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Temporalité de l’intersexuation

« Tous les fils d’Adam font des erreurs, et les meilleurs des fautifs sont ceux qui se repentent. »
(Parole du Prophète Mohammed, rapportée par Ibn Maja) 

En octobre 2003, poser ma main droite sur mon sexe était une erreur : pas besoin d’avoir fait Bac+5 à Médine pour le comprendre.1)
Je venais de passer neuf semaines à tenir mon carnet de terrain - de la main droite - tout en faisant face aux Yéménites ; je me trouvais maintenant face à l’un d’entre eux dans cette position inconvenante. À l’évidence il y avait eu erreur quelque part, tout l’enjeu était de comprendre où. Au cours de cette enquête ou plus tôt dans ma vie ? Une erreur commise par moi ou venait-elle de plus loin ? Un héritage de ma famille, de mon milieu social, de ma culture d’origine ? Avais-je été influencé par Ziad, par mes informateurs, par la situation yéménite ou par la culture des Arabes ?

  • « …Les psychologues paraissent surpris de constater que les conduites « exploratoires » des rats ne s'éteignent pas après que les rats ont éprouvé de la douleur, ou ressenti du danger, dans les boîtes qu'ils explorent… » (voir L'argument de Bateson sur l'exploration)

À l’évidence j’avais pris un mauvais chemin, mais l’heure n’était pas de se demander quand et avec qui. J’avais en face de moi un Yéménite, j’allais bientôt retrouver ma petite amie, et passer devant un jury au terme de l’année en cours. Que le chemin soit bon ou mauvais, je ne pouvais plus reculer. Il fallait m’accrocher à mes observations, faire face avec l’histoire que je considérais comme réelle, que j’allais emporter avec moi. Histoire qui manifestement plongeait ce jeune homme, mon dernier interlocuteur, dans une intense détresse psychologique…

L’intersexuation dont je parle est étroitement liée à cette temporalité, propre à l’anthropologue : travailler dans l’instant et simultanément dans une ré-élaboration du passé, liée à un horizon d’attente. Une mise en travail des représentations du monde, à l’épreuve de l’interaction, c’est ce que nous appelons « terrain ».

D’ailleurs vingt ans plus tard, je me tiens toujours au même point : présenter mon histoire, à des gens chez qui elle produit une certaine détresse psychologique, parce qu’elle ne les laisse pas intactes dans leur appartenance - c’est le défi auquel je me confronte quotidiennement.
Bien entendu, certains paramètres ont changé. Je suis aujourd’hui en France, je m’adresse à des Français de confession musulmane, qui me lisent en français… J’ai aussi beaucoup changé, pris de l’âge, mûri spirituellement. Mais je suis malgré tout ramené à cette configuration récurrente, et au dilemme qui lui est associé : interagir ou pas ? Aller vers l’autre ou le laisser venir ? Sortir à sa rencontre ou construire mon wiki à la maison ?…

Je n’ignore pas que l’acte d’écriture est un acte masturbatoire. Je n’ignore pas le mépris dans lequel on tenait autrefois les écrivains, et légitimement ! Cette activité, qui consiste essentiellement à se repaître de son propre point de vue, à le fixer en caractères d’imprimerie, en générant une empreinte carbone considérable… Un musulman n’est pas censé s’adonner à une telle pratique, avec une telle constance, pourtant je m’obstine dans cette passion coupable. Et malgré moi, je suis renvoyé à cette intersexuation originelle, face à Waddah en octobre 2003 : expérience vécue, que je le veuille ou non, passé inscrit dans ma mémoire corporelle, et peu à peu érigé en emblème…

