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fr:comprendre:moments:2003_09_19-aden_avec_khaldoun

Ceci est une ancienne révision du document !


Une nuit sur la plage avec Khaldoun (19 septembre 2003)

Analyse d'une anecdote, l'une des premières manifestations « d'homoérotisme » dans mon enquête, quelques semaines avant le dénouement de mon premier terrain.

Mail collectif du 21 septembre 2003, où je raconte l'expédition :

« C'était vraiment l'endroit où j'avais envie de retourner et j'avais pas trouvé le moment jusqu'à maintenant. Ta'iz-Aden, c'est 2 heures en “Peugeot” (prononcez “Bigou”) ; avec Khaldoun on est parti hier soir a minuit, avec assez de qat pour le trajet. Avant la fermeture à 4h, on a pu boire une Kro dans un club où se dandinaient 5 nénettes en mini-short, parmi une horde de Saoudiens en feu qui arrosaient le chanteur de billets de 200 rials. A la sortie, bain dans l'Océan Indien : même la nuit c'est un peu comme se baigner dans du bouillon… Ensuite on s'endort sur la plage avec les muezzins de l'aube… jusqu'à ce que le soleil soit vraiment trop chaud pour rester avachi. Alors on va manger un poisson grillé et on remonte dans le Bigou, avant que la chaleur soit insupportable. À 10 heures on est déjà repartis.
Sur le trajet du retour j'ai vu de jour les paysages, magnifiques mais rocailleux, d'el-Qubbaïta. J'ai eu tout le loisir de me demander comment on peut être d'el-Qubbaïta et de penser à ce que je vais vous écrire. »

L'instant du désengagement

Cette expédition à Aden, le jeudi 18 septembre au soir, est un moment important dans mon premier terrain. À ce stade, toute mon attention est focalisée sur le quartier de Ziad, et sur les relations très conflictuelles que j'entretiens avec ce dernier. La veille j'ai rédigé une longue lettre d'excuse, que Ziad n'a pas reçu de la manière que j'attendais. Je me débats avec une sorte de folie, et j'ai le sentiment de m'enfoncer un peu plus chaque jour. Sur mon carnet de terrain, je conclus mes notes du 17 septembre par ces mots :

« Je commence à avoir un peu peur de la suite. Ziad est psychotique. J'ai peur qu'il décompense. J'ai peur qu'il devienne fou et qu'il me tue. » Cahier C012 / Mercredi 17 septembre 2003

Carnet C012, Mercredi 17 septembre 2003, en haut de la page de gauche
(espace réservé au défouloir de mes états d'âmes).

La remarque est assez prémonitoire, quand on connaît l'histoire pour les vingt années suivantes. Pourtant le lendemain, quand j'écris à la France pour donner des nouvelles, je suis déjà passé à autre chose :

« Bein, une escapade à Aden, même en 12 heures top-chrono, ça remet les idées en place. Et j'en avais bien besoin, les derniers jours ont étés assez mouvementés. (…) En fait, j'ai atterri dans un sitcom. Ça a l'air tout bête comme ça, mais ça m'a pris un mois et demi pour réaliser, c'est pas évident. » (« Petite carte d'Aden… »)

En fait cette escapade à Aden est un moment de débrayage, ou de désengagement. C'est le moment où je décide de lâcher prise, où je sors la tête du guidon pour la première fois, afin d'affirmer ma propre version subjective des faits. J'accepte d'endosser un rôle, et j'assume pour la première fois une certaine duplicité :

« On dit en riant que je vais devenir Za'im à la place du Za'im… Ceci dit la prudence est de mise, car les ragots vont bon train. Abdallah pense qu'en fait Nasser est du coté de Ziad, mais Abdallah répète tout à Ziad selon Nashwân ; Nashwân aurait dit, selon Ziad, qu'il me trouve mal poli… Là dedans, Bassâm me sert de confident, mais Khaldoun dit de lui qu'il utilise beaucoup sa langue
Voilà, en fait : j'ai atterri dans un sitcom. »

Dix ans plus tard - voir L'affaire Bassâm (2013) - Ziad fera payer à Bassâm cette petite conversation juste avant mon départ pour Aden, et son rôle-clé dans mon débrayage lors de ce premier terrain. Mais Khaldoun, quel rôle joue-t-il dans cette affaire?

« Dans la voiture avec Khaldoun, je lui expose tout ce qui m'intéresse dans cette [conversation]. Voir e-mail. » (C013)

Que s'est-il donc passé au cours de cette excursion?

Les quiproquos du voyage

Dans mon mail collectif, l'expédition à Aden ne sert que d'avant-propos. Quoi de mieux qu'une carte postale pour basculer dans un rêve, un sitcom, un autre ordre de réalité? Mes notes de terrain ne comportent aucun détail supplémentaire, seulement l'allusion ci-dessus (C013) et aussi à la page suivante (C014 : à mon retour dans le quartier, Ziad me demande comment c'était Aden…). Mon attention à ce stade est entièrement focalisée sur l'intrigue du Za'îm.

