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La théorie du Za’îm

En chantier…

4 février 2023

J’exhume aujourd’hui les mots que je posais sur mon alliance avec Ziad au printemps 2004, dans ma maîtrise intitulée : « Le “Za’im” et les frères du quartier. Une ethnographie du vide ». J’espère ainsi éclairer le virage à 180° opéré en juin 2004, dans mon travail et dans ma vie.

Définition relationnelle (partie 13)

⇒ Déplacé dans : Le Za’îm comme « transfuge de classe »

Définition catéchisante (section 6)

Qu’est-ce donc que le Za’îm ? La définition est donnée dans la section 6 « Ziad en société » (accès direct p.43) :

« Paix et salut soient sur lui ».

Le Za'im, c'est celui qui, à l'image du Prophète, frappe les esprits de son entourage par sa vertu. Son excellence est telle qu'elle suscite spontanément l'amour de ses disciples. Naturellement, l'entourage du Za'im suit son exemple et lui obéit. Ainsi le Za'im impose son autorité sans la forcer, il parvient en douceur à mener les autres vers plus d'excellence et de vertu.

Beaucoup reconnaîtront la description du Prophète ﷺ dans le catéchisme musulman de base. Mais moi j’appelle ça : « la conceptualisation par Ziad de la figure du Za’im » (voir le passage déjà cité ci-dessus). « Cette élaboration intellectuelle, si elle ne livre pas la clé d'un fonctionnement sociologique réel, constitue un objet absolument passionnant ». Dans le cadre d’une approche sociologique, je fais du Za’îm une théorie indigène*, que je rapporte à des conditions sociales particulières (définition sociologique du phénomène), mais dont je n’omet pas de décrire l’efficacité performative.

Définition sociologique (introduction 1/2)

Après une présentation du contexte (avec une évocation attendue de la « crise économique »), voici comment j’introduis le Za’îm en tant que phénomène sociologique (introduction, accès direct pp.3-4) :

Lorsque je rencontre Ziad, il vient de terminer brillamment ses études de comptabilités mais fait face à des difficultés pour trouver du travail. Après deux semaines infructueuses de recherche d'emploi dans la capitale, il revient à Ta'izz parmi ses voisins et amis. Ziad retrouve à contre cœur la vie de cette jeunesse touchée de plein fouet par la crise et dont il avait pensé s'échapper par les études.

Ziad réinvestit la position d'autorité qui était la sienne, à l'époque où les jeunes du quartier, plus ou moins constitués en bandes, se livraient à la petite délinquance et aux bagarres avec les quartiers voisins. Seulement les temps ont changé, comme il tient à le souligner lui-même. Le petit local aménagé en salle de musculation a fermé depuis longtemps ; à présent les jeunes autour de Ziad se rassemblent dans sa pièce, son « Mamlaka » [Royaume] comme il l'appelle, où ils adaptent à leur goût les règles de civilité en vigueur dans les salons de la société établie. Ziad est toujours Leader - za'im en arabe -, non plus caïd par les poings mais za'im par la vertu. Ces jeunes « bons à rien » le suivent et l'écoutent, ils se pressent autour de lui et se plient à ses désirs. C'est qu'il est une bonne influence, une sorte de grand-frère juste et aimant pour ses amis de toujours. Il les conduit sans peine à devenir respectables et à obéir aux commandements de l'Islam. Il est conseiller et médiateur, leur modèle et leur représentant.

Nous nous proposons dans cette étude de comprendre l'origine de cette autorité.

Manifestement, l'analyse exige que nous allions au-delà des explications qui sont fournies par Ziad, même si nous devons en tenir compte : pourquoi Ziad est-il un « grand-frère » ? En quoi consiste cette vertu dont il s'enorgueillit ? Quant à son entourage, la déférence qu'il lui accorde est-elle feinte ? Est-elle sincère ? Et d'ailleurs, cette question a-t-elle un sens ?
Aller simplement à la rencontre de ses « frères » du quartier ne nous sera pas d'un secours immédiat : tant que cette autorité est respectée et perçue comme légitime, leurs discours ne peuvent qu'abonder dans le sens de cette aura mystérieuse que nous cherchons à élucider.

