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Khaldoun

Khaldoun en 2004, dans le magasin de Na'if.

17 juin 2022 (J-55). À l'heure où je m'apprête à revenir au contact de la société yéménite (celle en exil à Jeddah pour l'instant), la première personne sur laquelle j'ai envie d'écrire est Khaldoun, l'un des fils de Mohammed Thabit, l'horloger du carrefour.

Son rôle dans mon enquête est bien moindre que celui de son frère aîné Lotfi qui m'a pris sous son aile en 2006 - le véritable parrain de mon enquête sur les boutades homoérotiques. Dans cette période Khaldoun était à l'écart. Il avait terminé ses études de droit et commençait à exercer comme avocat, si bien qu'il ne travaillait plus avec ses frères dans la boutique. En fait il la fréquentait à peine, alors que toute sa sociabilité s'organisait autour de ce lieu quelques années plus tôt. Dans le trio qu'il formait avec Na'if et Shadhwan à l'époque de ma maîtrise, les liens s'étaient distendus, à mesure que ses deux amis intégraient la « Lotfi Academy » (madrassat Lotfi). En fait Lotfi avait pris sa place (2003/2008). Khaldoun avait perdu le charisme dont il jouissait en 2003 aux yeux de ses deux amis - charisme liée à la personnalité libérale de son père, et à l'expérience adénite de ce dernier. Khaldoun avait été doublé par son grand frère, dont l'expérience adénite était plus récente (Lotfi revenait vivre à Taez après son veuvage). Il était maintenant incompris, raillé pour sa morale, pour ses principes, et de n'être pas assez sociable. Dans cette fratrie pourtant très unie, qui se chamaillaient constamment avec bonheur comme une portée de chatons, Khaldoun montrait un autre tempérament. D'ailleurs dès son mariage en 2008, il allait partir s'installer dans un appartement à part, contrairement aux autres. Sa fratrie lui était devenue insupportable, sa société lui était devenue insupportable, Khaldoun était un peu malheureux.

Lors de mon départ en 2003, alors que Mohammed Thabit venait à peine de décéder, Khaldoun était de loin la personne que j'étais le plus triste de quitter :

« (…) À Taez c'est demain mon dernier jour. Je vais monter (enfin) à Djébel Saber avec Khaldoun le matin, après trainer avec tous les shebabs, jusqu'au soir. Je suis assez serein, je laisse des relations stables, enfin pour les quelques unes qui m'important vraiment. Je suis très triste de laisser Khaldoun. Ce type me touche avec une force incroyable, j'ai l'impression que c'est mon ange gardien, ou mon alter ego. On se comprend sans parler plus que ça, c'est juste qu'on est accordés, naturellement. J'ai envie que tu le connaisses, et lui aussi d'ailleurs. Il est doux ce type, tu peux pas savoir. En plus son père est mort finalement il y a 5 jours, quand j'étais à Aden [avec Waddah]. Alors on a cette chose en plus en commun, cette chose énorme. Ce soir il m'a donné le chapelet à prières de son père, ça me touche énormement. Enfin c'est lui que je serai le plus triste de quitter à Taez. (…) »

Mais à mon retour en 2004 - donc même en amont du retour de Lotfi - ce lien était déjà distendu. Lors de mon second séjour, je n'arrivais pas à retrouver une complicité avec lui, et je ne savais pas vraiment pourquoi. Comme avec Ziad, rien n'était vraiment comme avant. Était-ce moi qui avais changé? Ou mon regard, du fait de la sociologisation? Qu'est-ce que cela disait de ma position dans la société yéménite? De ma capacité à rencontrer les gens, à les écouter…? Bien entendu, j'étais obsédé par ces questions fondamentales. Car si j'arrivais tout de même à faire d'autres rencontres, à « produire des matériaux », le lien était devenu problématique avec les personnes qui m'avaient été les plus proches, Ziad et Khaldoun, celles qui avaient été aux premières loges de mon premier terrain.

