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Le point critique de ma petite histoire

Entre les deux espaces de ma première enquête, le quartier et le carrefour, j’avais inféré l’existence d’un antagonisme de classe. Qu’en était-il vraiment ?

À un certain stade de mon enquête au Yémen, je me suis converti subjectivement à l’homosexualité. C’était très précisément le 25 juin 2004, peu après la soutenance de mon premier mémoire. Je venais de passer huit mois plongé dans mes matériaux, et j’étais sur le point de retourner là-bas quelques semaines plus tard. Donc juste après la première sociologisation - est-ce vraiment un hasard ?
J’avais entre les mains un modèle, avec un milieu social A et un milieu social B : une approximation grossière. Je devais repartir pour affiner le modèle, mais je savais que ce ne serait possible qu’en assumant mon homosexualité. Cette fois, il fallait que l’aiguille tourne librement sur elle-même…

Sans le modèle d’Ising, l’histoire ne serait pas allé si loin. Pour autant à ce stade, je n’avais pas encore sorti mes modèles de physique des transitions de phase. J’avais surtout en tête ce qui s’était passé à la fin de mon premier séjour : quelque chose qui compromettait radicalement ma crédibilité au Yémen, et la possibilité de m’intégrer dans cette société.

Trois semaines avant mon vol retour, j’avais fait la connaissance d’un cousin éloigné de mes interlocuteurs, qui avait grandi avec eux à Taez mais vivait dans la Capitale depuis quelques années, sa famille lui ayant trouvé un travail comme agent d’accueil dans une banque. Ce jeune homme avait un rapport ambivalent à ses amis d’enfance, une nostalgie mêlée de paternalisme. Dans son discours, il opposait sans cesse deux mondes : ce monde de désoeuvrés dont il venait, et celui de l’activité économique, auquel il appartenait dorénavant. Cela faisait écho à un clivage déjà perceptible dans le quartier, vis-à-vis des commerçants du carrefour. Sous son regard, j’avais continué de construire mon analyse, nourri de ses confidences les plus intimes, et de matériaux qui m’avaient manqué jusque là.
Or sur le fond, le jeune homme ne comprenait pas bien ce qui s’était passé. Il n’avait pas été témoin de notre histoire, la chronologie de mes péripéties depuis mon arrivée. Et moi, j’avais tiré parti de cette situation : faute de pouvoir m’en sortir seul, j’avais reconstruit l’histoire en m’adossant à son point de vue. Aussi nos rapports étaient-ils très compliqués. Le jeune homme ne croyait pas en ma loyauté, et il était maladivement jaloux à l’égard de son cousin Ziad, le personnage central de mon enquête. Au moment de mon départ, rongé moi-même par la culpabilité - et comme il voulait apprendre l’anglais, j’avais proposé de payer son inscription à un prestigieux centre américain ; m’ayant recontacté pour recevoir la somme, il l’avait ensuite dépensé à sa guise. Bref la confiance était rompue, si elle avait jamais existé entre nous.
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Une fois mon mémoire déposé, néanmoins, je ne pensais qu’à repartir là-bas. J’avais passé huit mois hypnotisé par mes personnages, qui avaient tous acquis une existence sociologique à mes yeux. Dans ce tableau, le jeune homme n’était qu’un personnage mineur. Notre histoire n’était certainement pas belle mais il avait voulu me croire homosexuel, comme avant lui plusieurs de mes personnages. Je l’avais pris au piège de ses contradictions, et il avait payé pour eux. Il était hors de question de remettre en cause mes recherches au Yémen ou ma reconversion aux sciences sociales, au contraire : le jury de soutenance avait été enthousiaste, et je me sentais plus sociologue que jamais.
Tout de même en ce mois de juin 2004, à mesure qu’approchait la date de ce nouveau départ, j’avais été pris d’une nervosité grandissante. Pas juste une appréhension, à la perspective de revenir sous leur regard, mais un ébranlement plus fondamental. Je me doutais bien que ma « maîtrise » n’était qu’une illusion. Et ce malgré l’objectivité de mes matériaux, malgré les procédures de réflexivité, le traitement élaboré que j’avais su déployer dans mon mémoire. J’avais très bien compris en quoi consistait la rigueur scientifique des sciences sociales, et pourtant je savais que mon analyse
mentait, à un niveau plus profond. Depuis mes premiers pas dans mon enquête, je m’étais laissé entraîner dans un mensonge, malgré tous mes efforts pour y échapper - ou justement peut-être à travers ces efforts… Pour des raisons personnelles diverses, ce mensonge semblait lié pour moi à l’hétérosexualité. Il était lié à la jeune fille que je venais de plaquer, étudiante comme moi à la fac d’ethno, à laquelle j’écrivais très régulièrement sur le terrain, pour lui raconter peu ou prou ce que j’écrivais dans mes carnets. J’avais mis fin à cette relation sans état d’âme, le lendemain du dépôt de mon mémoire. Malgré tout son soutien, malgré la compréhension qui avait été la sienne, le mensonge était trop énorme, je voulais tout laisser derrière moi.

