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Le mur

Dans une mosquée à Zabid, le 29 octobre 2007 Dans une mosquée à Zabid, le 29 octobre 2007.

Lundi 28 octobre 2024

La rentrée des classes

Première heure du premier jour de cours, le responsable de la formation prend la parole :
« La semaine prochaine en arrivant, vous vous rendrez directement dans la salle de prière. Vous aurez apporté votre Coran, celui que vous utilisez pour mémoriser. Vous choisissez un lieu dans la mosquée, qui sera le vôtre. Assis tourné vers le mur, vous vous mettez à mémoriser, et je passerai vous voir individuellement. Après vous me direz si ça vous convient, ou si vous préférez qu’on revienne dans la salle de classe, mais moi c’est comme ça que j’ai appris… »

Ce samedi donc, je m’assois entre deux arcades, tourné contre le mur, et je suis l’un des premiers qu’il passe voir. Il me demande si j’ai mémorisé les six versets lus en classe la semaine précédente. Moi je travaille sourate al-Isrâ’ depuis deux mois : j’ai mémorisé ses cent-onze versets, que j’ai ponctués, annotés, disposés visuellement dans un sommaire, reproduisant la disposition des pages… J’ai fini la sourate il y a déjà plusieurs semaines, et je me demande depuis que faire de tout cet échafaudage. Le re-parcourir mentalement comme un singe, sautant de verset en verset ? Ou bien, laisser devant moi le livre ouvert, promener mon doigt sur la page, et tenter d’inviter le souvenir visuel de l’échafaudage ? Ou encore m’en remettre au souvenir auditif, comme un train sur les rails d’un viaduc, que je reconstruis mentalement à chaque passage ? Dans mon journal de mémorisation (privé), j’ai soigneusement consigné ces observations, et j’ai aussi rédigé plusieurs textes, déjà mis en ligne pour certains dans la section « Méthodo » (publique). Bref, il y a déjà toute une conversation en cours dans la salle de séminaire imaginaire de ce wiki, où j’expose quotidiennement mes « travaux en cours », « en toute humilité », sans avoir encore abouti au moindre résultat définitif. Bien sûr, je ne mentionne rien de tout ça au responsable…

- « Eh bien vas-y, récite. »
- « Après l’invocation contre Satan : “Gloire à Celui qui fit voyager de nuit Son Serviteur, de la Mosquée sacrée à la Mosquée la plus éloignée, dont Nous avons béni les alentours, afin de lui faire découvrir…” »
Et bien sûr l’inévitable se produit : le train déraille, au début du quatrième verset, puis deux fois au cinquième, et encore au début du sixième…
- « Bien. Ces six versets, répète-les trente fois. Mais tu parles normalement, tu laisses tomber la prononciation canonique, qui te ferait perdre du temps. Trente fois. Et je repasse. »
Me voilà donc, visage contre le mur, à répéter trente fois la page 282 (première des vingt pages du quinzième juz’, qui est notre programme ce semestre), parce que le responsable a appris comme ça. Une page que je connais déjà par cœur, le problème n’est pas là. Le problème, c’est que je dois pouvoir la répéter sans réfléchir, voire même en pensant à autre chose - par exemple à ce que je compte écrire sur mon wiki. Ça peut paraître étrange et même paradoxal, mais je ne me suis jamais senti aussi libre : dans cet acte de répéter le texte, sans avoir à le penser consciemment. Libre de penser au prof, ou de l’oublier ; libre de revisiter ou pas mon échafaudage, non contraint surtout d’effectuer telle et telle galipette, à tel et tel moment précis.

Repensant à cette expérience la nuit suivante, vers une ou deux heures du matin, l’image qui me vient est celle de la navette Mars Explorer qui allume ses rétrofusées, s’approche de la surface et se pose, sur le sol de la planète rouge. Ou encore cette araignée qui, fuyant le sol et ses dangers imprévisibles, a élu domicile au plafond. Soudain, il n’y a plus d’échafaudage, ni de singe, plus de viaduc et plus de train. Il y a juste le texte, et moi face au mur qui me déplace, actionnant des articulations mentales, jusque là insoupçonnées.

Une araignée dans la nuit du texte

Le texte comme une ville en ruine, plongée dans une nuit profonde, et moi à tel étage de tel immeuble, éventré par les bombardements. À tâtons, je dois explorer onze pièces successives, et je n’en suis qu’à la première. Il n’y a pas de lumière, pas de couloir ordonné ni de portes à ouvrir : dans les murs il y a seulement des trous béants qui permettent d’apercevoir la pièce voisine, en partie seulement, jamais au-delà. Parmi les gravats il y a des canapés et des ours en peluche, signes de la vie d’avant. Ils me sont bien sûr utiles pour me repérer dans cette nuit, mais je sais aussi que rien ne sera plus jamais comme avant. Je suis maintenant une araignée, je ne songe pas à m’asseoir dans les fauteuils ou à sauter sur les lits, seulement à faire des liens à travers le texte.