Je revois le regard de Khaldoun posé sur moi dans ces années-là, une sorte de tristesse, loin de l'insouciance qui était la sienne en 2003. Khaldoun avait vraiment joué un rôle central dans le marivaudage de mon premier séjour. Par son insouciance et son excitation, il savait avoir un peu contribué à l'issue détestable de ce premier séjour - y compris à la pseudo-tentative de viol de Nabil :

« Le lendemain je raconte la scène à mes interlocuteurs raisonnables, sur le carrefour [= Khaldoun], et ceux-ci exultent : « Est-ce qu’on ne t’avait pas prévenu ?!? ». Donc ils ont l’air d’y croire… »

Entre nous lors de ce premier séjour, une sorte de quiproquo s'était installé, un peu malgré moi. Khaldoun et moi avions en commun d'être intimidés par Ziad - nous avions tous deux un profil de bon élève assez raisonnable, de « puceau », pour dire les choses clairement. Moi j'avais perdu mon pucelage avec ma reconversion aux sciences sociales. Peut-être l'étais-je encore un peu dans ma tête, mais ma curiosité était ailleurs. D'où mon regard un peu décalé lors de notre petite escapade à Aden, évoquée dans mon mail collectif du 21 septembre :

« C'était vraiment l'endroit où j'avais envie de retourner et j'avais pas trouvé le moment jusqu'à maintenant. Ta'iz-Aden, c'est 2 heures en “Peugeot” (prononcez “Bigou”) ; avec Khaldoun on est parti hier soir a minuit, avec assez de qat pour le trajet. Avant la fermeture à 4h, on a pu boire une Kro dans un club où se dandinaient 5 nénettes en mini-short, parmi une horde de Saoudiens en feu qui arrosaient le chanteur de billets de 200 rials. A la sortie, bain dans l'Océan Indien : même la nuit c'est un peu comme se baigner dans du bouillon… Ensuite on s'endort sur la plage avec les muezzins de l'aube… jusqu'à ce que le soleil soit vraiment trop chaud pour rester avachi. Alors on va manger un poisson grillé et on remonte dans le Bigou, avant que la chaleur soit insupportable. A 10 heures on est déjà reparti. »

Dans ce voyage, j'avais surtout besoin de faire une pose, de sortir la tête du quartier de Ziad : les Libanaises en mini-short ne m'intéressaient absolument pas. Khaldoun lui s'aventurait pour la première fois dans ce genre de lieu. Il insistait depuis plusieurs semaines, et cela en disait beaucoup de la relation qu'il espérait instaurer avec moi, une relation de complicité dans l'exploration. Entre lui et moi, l'exploration avait semblé se situer au même niveau ; l'escapade avait montré qu'il n'en était rien, et au retour il avait un peu honte : « Tu ne diras pas à Ziad qu'on est allé à Aden, hein… »

⇒ Moments : Une nuit sur la plage avec Khaldoun (page plus détaillée).

Deux ans plus tard, Khaldoun était l'avocat de Nabil, dans ses déboires judiciaires à la police des souks (suite à la mort d'un vendeur ambulant, tué par l'un de ses hommes). En lui-même, ce petit détail remettait complètement en cause la grille de lecture sociologique qui s'était imposée, l'antagonisme libéral vs. pro-régime : il révélait une connivence bien plus profonde de la société locale, mais indissociable de mes contradictions…
Lequel était allé vers l'autre? Nabil l'avait-il sollicité en connaissance de cause, ou bien était-ce une coïncidence? Je ne le sais pas, je n'ai jamais pu en discuter avec Khaldoun. Je sais juste qu'en octobre 2007, Khaldoun était heureux de m'accompagner au Tribunal pour faire acter ma profession de foi, juste avant mon retour. Ce document n'a jamais été tamponné - nous étions arrivés un peu tard, le fonctionnaire était parti avec les clés du tiroir des tampons, et je devais partir à Sanaa le lendemain… - mais il comporte la signature de Khaldoun comme témoin.

Certificat de conversion rédigé au Tribunal de Taez, en présence de Khaldoun, à la fin de mon quatrième séjour.

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fr/comprendre/personnes/khaldoun.txt · Dernière modification : 2022/06/22 14:30 de mansour

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