Mais les observateurs extérieurs ne nous aiderons pas énormément non plus : à partir du moment où je commence à enquêter aux alentours du quartier, je suis confronté à une interprétation « sociologisante » expéditive. J'interroge mes interlocuteurs dans l'espoir de comprendre sur quoi repose l'autorité Ziad et on me répond : « Ne t'en occupe pas, ce sont les effets du vide ! »

Le « vide » (« al-faragh » en arabe), c'est une façon un peu imagée de désigner l'oisiveté ; c'est avoir le loisir de son temps. Mais dans le quartier, le « vide » est aussi marque de « désespoir » (ia's). Effectivement, cette population est en proie au chômage et n'a souvent aucune perspective d'avenir. Néanmoins la vie sociale y est soumise à des turbulences qui ne sont pas vraiment compatibles avec l'idée de vide… Comment expliquer qu'en l'absence d'enjeux significatifs, le quartier est soumis à des rivalités et des luttes de pouvoir intenses ?

Comprendre l'autorité de Ziad, cela passe par s'intéresser à la réception de son discours de légitimation : il nous faut saisir ce qui fait sa pertinence et son efficacité au sein de cette population désœuvrée. En particulier nous serons amenés à nous interroger sur l'écho que reçoit chez ces jeunes l'idéologie portée par l'islam politique : en quoi « l'islamisme » a-t-il des affinités avec le « vide » ?

Dans ces différents passages, suis-je en train de déconstruire l’islam ou au contraire de le mettre en valeur ? Je fais l’un et l’autre. D’un côté, je prétends m’inscrire en dialogue avec une certaine sociologie de l’islam politique, mais de l’autre je parle des « turbulences » de la vie sociale (un clin d’oeil appuyé à la physique des transitions de phase*…) et j’esquisse une conception toute particulière du « vide » (la chose la plus précieuse pour un physicien…).

Identification comme (anti) islamiste

En réalité, ma démarche d’anthropologue est très différente d’une sociologie de l’islam politique : un tel sociologue aurait commencé par s’assurer que l’individu étudié appartient bien à la catégorie concernée, qu’il est reconnu indépendamment de l’observateur d’abord comme un homme pieux, ensuite comme promoteur d’une certaine idéologie, un « volontariste » de l’islam (mutawwi’ en arabe yéménite).
Mais aux yeux de la plupart, Ziad n’est ni l’un ni l’autre : il ne se montre pas spécialement religieux et n’a jamais eu d’affinité avec les milieux islamistes, ni avant ni après notre rencontre. Ziad est musulman parce qu’il est mon interlocuteur, parce que j’avais besoin de parler à un esprit mathématique, et parce qu’il assume de relever ce défi. À travers cette expérience, il me donne à voir une grande force de caractère, que je n’aurai de cesse de mettre en valeur dans ce mémoire en tant que foi - la seule concevable pour moi à l’époque. Mais en réalité Ziad n’avait pas spécialement la foi à l’époque - au sens de croire en l’Invisible et en la promesse du Jour Dernier. (La foi lui est venue ensuite, avec les épreuves qu’il a dû affronter les années suivantes.) Lors de notre rencontre, Ziad ne faisait qu’occuper la place du musulman dans une partie d’échec, abattant les cartes de l’apologie musulmane ordinaire, auxquelles il réfléchissait en même temps que moi.

« Ainsi nous abordons des questions qui s’avèrent souvent inabordables au Yémen : peut-on avoir une morale sans croire en Dieu ? L’homme descend-il du singe ? Le voile à l’école et “l’intégration”… ? et même les questions relatives à l’existence de Dieu… » (note 78 p. 95, en commentaire de « Ziad n’a rien à gagner à opposer une fin de non recevoir aux considérations de “l’incroyant” (kafir) que je suis. »)

Dans ma recherche d’une alliance d’enquête*, j’étais venu avec mon propre cahier des charges. Mon interlocuteur musulman devait être un esprit mathématique ; s’il ne l’était pas, ce n’était pas la peine d’essayer de discuter, nous n’aurions pas eu d’outils pour nous comprendre. Au fond, ma seule stratégie visait à reproduire une expérience antérieure de la camaraderie scientifique, vécue en 1999. Mon interlocuteur musulman ne pouvait refuser la discussion rationnelle, surtout s’il était chez lui, sur son propre terrain. Dès lors qu’il acceptait de me parler rationnellement, j’étais prêt à me placer sous son autorité. Et très vite, Ziad avait acquis sur moi une emprise considérable, du simple fait qu’il consentait à occuper ce rôle. Emprise à laquelle, pour me tranquilliser, nous avions donné un nom : le Za’îm.