Le mot mubsiratan du verset 12, dans la deuxième pièce (p.283), m’a transporté directement dans la septième (p.288), au verset 59 qui comporte le même mot. Il est question d’un miracle visible au verset 59, et au verset 12 de la clarté du jour. C’est le même mot en arabe, et pourtant je ne l’aurais pas remarqué : mon train s’est retrouvé soudain sur une autre voie, ne sachant plus où il était, contraint de faire machine arrière.
L’araignée note, pose un noeud sur l’arborescence. Elle tend un fil à travers le texte, comme la corde d’une guitare, que plus tard elle fera sonner. La patte posée sur le fil, c’est déjà l’esquisse d’une oreille, prête à bondir au premier moucheron. Ainsi, l’araignée construit sa toile, pose sur le monde sa propre structure tautologique*, comme je le fais sur ce wiki.

Comprenant cela ce samedi soir, j’ai quitté l’oreiller vers mon Seigneur, vers une ou deux heures du matin. J’ai fait mes ablutions dans le noir, comme pour qiyâm al-layl, mais cette fois j’ai laissé ma liseuse sur la table de nuit. Devenu araignée, je voulais faire le tour du propriétaire, parcourir les onze pièces de proche en proche. Sauf que cette fois, j’avais décidé de m’en remettre à l’obscurité. Pas juste à l’obscurité objective de la nuit, plutôt une obscurité cognitive, étroitement liée au souvenir visuel de ce mur, ce matin dans la salle de prière. Être une araignée face au mur, soudain privé de jambes, de bras et de mains, le regard impuissant, accroché aux aspérités du mur, et contraint de fonctionner autrement.
J’ai aussi fixé la couverture de ma liseuse, le lendemain soir dans le train qui me ramenait chez moi ; la couverture du livre fermé pourra avoir la même fonction. Reconstruire toute la sourate, ça aurait pu me prendre toute la nuit mais en fait ça s’est très bien passé. En émergeant de la onzième pièce, j’ai voulu revoir cette photo prise autrefois à Zabid : j’ai allumé mon ordinateur, juste le temps de la poser sur cette page, avant de me recoucher.

« …Vous me direz si ça vous convient, ou si vous préférez qu’on revienne dans la salle de classe, mais moi c’est comme ça que j’ai appris… »

Comment j'ai appris

Dans l’histoire des sciences islamiques, Zabîd est une ville immense. Située dans la plaine côtière de la Tihama, elle a été la plaque tournante du commerce entre l’Asie et l’Afrique de l’Est sous les souverains Rasoulides, qui avaient leur résidence à Taez dans les montagnes, entre les VIIe et IXe siècle de l’Hégire (1229-1454). Selon un chroniqueur de cette époque, on y dénombrait entre 230 et 240 mosquées, qui accueillaient de nombreux étudiants…
Aujourd’hui, la ville ancienne est classée au patrimoine de l’UNESCO. Un chercheur français y a d’ailleurs largement contribué, Paul Bonnenfant, à travers plusieurs études et de beaux livres d’art. Également le poète italien Pier Paolo Pasolini (1922-1975), qui y a tourné une adaptation des Mille et Une Nuits, Prix du Jury au Festival de Cannes en 1974. Plusieurs scènes sont tournées au souk avec la population locale : la ville à l’époque était encore vivante…

Extrait 1 : Première scène du film de Pasolini, où l’esclave Zoumouroud choisit pour maître le jeune Noureddine.

Quand je suis allé à Zabid en octobre 2007, la ville ancienne était propre, mais déserte. Comme il faisait chaud, je me suis réfugié un long moment dans cette mosquée, où personne ne m’a dérangé. Je venais de me convertir à l’islam, mais j’entamais surtout ma troisième année de thèse dans une université française (Aix-Marseille). Je n’avais rien à faire dans le vieux Zabid, puisque ma thèse portait sur la culture urbaine dans le Yémen contemporain, mais j’avais voulu visiter Al-Hodeïda, le grand port moderne de la Tihama. J’étais accompagné du jeune Ammar, l’un des personnages de mon enquête, que j’avais convaincu avec difficulté - pourtant je prenais en charge les dépenses du voyage. Déjà sur le trajet aller, Ammar avait commencé à râler, quand j’avais parlé de faire étape à Zabid sur le chemin du retour. Le soir nous nous étions disputés, devant le réceptionniste de l’hôtel : Ammar voulait que nous dormions dans deux chambres séparées. Du coup je l’avais laissé en plan : libre à lui de trouver où dormir, dans une locanda quelque part, et de rentrer à Taez par ses propres moyens. Ainsi, j’avais pu visiter Zabid tranquillement…

