : la source épistémologique du Mal

Quand je suis parti faire du terrain chez les Yéménites, ce n’était pas pour appliquer tel ou tel modèle théorique - comme faisaient les anthropologues de l’époque coloniale. En phase avec la nouvelle ethnographie* et ses valeurs postcoloniales, j’entendais faire des sciences sociales avec eux, « bidouiller » des modèles, et retrouver là-bas l’expérience de la camaraderie scientifique.

Informateurs et camarades expérimentateurs

Or très vite lors de ce premier terrain, une partition s’opère entre deux types d’interlocuteurs : ceux qui « bidouillent », et ceux qui me vendent des informations « objectives ».

  • Les premiers prétendent incarner les valeurs de l’islam et de l’hospitalité tribale : ils parlent peu des autres mais mettent constamment à l’épreuve mon propre honneur, notamment dans les rapports d’argent, ma propre capacité à recevoir et à donner de manière cohérente.
  • Les seconds prétendent incarner des valeurs de modernité et d’éducation : ils ne me demandent jamais un sou1), par contre ils me parlent abondamment des autres, sur le mode sociologique, afin que je sache à quoi m’attendre « et que je puisse me défendre ».

Ce clivage est à l’origine de « l’antagonisme de classe » ou de « milieu social » que j’ai dû postuler dans mon premier mémoire - simplement parce que je ne savais pas décrire les choses autrement. Pour autant, j’ai toujours soupçonné qu’avant toute chose, cette partition avait peut-être été induite par mon propre fonctionnement cognitif. Car objectivement, cela m’arrangeait bien d’avoir face à moi ces deux types d’interlocuteurs, afin de pouvoir mener mon apprentissage en théorie et en pratique simultanément.
Je n’ai jamais oublié que les choses n’avaient vraiment démarré qu’après plusieurs semaines, au moment de mon « coup de foudre » pour Ziad, qui identifiait celui-ci comme mon partenaire privilégié. Alors seulement s’était formé autour de nous - le Za’îm et son hôte - une communauté de jeunes « bidouilleurs », qui s’identifiait à la communauté de quartier. Tandis qu’à l’extérieur, chez ceux qui n’étaient pas complices de cette autorité, on se défendait en m’instruisant autant que possible de manière « objective ». C’est donc à moi qu’il revenait, à l’origine, d’avoir induit cette rupture de symétrie (voir la métaphore de l’oeuf de grenouille).

Lors de ce premier séjour à Taez, j’étais encore physicien subjectivement, dans le sens où je me méfiais des sciences sociales. Contraint de composer avec leurs mots, j’espérais tout de même échapper à leur emprise - c’est-à-dire conserver l’intuition du modèle en tant que modèle. Sur cette question du modèle, j’avais les idées très au clair2), et je savais que les Yéménites le comprenaient intuitivement.
Quand les Yéménites m’apportaient une explication, énonçaient le réel d’une certaine manière, je me demandais toujours d’où ils la tenaient, s’ils n’étaient pas « contaminés » par une certaine perspective. Et aussi, indissociablement, s’ils ne me disaient pas cela parce que j’étais un étranger. Pour échapper à l’emprise des sciences sociales, il me fallait aussi échapper à cette condition de « l’Occidental qui débarque ». En d’autres termes, je m’efforçais constamment distinguer le message du méta-message*, et autant que possible les traiter différemment.

Rien de très original dans cette démarche : c’est comme ça qu’on tient un carnet de terrain (voir la section méthodologie). Mais j’ajoute que les Yéménites le comprenaient aussi très bien, supervisaient tout ça avec bienveillance…

La part du vertige

Cette approche scrupuleuse, où l’on ne prend personne pour argent comptant, les Yéménites en comprenaient bien le caractère nécessaire. Contrairement à ce que mes écrits ont pu laisser croire, il n’y a jamais eu de bataille rangée entre le quartier et le carrefour, entre « indigènes » et « informateurs ». De même qu’on ne m’a jamais « mis à l’épreuve » de manière déraisonnable.
Les Yéménites comprenaient bien qu’Occidental ou pas, une personne dans ma situation ne pouvait qu’avoir « peur de se faire avoir ». Personne n’est venu spontanément me tester dans ma sexualité, contrairement à ce que j’ai pu raconter parfois. Les quelques incidents que je raconte sont bien réels, mais il faut les contextualiser dans la bonne séquence, trouvant son origine dans mon propre vertige. C’est ce que j’ai perpétuellement échoué à faire ces vingt dernières années.