On pourrait m’accuser d’avoir fait de l’observation participante* en laissant croire que j’étais intéressé par l’islam, pour mieux faire volte-face au moment de l’analyse. J’ai parfois ce sentiment moi-même, en me relisant à plusieurs années d’écart - en fait je me débats dans cette accusation depuis quinze ans - mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Si j’étais venu « en traitre », nos échanges n’auraient jamais débordé sur ces questions.
Dans ma recherche d’une alliance d’enquête, la dimension « contestataire » ne faisait pas partie à l’avance de mon cahier des charges : je n’ai pas commencé par identifier des personnes « contestataires » pour les placer ensuite sous le microscope, comme aurait pu le faire un sociologue de l’islam politique. C’est parce que cette alliance s’effondre, que j’identifie rétrospectivement chez Ziad une dimension contestataire, en tant que « découverte heuristique » :

[Suite de la note 78] « Si j’insiste sur ces discussions [la laïcité, Darwin, le voile à l’école…], bien qu’elles ne constituent pas des données en tant que telles, c’est qu’elles me semblent importantes pour comprendre le sens qu’a pu prendre pour Ziad cette alliance d’enquête. Il n’est absolument pas anodin, à mon sens, qu’un Yéménite pratiquant qui n’a jamais discuté avec un non-musulman prenne plaisir à mener de telles discussions qui sont jugées scandaleuses par le sens commun. Le point de vue « intellectuel » de Ziad institue une rupture avec l’ordre social établi : s’investir avec moi dans une discussion qui ne reconnaît que les critères de la logique pour aborder la religion, principal argument de légitimité sociale, cela s’inscrit dans une idéologie contestataire. Et qu’au cours de ces discussions il lui revienne le rôle d’argumenter pour le compte de l’Islam ne fait qu’ajouter à cette dimension contestataire. »

J’essaie ici de vendre mon étude en parlant d’un « islamiste » et d’un « contestataire ». À l’époque de ce mémoire, j’étais bien entendu incapable de me positionner dans le champs politique musulman, et j’essayais surtout de trouver ma place dans l’institution des sciences sociales. Aujourd’hui, je décrirais plutôt Ziad comme un anti-islamiste. Entre légitimité traditionnelle et rationnelle-légale, l’autorité charismatique du Za’îm fait bouger les lignes - à l’inverse de l’islamiste, qui exploite l’une et l’autre en vue d’objectifs de ce bas-monde, et fait donc en sorte qu’elles ne se confrontent jamais.

Définition performative (section 12)

Dans la section 12 (« L’enthousiasme de Ziad »), je me livre à une sorte de « théologie » du Za’îm et de son infaillibilité. Mais là encore, si j’avais pris explicitement l’islam pour objet, j’aurais été bien en peine de penser ou d’écrire ces lignes. Mon analyse s’écarte d’une définition interne à l’orthodoxie sunnite (l’islam comme simple imitation d’un modèle de comportement), comme de ses reformulations culturalistes (« anthropologie de l’islam »). Mon intuition est indissociable de cette rencontre laïque, de la tension intellectuelle qu’elle génère, qui décuple ma fascination. Ici je tire ma « théorie du Za’îm » plutôt vers la philosophie des sciences (pp. 82-83) :

« Bien comprendre la nature de l'autorité revendiquée par Ziad, c'est bien comprendre ce qu'il entend par ce concept de Za'im. En particulier il faut souligner que même dans le sens où Ziad l'entend, ce concept n'a pas une vocation normative mais performative. Ziad ne pense pas le Za'im comme une figure, comme un exemple que lui doit suivre. Être Za'im n'est pas un objectif mais un état. Ou, pour le dire autrement, la perfection du Za'im n'est pas un idéal inaccessible, c'est une perfection réalisable et réalisée.

L'analogie avec la comptabilité joue évidemment un rôle majeur. L'exactitude comptable n'est pas un idéal dont les comptables s'efforcent de s'approcher. Toute comptabilité est soit exacte, soit inexacte. Si elle est exacte, elle l'est de bout en bout. Tout comme l'épreuve des examens de fin d'étude à laquelle Ziad à obtenu 100\% , la vie de Ziad peut tout à fait être “juste à 100\%” . Si c'est le cas, il est Za'im. La “comptabilité religieuse”, dont Ziad m'a confié qu'il voulait l'instaurer dans sa vie, est un mode de conduite rigoureusement exact. On comprend ce qu'il y aurait d'absurde à ce que Ziad ne se déclare pas Za'im absolument, tout comme serait absurde un comptable qui déclarerait son travail “à peu près juste”. Être vraiment musulman ne signifie pas suivre de loin l'exemple du Prophète, cela signifie être Za'im au même titre que Lui. D'ailleurs la réflexion de Ziad, si elle s'appuie sur la figure du Prophète, ne se pose pas du tout la question de savoir si Mohammed est un za'im parmi d'autres ou s'il est le premier des zu'ama. Si le Prophète est un exemple à suivre, c'est qu'il est suivable, il suffit de respecter les préceptes de l'Islam et de « réfléchir ». Là est le plus important d'ailleurs, car le plus mal compris en général, et Ziad ne cesse de le répéter à chaque jeune de son entourage : Fakkir bi-mantiq ! Réfléchis avec logique ! »