Zoumouroud et Noureddine

Voilà pour le contexte de cette photo : dans une mosquée totalement vide, un appareil photo entre les mains, je m’adonnais pendant de longues heures au jeu du cadrage, des matières et de la lumière, comme je le faisais adolescent. Comme je le faisais aussi dans le cadre de mes recherches, depuis mon arrivée à Taez quatre ans plus tôt : une scène inaugurale très analogue à celle des Mille Et Une Nuits, bien qu’elle se passait au Hawdh al-Ashraf. Ziad dans le rôle de Noureddine, et moi dans celui de Zoumouroud…

Extrait 2 : Zomouroud et Noureddine dans l’intimité, tandis qu’à l’extérieur un complot se trame…
(Noter l’architecture rassoulide qu’on retrouve dans la vieille ville de Taez, notamment dans la mosquée Ashrafiyya).

Depuis cette première étude, pour égayer ma captivité, je ne cessais de jouer sur le cadrage, le désir de l’œil, la sensualité des matières. Jusqu’à ce que Ziad lui-même disparaisse en prison, après avoir mis le feu à sa propre maison. Je suis alors devenu musulman, mais personne n’a vraiment compris pourquoi. Zoumouroud entrant à la mosquée, c’était une araignée réfugiée au plafond, qui focalise l’attention quelques temps, puis qu’on décide de laisser vivre et qu’on oublie…

De fait, personne ne pouvait comprendre comment cette araignée s’était retrouvée là-haut : ni le jeune Ammar - qui manifestement à cette date, craignait encore que je lui saute dessus - ni personne d’autre1) sur le carrefour. Tous étaient témoins de l’histoire mais ils la contemplaient de l’extérieur, précisément parce qu’elle se déroulait dans leur propre société. Ils n’étaient pas témoins de mon activité subjective face à elle, en vertu d’habitudes intellectuelles que seul Ziad avait appris à comprendre.

Ce truc de l’araignée qui se replie au plafond, j’ai toujours fait ça en réalité, dans tous les domaines du savoir que j’ai traversé. Quelque chose hérité de mon père, qui nommait cela intuition*. Je l’ai pratiqué dans mes études de physique - c’est ce qui m’a permis d’entrer à Normale Sup - et aussi dans mes études de sciences sociales, pour atterrir in fine au Yémen. Et aujourd’hui, je tente de faire la même chose sur le Coran. Mais entre temps, j’ai fait la même chose sur la société yéménite : j’ai toujours tenté d’accéder à cette position épistémique*, confusément d’abord, puis de façon de plus en plus systématique, et j’en suis sorti par l’islam. C’est pourquoi je n’ai eu d’autre maître que ceux que j’ai déjà cités, et pour moi il n’y a jamais eu de mur, avant ce samedi matin. Le mur, c’était de rentrer en France, et de rester fidèle à cette histoire. Mais pour moi l’islam n’est pas un pays lointain, c’est une position épistémique. D’ailleurs mon petit théorème ne dit pas autre chose : un triangle interactionnel, tel qu’observé par une araignée au plafond.

Mon théorème de l’enchantement ethnographique, posé en janvier 2008 (quelques semaines après cette photo).

Ce long détour apporte évidemment quelque chose, une différence d’approche, que je tente d’expliciter sur ces pages. Contrairement aux apparences, je n’essaie pas d’acquérir l’intuition du Coran : je ne pense pas que le texte se laisse saisir comme ça. En fait je tente surtout d’acquérir l’intuition de mon échafaudage, et par là de mon propre corps : j’observe comment je décroche, comment je retombe chaque fois à terre sur mon dos, les pattes remuant dans le vide ; j’observe les « trucs » qui me permettent de revenir sur mes pattes, de grimper le mur à nouveau… Ce qui me guide dans cette quête, c’est une curiosité pour le monde, pas pour le Coran en lui-même. Ce n’est pas l’espoir d’acquérir l’intuition du Coran, plutôt l’idée que le Coran est l’intuition elle-même. Vérité assez subtile, difficile à formuler dès qu’on l’intellectualise, et qui devient totalement inaccessible dans le cadre des épistémologies dualistes*.