Il me reste un vague souvenir visuel de ce club assez sordide, et des danseuses du ventre libanaises, au sous-sol d'un complexe balnéaire. En fait je me souviens surtout d'un détail : Khaldoun voulait à tout prix que nous prenions une chambre dans cet hôtel, même pour quelques heures. Moi j'avais refusé, arguant que ça ne valait pas la peine et que je voulais dormir sur la plage. C'est moi qui payais de toute façon, donc c'est moi qui décidais, mais je me souviens que Khaldoun était très contrarié.

Ce que révélait l'incident, c'est que nous ne faisions pas le même voyage, que nous n'étions pas là pour la même chose. Moi j'étais là pour la mer : quelques brassées vers le large, avant de revenir vers la terre ferme. Khaldoun était là pour les Libanaises, et il avait cru que je partagerais son excitation. Tant que nous étions à Taez, dans cette sociabilité exclusivement masculine, il avait pu sembler que nous partagions cela. À présent, il avait un peu honte. Autre détail qui m'est resté en mémoire : « Tu ne diras pas à Ziad qu'on est allés à Aden… », me dit-il un peu vainement pendant le trajet du retour. Ziad n'était peut-être pas le parangon de vertu que je voulais voir en lui, néanmoins Khaldoun avait bel et bien honte, dans ces circonstances au moins.

Comment ce quiproquo avait-il été possible, pendant de si longues semaines?

Un garçon de bonne famille

Remettons-nous en situation : voilà un jeune Français qui débarque au Yémen, et qui tombe fasciné devant Ziad, un jeune homme aventureux, tout à la fois expert comptable et caïd. Le jeune homme n'est pas vraiment de bonne famille, et Khaldoun le voit tout de suite - contrairement au Français. En fait Ziad vient d'une famille de femmes isolées (voir l'histoire de Maryam), qui ont vu dans le père de Ziad une possibilité d'émancipation, sans avoir pour ce dernier un respect véritable. C'est donc une famille mal intégrée à son patrilignage, pour quantité de raisons : typiquement le genre de profil qui trouve sa place dans le Régime.

Khaldoun perçoit très bien cela, ce que Ziad est socialement, et seulement au second plan ses autres qualités, ses capacités mathématiques et la force de ses poings. Pour autant il comprend aussi le Français, il s'identifie à lui dans sa fascination1). Khaldoun est le fils d'un horloger, lancé dans des études de droit : un jeune adulte de bonne famille dans le sens ci-dessus (l'autorité du patrilignage, bien que professant par ailleurs des valeurs plutôt libérales). Un jeune adulte avec des projets solides, qui se construit dans un État relativement stable, mais qui a tout de même été confronté aux autres comme garçon et comme adolescent. …Beaucoup plus que moi, qui ai grandi dans un pavillon quelque part en région parisienne, pas très loin du centre de la “Galaxie”, protégé par un embrigadement scolaire infiniment plus efficace que le système scolaire yéménite.

Quand Khaldoun me voit arriver, il a envie de me prendre par la main - ou plus exactement, que nous nous prenions l'un l'autre par la main. Car Khaldoun a aussi ses complexes, et d'abord celui d'être encore puceau, comme l'immense majorité des jeunes Yéménites avant le mariage - du moins ceux de bonne famille. Quand il me voit fasciné par Ziad, Khaldoun est renvoyé à ses contradictions, et c'est presque irrésistible : il faut qu'il me prenne par la main, et que nous partions faire un tour du côté d'Aden. Pas pour changer de vie, pas pour se marier avec une prostituée : juste le temps d'une escapade, juste pour savoir qu'il a fait le bon choix.

Souvenirs d'un vague fantasme

Cette posture, je l'ai vue dès les premières semaines de ma rencontre avec Ziad, chez Khaldoun et en fait chez tous les Yéménites du Hawdh al-Ashraf. Dès la deuxième quinzaine du mois d'août (voir Chronologie de mon premier terrain), j'ai vu comment ma relation avec Ziad allumait quelque chose dans leur regard, changeait totalement mon statut à leurs yeux (j'en parle explicitement dans mon mail du 4 septembre 2003, Histoire de ma naturalisation). Khaldoun, en plus de cela, était mandaté implicitement par Taher, mon ange-gardien de l'Université. Donc de tous mes interlocuteurs yéménites, Khaldoun était celui qui allait le plus loin dans cette posture amicale, je dirais même amoureuse.