Modèle et récit (introduction 2/2)

C’est l’effondrement de cette alliance qui m’oblige à construire un rapport distancié à cette expérience, et donc à construire cette « théorie du Za’îm » : une institution tenant pour elle-même, indissociable d’une place attribuée à l’observateur, pré-existante à mon arrivée. Pour autant, comme le montre la suite de l’introduction (pp. 4-5), je suis loin d’ignorer l’effet de ma présence sur la situation observée, et loin de penser que la réalité est épuisée par le modèle :

Bien évidemment, nous devrons également aborder de front la question des difficultés inhérentes à « l'observation du vide » : quel est l'impact de l'intrusion d'un observateur étranger au sein d'un milieu où il représente une « infrastructure économique » dont l'importance est d'ordre comparable à celles qui lui préexistent. En fait la question ne se limite pas à la dimension économique : sur le plan symbolique, la présence d'un enquêteur occidental représente un événement important, clairement de nature à polariser pour un temps la vie de quartier. Si l'étude a néanmoins pu être menée, c'est que l'ethnologue a sans le savoir occupé la « place » qui lui était en quelque sorte destinée dans les logiques sociales locales (Florence Weber).

Nous n'aborderons ces questions que dans la dernière partie. En effet, afin d'épargner au lecteur les longs méandres qu'a empruntés la mise au clair des phénomènes observés, nous renonçons à une stratégie d'exposition purement narrative. D'ailleurs la compréhension des quatre premières parties ne nécessite pas l'explicitation détaillée des conditions d'observation : non pas parce que l'observateur y était invisible, mais parce qu'il y occupe une « place » relativement déterminée [en note : Ce qui revient à dire que les paramètres expérimentaux liés à l'observation sont contrôlés : je suis l'étranger, le riche, l'hôte, le chrétien « de service »…] au sein d'une situation relativement formalisée ou que, pour une fois, il se passe dans le quartier quelque chose de plus important que la présence d'un étranger [en note : Je pense à des situations de crise, comme lorsque deux jeunes ont menacé de s'entretuer, p. 10].

Néanmoins la narration des événements de l'enquête nous semble indispensable, non seulement parce qu'elle apporte une « vie » que l'analyse anthropologique amène à perdre de vue, mais aussi parce qu'elle permet de reconstituer les conditions sociales de production des données et des prises de positions qui ont guidé nos interprétations. En somme cette dernière partie permet de restituer la cohérence des points de vues et des « raisons pratiques », souvent dénaturée par la perspective « omnisciente » adoptée par le chercheur (Pierre Bourdieu).

Bien sûr, j’ai construit le modèle qui me permettait de raconter l’histoire (comme je le disais au début). Mais j’ai surtout affirmé une position théorique forte, sur le rapport entre modèle et récit. Le modèle ne peut épuiser à lui-seul la réalité, mais le récit armé par le modèle, par contre, peut quelque chose de l’ordre du témoignage. D’ailleurs la conclusion finale ne laisse subsister aucune ambiguïté (p.116, dans la dernière page du mémoire) :

Du point de vue de l'analyse sociologique au moins, le Za'im est un prophète : un prophète du vide, régnant sur un « royaume » de 12 mètres carrés ; un prophète néanmoins, en puissance.
Et si l'on cherche à comprendre, avec Max Weber, ce qui constitue la confirmation de ce charisme, si l'on cherche, en amont de la reconnaissance dont il fait l'objet, quel prodige - [Note de bas de page : Si l'on exclut les 100\% qu'il a obtenu dans une épreuve de son diplôme…] - quel prodige fonde l'autorité charismatique du leader, alors il faut invoquer la faculté de Ziad à imposer, envers et contre tout, sa version propre de la réalité sociale.