Oui décidément, je me vois bien dans le rôle de Zoumouroud, initiant mon compagnon aux plaisirs de la spéculation cartésienne, avant d’en avoir compris les dangers moi-même. Zoumouroud qui, pour rétablir ensuite la situation, en est réduite à broder des histoires sur d’autres histoires - comme je le fais sur ce wiki. Mais Ziad n’est pas mal non plus dans le rôle de Noureddine…

Érotisme et pornographie

Le film de Pasolini est un film érotique. On reste dans l’esthétique globalement pudique des années 1970, mais des sexes dénudés apparaissent plusieurs fois à l’écran (pas dans les extraits proposés ici). À vrai dire, le cinéma actuel est beaucoup plus sophistiqué dans sa pornographie… Non, le film est érotique surtout dans son esprit : c’est là un fil conducteur explicite, assumé.

Les Mille et Une Nuits de Pier Paolo Pasolini

L’affiche du film donnait le ton, avec cette jambiyya en forme de phallus - le même poignard yéménite que j’utilise dans les schémas de ce site. Le film demande au spectateur de faire jouer son imagination, et je fais de même avec le lecteur, au fond, chaque fois que j’utilise mon code couleur. Mon enquête au Yémen a l’érotisme pour fil conducteur, pour une raison très simple : dans mes interactions avec les Yéménites, je refusais d’être perpétuellement assigné à la « perversité » occidentale, tout en devant assumer ma condition objective de chercheur, d’observateur, et donc finalement de voyeur. La problématique de l’érotisme s’est imposée dans mon enquête à mon corps défendant, ce qui n’en fait pas une enquête impudique. C’est même précisément l’inverse !

Il faut faire une distinction entre érotisme et pornographie :

  • L’érotisme est ce qui réveille l’observateur, le renvoie à sa condition objective de voyeur.
  • La pornographie est au contraire ce qui l’assomme, court-circuite ses facultés perceptives et cognitives, en lui montrant des choses qu’il ne peut pas voir, pour la seule finalité d’en faire un consommateur captif.

La distinction est subtile et, surtout, elle est entièrement relative à l’évaluation du contexte. Selon l’intention du cinéaste, le même sexe dénudé peut relever de l’érotisme ou de la pornographie. On sait en islam que « La pudeur fait partie de la foi », mais on dit aussi « Pas de pudeur en religion », et la contradiction entre ces deux énoncés n’est qu’apparente (avis de l’imam Abdelaziz ibn Baz). Et telle mésaventure d’un chercheur sur le terrain peut légitimement être exhumée, quand le pays tout entier bascule dans « la pire catastrophe humanitaire du XXIème siècle ». Tout est une question de contexte.

Cette distinction posée, deux remarques s’imposent :

  1. En contexte européen, l’islam prend toujours une charge érotique. Les musulmans occidentaux le savent instinctivement : il y a à cela des raisons épistémologiques, inscrites dans l’histoire des idées, l’anthropologie de la matrice monothéiste* (et la notion d’islamophobie ne fait qu’embrouiller les choses).
  2. Inversement, il faut admettre qu’une sorte de « pornographie » islamique s’est installée dans notre modernité*, qui se met en scène dans des décors majestueux, parmi les grands monuments de la pensée musulmane. Sans nous montrer des sexes dénudés, mais sans non plus donner moyen au lecteur de saisir véritablement ce dont il est question.

Le mur de la mosquée, avec son charme d’antan, relève un peu du même fantasme. Encapsuler ainsi l’apprentissage coranique, cela comporte un certain risque. Le risque d’avoir des huffâz, des rétenteurs du Coran, qui le prennent en même temps en otage, et ne peuvent se prononcer à peu près sur rien. Risque d’une pensée rituellement conforme mais totalement inoffensive, comme les roquettes dans le ciel d’Israël : des trajectoires intellectuelles si prévisibles qu’on en délègue volontiers la gestion à des ordinateurs.


Extrait 3 : 30:22 à 40:06 (lien youtube)
Après avoir été kidnappée par deux fois (à partir de 21:40) Zomouroud réussit à s’enfuir dans les habits d’un soldat, et atteint une ville qui décide de la choisir comme roi. Elle organise alors un banquet permanent, dans l’espoir de retrouver Noureddine, mais ne réussit d’abord qu’à châtier ses tortionnaires…

Si notre histoire était un conte des Mille et Une Nuits, les musulmans diplômés* seraient ces deux brigands crucifiés sur les hauteurs de Sanaa, devant la grande mosquée bleue d’Ispahan. Crucifiés pour avoir cru à cette mise en scène, et tendu la main vers le plat…

Jeudi 31 octobre 2024

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1)
Personne ne pouvait comprendre à part peut-être Yazid, qui commençait à s’intéresser à moi, mais je restais à distance par pudeur. L’alliance avec Yazid ne s’est construite qu’en 2008, après avoir essuyé un an de solitude en France comme converti tombé du ciel.
fr/methodo/coran/corps/mur.txt · Dernière modification : 2024/11/02 05:22 de mansour

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