La maison où j'ai grandi Mais au fait, emblème de quoi ?
Emblème de ma honte, bien évidemment… Comment pourrais-je avoir une place dans la société, quand j’ai grandi dans une telle maison ? Les Arabes me la donneront, cette place, mais sera-t-elle vraiment la mienne ? C’est le drame depuis mes premiers balbutiements en arabe, il y a vingt-cinq ans : « Deux semaines plus tard je me retrouve à Sfax, tout seul dans la famille de Momo. Inconsolable, mais avec des hommes enturbannés qui s’émerveillent de mes moindres gazouillis, comme les rois mages penchés sur le berceau… »2). C’était déjà le drame à l’époque, vers dix-neuf ans : mon deuil ne les concernait pas.
Les Arabes sont déjà très heureux de voir un Français qui parle arabe, les musulmans de voir un Français converti, et cet enthousiasme postcolonial* prend toute la place : comme une espèce invasive en mer méditerranée, qui ne laisse place à rien d’autre, surtout pas à la rencontre. C’est précisément pour ça, pour sauver la rencontre, que je suis parti vers les sciences sociales, me mettre au Yémen dans une histoire pareille. Les Yéménites dans cette affaire, sont pris à partis dans un contentieux qui les dépasse. Ma blanche main droite, posée sur mon sexe en octobre 2003, ne leur était pas adressée seulement. Mais comme Moïse, je l’ai fait instinctivement :

« Ô Moïse, ajouta la voix, approche et n’aie pas peur ! Tu es de ceux dont la sécurité est assurée. Introduis ta main dans l’ouverture de ta tunique, elle en ressortira toute blanche sans aucun mal. Puis serre tes bras sur ton corps pour dissiper ta frayeur. Ce sont là deux preuves de ton Seigneur, destinées à Pharaon et à ses dignitaires qui forment, en vérité, un peuple pervers. » (Coran 28:31-32)

Retrouver notre intuition monothéiste commune, là où ils ne l’attendaient pas : voilà ce qui fait mal à mes interlocuteurs, en dernière analyse.
Cela faisait mal à Waddah que le Français, sur le quartier de son enfance, sa rivalité avec ses cousins, porte un regard différent de celui dans lequel il s’était construit. Que le Français ne soit pas à sa place statutaire, construite pour lui par le Régime, mais vienne le toucher lui, dans sa vulnérabilité. Ethnographe sur le terrain, je n’avais pas d’autre choix que de lui causer cette détresse psychologique, et de m’en excuser immédiatement. Lui offrir une place indigne, mais la lui donner pour toujours.
De sorte que jusqu’à aujourd’hui, à chacun de mes interlocuteurs musulmans - ceux que je classe dans la catégorie « musulmans diplômés » - je demande de poser le regard sur cette expérience originelle. Et je sais que ça vous fait mal, là encore, que le Français converti ne soit pas à l’endroit que vous attendez. Mais ça vous fait moins mal qu’à moi, donc je me permets d’insister.

La matrice monothéiste*, que nous avons en partage, ne se résume pas à la conception que vous en avez : un catalogue de prophètes uniformes, reflets anonymes de Mohammed, tel que les Arabes s’en font l’image aujourd’hui. Je ne dis pas que l’exemple de Moïse m’habitait consciemment sur le moment, et je dis moins encore - Dieu m’en préserve ! - que le Prophète Moïse était un débauché… Mais ayant fait l’effort de me réformer, si je trace cette filiation, vous avez le devoir de m’écouter. Car la matrice monothéiste ne se laisse pas saisir autrement. Et les musulmans ne peuvent faire vivre l’islam, quelle que soit l’époque, qu’en restant à l’affut de figures prophétiques qui ne leur appartiennent pas en propre : sensibles à leur diffraction dans le monde contemporain, pour les ramener aux prises avec leur témoignage.

L'intersexuation comme :
personnes: moments:
contextes: processus:
1)
Ne pas toucher son sexe de la main droite fait partie de l’éducation intime en islam, sur la base de nombreuses traditions attribuées au Prophète Mohammed. Voir par exemple le site Islam Q&A.
2)
Déconfinement. Récit autobiographique (1998-2004) et essai de généalogie familiale (rédigé au printemps 2020).
fr/comprendre/moments/intersexuation.1677602002.txt.gz · Dernière modification : 2023/02/28 17:33 de mansour

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