De mon point de vue, c’est à ce moment que je suis vraiment devenu sociologue. Car j’étais encore physicien subjectivement lors de mon premier séjour, dans le sens où je me méfiais des sciences sociales. Contraint de composer avec leurs mots, j’espérais tout de même échapper à leur emprise - c’est-à-dire conserver l’intuition du modèle en tant que modèle - et je misais pour cela sur la complicité intellectuelle de mes interlocuteurs. Jusqu’au jour où Ziad, lassé des conflits générés par ma présence, avait préféré se retirer dans son village…

« En réalité ils ne l’ont point tué, mais c’est Dieu qui l’a élevé vers Lui, car Dieu est Puissant et Sage ». (Versets relatifs à Jésus, Coran 4:157-158)

En juin 2004, j’ai plongé dans la sociologie comme on plonge dans une drogue méchante, qui vous amène à trahir famille et amis. D’ailleurs je n’étais plus capable de résoudre la moindre équation, je me demandais souvent comment j’avais pu faire prépa… J’étais absorbé par le réel, d’un rapport immédiat, à vif. La présence des Yéménites, leur incarnation dans le monde, me captivait entièrement. Faute de meilleur terme, j’ai appelé cette passion « homosexualité », pour moi-même. Et j’ai consacré les dix années suivantes à une thèse sur « l’homoérotisme »* - soit les faux-semblants d’homosexualité - dans la sociabilité masculine yéménite.

Je ne sais pas s’il faut blâmer le modèle d’Ising ou s’il faut blâmer tout le reste : les circonstances précédemment évoquées, la toute puissance des sciences sociales à l’ère postcoloniale*. Mais c’est un fait que ma formation de physicien m’a aidé, les années suivantes, à mettre de l’ordre dans la complexité du problème. Et lorsque j’ai fini par introduire les questions de genre, vers l’année 2006, c’était très consciemment à titre de modélisation. (⇒ Le genre comme modèle)

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Je n’insiste pas ici, mais il faut souligner le caractère absolument structurel de cette situation : dans les sciences sociales à l’ère postcoloniale tardive, c’est même un parti-pris d’en prendre acte. En témoigne la réflexion méthodologique de Florence Weber en 1991, dans l’un des premiers numéros de la revue Genèses, à l’occasion d’un entretien avec l’historien Gérard Noiriel : « Mon ami savait, bien sûr, le travail que je faisais. Il avait une attitude ambiguë à son égard. Il le haïssait ; un jour il a voulu jeter ma machine à écrire par la fenêtre. En même temps, il m'aidait. Il prenait des notes, il lisait ce que j'écrivais, on en discutait. Il voulait rectifier mes analyses, j'ai toujours tenu compte de ce qu'il disait. Il a écrit des textes sur l'usine. Il voulait me faire comprendre. Bref, il était lui aussi aux prises avec la distance de classe. Un jour, je raconterai tout cela. Mais je trouve que j'ai déjà bien assez disséqué, j'ai plutôt envie d'écrire librement. J'arrive aux limites de l’auto-analyse. Je n'ai plus envie d'objectiver. » « Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse », Genèses. Sciences sociales et histoire, nᵒ 2, décembre (1990), p. 142.
Il faut noter que jusqu'à la fin, Florence Weber m'a conservé son plein soutien institutionnel…
fr/modele/ising/point_critique.txt · Dernière modification : 2023/08/24 15:06 de mansour

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