Dans nos premières discussions à propos de Ziad, je les sentais liés par une histoire antérieure : comme s'ils avaient étés amis dans leur jeune âge, et que leurs chemins s'étaient ensuite séparés. En fait Khaldoun et Ziad avaient juste fréquenté les bancs de la même école2), ils se connaissaient seulement de vue et il n'y avait pas entre eux d'histoire particulière (sinon j'en aurais entendu parler les années suivantes). Au fil des semaines je m'interrogeais sur ce lien, sans parvenir à y attacher un contenu précis. Depuis que j'avais accepté de « tomber amoureux » de Ziad, j'étais pris dans une configuration amoureuse, à l'évidence, mais dont je n'étais que l'un des protagonistes, de très loin le moins zélé…

Au moment de cette excursion à Aden, j'avais finalement décidé que tout cela n'était qu'un jeu, un sitcom, une forme de théâtre. Mais alors, comment comprendre la sincérité de Khaldoun, sa sentimentalité, que je savais authentique? Au retour de cette excursion à Aden, je soupçonnais Khaldoun d'être homosexuel. Ce n'est noté nulle part dans mes carnets, mais je le soupçonnais de n'être pas vraiment venu pour les Libanaises, lui non plus. C'est pourquoi j'avais refusé de prendre une chambre, de me retrouver avec lui dans cet espace, privatisé pour un temps donné moyennant finance (c'est la définition d'une chambre d'hôtel…).

La plage m'était plus confortable, dans ce pays et ce régime qui érigeait la subjectivité de l'Occidental comme pierre angulaire de l'ordre public. Je savais qu'il serait plus facile de m'endormir en divaguant au verso d'une carte postale, retranché dans mes privilèges, mon hétérosexualité postulée par défaut… Même si tôt ou tard, l'épreuve de vérité finirait par me cerner.

Conclusion

Il y a une vingtaine d'années, mon premier terrain de recherche au Yémen s'est terminé sur une expérience intime déstabilisante. J'en ai tiré un premier travail qui sauvait les apparences, à travers la mise en place d'un prisme d'analyse sociologique - mais je ne me suis pas arrêté là. J'ai tenu à revenir sur place, en me posant essentiellement les questions suivantes :

  1. pourquoi était-ce arrivé, quel lien avec le prisme sociologique?
  2. au-delà de ce prisme, que se passait-il vraiment dans cette société?

Dans cette expédition à Aden avec Khaldoun, on comprend rétrospectivement la mise en place de ce prisme. Il y a d'abord la nécessité de s'extraire d'une double contrainte, qui m'installe dans une analyse surplombante. Cette analyse est formulée en termes de jeu (un sitcom), je ne parle pas encore de clivage sociologique à ce stade. Seulement dans un second temps, le modèle des « deux milieux sociaux » s'imposera afin de placer des personnages comme Khaldoun, avec lesquels je partage des contradictions : le milieu de ceux qui ne jouent pas, parce qu'ils ont leur place dans le système. Ceux-là formeront le milieu dominant (stigmatisant), et les « joueurs » le milieu dominé (stigmatisé). Mais ce modèle ne tiendra pas au-delà de mon premier mémoire : il relève surtout d'une projection de mon propre regard, de mes propres difficultés à intégrer le jeu, et n'a pas grand-chose à voir avec les ressorts réels de l'ordre citadin. D'où mon travail de 2004, l'année suivante, sur le statut des hommes de peine dans l'espace urbain…

La plage à Aden le 29 mars 2006, avec les étudiants du département de français de l'Université.

On comprend aussi la difficulté de mes rapports ultérieurs, réciproquement, avec ceux qui partageaient des contradictions avec moi : les médiateurs culturels, ceux qui se retrouvaient toujours un peu dans la même position que Khaldoun, pour des raisons structurelles. En 2004, aucun ne voulait plus m'emmener en expédition nulle part, et je l'acceptais volontiers - c'était presqu'un soulagement de pouvoir travailler dans l'indifférence. Il y eut certes d'autres expéditions, en 2006 lors de mon troisième terrain, avec les étudiants francophones de l'université de Taez : je réapprenais peu à peu à jouer. Mais avec le malheur qui frappait la famille de Ziad, un effondrement plus large était pressenti. Et pour régler notre différend sur le fond, il fallait invoquer un apprentissage d'ordre supérieur, à travers ma conversion (2007). La seule chose vraiment tragique dans cette petite histoire, c'est que ce règlement n'ait jamais pu être entériné ni par les sciences sociales (une arène laïque??), ni par des religieux musulmans (une démission intellectuelle chronique?).

Moments : septembre 2003
Personnes : Khaldoun
Retour Comprendre.

1)
Dans ce texte, je dois beaucoup à mon ami Younès, à nos nombreuses conversations ces dix dernières années, au cours desquelles j'ai appris à comprendre le regard qu'il portait sur mon histoire. Younès est né au Maroc, il est venu vivre en France assez tard, bien après ses études, et il vit à Paris depuis une quinzaine d'années. Je ne vais pas faire la sociologie de Younès : il s'exprime déjà par lui-même de la plus belle des façons : le blog de Younès.
2)
Il s'agit de l'École du Peuple (madrassat al-sha'b), l'une des premières écoles du pays, construite à Hawdh al-Ashraf par l'Union Soviétique, où ont été scolarisés une bonne partie des élites de la génération précédente.
fr/comprendre/moments/2003_09_19-aden_avec_khaldoun.1657020930.txt.gz · Dernière modification : 2022/07/05 13:35 de mansour

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