Que l'on ne s'étonne pas qu'une simple « vision » puisse fédérer à elle-seule une « communauté émotionnelle » à l'échelle du quartier : c'est qu'à travers ces « histoires de Za'im », Ziad et les « frères du quartier » se mettent à l'abri de la violence symbolique à laquelle ils sont soumis du fait de leur condition sociale et de leur proximité au Rond-Point.

Conclusion

Ai-je laissé croire que j’étais intéressé par l’islam, pour mieux faire volte-face au moment de l’analyse ? Moi-même j’ai parfois ce sentiment en me relisant, à plusieurs années d’écart - en fait je me débats dans cette accusation depuis quinze ans. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, et ce mémoire en porte témoignage. En fait déjà au moment de la rédaction, j’écrivais implicitement pour cela : totalement habité par le regard des Yéménites, je devais justifier pourquoi je ne m’étais pas converti. D’ailleurs immédiatement après, je me suis converti à l’homosexualité, puis j’ai perdu conscience pendant plusieurs années. Je ne pouvais plus relire ce mémoire, reprendre la complexité des transactions de cette première enquête. J’avais lâché prise, et je ne m’accrochais qu’à une certitude : celle de n’avoir pas démérité, d’avoir bien ma place là-bas, malgré ce qui s’était passé à la fin de mon séjour. Une certitude aveugle, qui mérite bien d’être qualifiée de foi.

Mais j’ai écrit tout ce mémoire sans cesser d’avoir en tête ce gouffre béant, dans lequel j’allais finalement plonger, après en avoir inspecté les bords pendant huit mois. Cette « masturbation intellectuelle » sur la figure du Za’îm, je n’en pouvais ignorer la fonction objective : voiler d’autres connections nerveuses, plutôt associées à Waddah. J’étais pris par le Régime, et je m’en remettais d’autant plus à l’ambition des sciences sociales - il n’y avait d’autre manière d’en sortir par le haut. Je devais montrer qu’au-delà de Waddah, et bien avant son entrée dans l’histoire, la société yéménite elle-même m’avait infligé cette humiliation totale, mise en échec absolue de ma rationalité. Finalement, c’est au Régime que je devais ma subjectivité. Au fond de moi je ne l’ai jamais oublié, même si le contexte historique ne me permettait pas de le dire.

On le voit bien dans ce mémoire : à l’égard de l’islam, j’étais dans les dispositions les plus favorables. Je voulais découvrir quelque chose de beau, quelque chose de grandiose, que je puisse décrire rationnellement dans mon propre langage - mais la société yéménitemon propre langage m’en a empêché. Dans les dernières semaines1), j’ai cherché un recours inlassablement, multipliant les allers-retours entre le quartier et le carrefour - comme entre Safâ et Marwa  - pour fixer ce que j’avais vu de beau. La société yéménite ne m’a pas secouru, pour que je puisse dire cette histoire ; à travers Waddah, c’est le régime yéménite qui me l’a finalement permis.

À quel moment s’est jouée l’issue de ce premier séjour ? Au moment où j’ai commencé à m’opposer à Ziad, en public, dans son propre royaume (accès direct p.97). Alors le retournement a été spectaculaire : j’ai été « cannibalisé ». Comme si les Yéménites n’avaient attendu que ce signe-là, pour s’émanciper de l’autorité de leur Za’îm. Dans mon mémoire, j’explique ce phénomène par un « stigmate », dont ce milieu social aurait souffert structurellement - mais l’explication est peu convaincante2). J’ai surtout été cannibalisé par leur complaisance, par leur volonté d’attirer à eux l’Occidental, d’être avec lui dans un rapport direct. Ayant fini par dire ces mots à Ziad, « Tu ne me respectes pas », j’avais soudain changé de statut : j’étais soudain devenu non-respectable de mon propre chef, et tout le monde pouvait devenir mon « informateur »…
Mais c’est très bien qu’il en ait été ainsi, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée ! L’injustice n’est pas là, mais dans le fait que depuis quinze ans, j’essaie de dire cette histoire. Est-ce une injustice ? Je ne le sais plus. Peut-être pour redevenir respectable n’ai-je pas encore trouvé le signe.

1)
Les dernières semaines de septembre étaient très peu évoquées dans ma maîtrise, je les ai exhumé ces dernières années (depuis 2018).
2)
L’explication du viol fictionnel latent, avancée encore ces tout derniers jours, l’est-elle beaucoup plus ?…
fr/comprendre/textes/academia/maitrise/theorie_du_za_im.txt · Dernière modification : 2023/02/07 15:38 de mansour

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