Si j’étais constamment à soigner mes failles d’Occidental, les Yéménites ne me percevaient pas comme ça : ils comprenaient mieux que moi-même ma propre condition, et c’est cela qui était le plus bouleversant. C’est cela que je ne savais pas gérer, avec quoi je me débattais en quête de réponse, sans savoir où m’arrêter. Dans les premiers temps, je harcelais Ziad d’interrogations existentielles, auxquelles il ne pouvait simplement pas répondre - surtout pas dans le cadre de notre jeu. Et juste à cause de cela - parce que Ziad refusait obstinément de « passer en méta » dans nos échanges - j’ai fini un jour par l’accuser en public de « ne pas me respecter ». Après avoir choisi Ziad comme mon allié, j’ai relancé la partie, cette fois dans une direction imprévisible.

En dernière analyse, c’est cela qui a conduit les choses à dégénérer : non pas la résurgence d’une guerre civile, qui jusque là aurait été latente ; plutôt les actes d’une rationalité obtue, posés par moi dans un réflexe de survie subjective, pour faire cesser mon propre vertige. Alors oui, la guerre s’est déclarée sur mon terrain. En quelques semaines, ma position est devenue intenable. Alors oui, je me suis retiré, et je suis devenu sociologue. Mais la sociologie a toujours été associée pour moi à une forme de mauvaise foi. Quand bien même j’aurais voulu l’ignorer, je ne pouvais oublier les circonstances de mon premier passage à l’écriture en octobre 2003, aux côtés du cousin de la Capitale.
(⇒ Le point critique de ma petite histoire)

Retable d'Anchin, début du 16e siècle (musées des Hauts-de-France)

Note : Dimension cosmique et tradition chrétienne

Venant de clore ce paragraphe, je retrouve en dessous cette phrase, qui me reste à présent sur les bras : « Je n’ai jamais oublié mon propre échec à gérer correctement cette situation, face à l’emballement collectif généré par ma démarche. » Cette formulation ne va encore pas assez loin : elle évacue la dimension cosmique dans l’épilogue de ce premier séjour, qu’aucun récit ne pourra jamais suggérer. Rédigée il y a quelques heures à peine - en janvier 2023 ! - elle perpétue encore la mauvaise foi. Car derrière la confession ostensible (« mon propre échec »), je lève encore un paravent sociologique (« l’emballement collectif »), enfermant de nouveau la cause ultime dans la matérialité de l’objet. Un peu comme ces chrétiens agenouillés sur fond de paysages bucoliques, sur les flancs des retables médiévaux, célébrant la piété du commanditaire de l’œuvre. La confession débouche toujours sur l’erreur du concret mal placé. Elle renouvelle le clivage dualiste* entre moi et eux, entre l’esprit et la matière, la Sainte Église et l’état de Nature. L’ethnographe post-colonial reste seul commanditaire de sa propre œuvre : quelle que soit la réflexivité qu’il veuille déployer, et quoi qu’il veuille la dédier aux autres, sa confession ne saurait échapper aux codes de sa tradition.

1)
Noter le retournement total du rapport avec les informateurs, par contraste avec l’époque coloniale (voir l'entrée « alliance d'enquête » du glossaire).
2)
Mon père était un physicien de la génération 1968, décédé prématurément en 1999. Bien plus tard j’ai retrouvé au grenier, parmi ses caisses de livres rouges petits et gros, un court essai d’Alain Badiou sur Le concept de modèle (1969). Je le soupçonne de l’avoir lu, et d’avoir eu ces idées en tête dans chacune de ses leçons de choses.
fr/modele/ising/source.txt · Dernière modification : 2023/08/24 15:06 de mansour

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