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La conversion au retrait

Premier jet le 9 juin 2023

Texte portant sur la cohérence du geste et sa radicalité, au-delà des méandres de circonstances particulières qui peuvent égarer le lecteur.

Je me suis converti à l’islam sur mon terrain yéménite au début de ma troisième année de thèse (septembre 2007), pendant mon quatrième séjour sur place en comptant les terrains de maîtrise et de DEA. Autrement dit, je me suis converti à l’islam au moment où sonnait l’heure du retrait.
D’ailleurs pourquoi étais-je revenu ? - alors que j’avais déjà suffisamment de matériaux, et que j’avais franchi la barre symbolique des douze mois de présence cumulée sur le terrain, qui est un peu la norme chez les anthropologues. J’étais revenu parce qu’il me manquait encore quelque chose : je n’arrivais pas à concevoir le plan de ma thèse et j’avais besoin d’être sur place, d’avoir les Yéménites autour de moi, de sentir leur soutien dans mon dos. Moyennant quoi, j’ai été accueilli par un incendie, et par un certain nombre d’autres incidents1) les semaines suivantes, qui démontraient tous de manière indépendante que je ne pouvais continuer comme ça.
Précisément : je me suis converti pour ne pas continuer comme ça. Il y avait là un geste de repentance, de tawba, mais absolument pas réductible à une question d’orientation sexuelle : une repentance à l’égard d’un régime épistémique*. Réduire ça à la question de savoir si j’allais ou pas rester homosexuel, ç’aurait été absolument ridicule, pourtant je sentais les Yéménites incapables de concevoir autre chose. De sorte que ma conversion, ma repentance, fut dès l’origine indissociable d’une protestation, quant à l’état des rapports entre islam et sciences sociales.

Je continue de vivre comme une tragédie le fait qu’en 2011, au moment où les Yéménites avaient décidé collectivement de « faire tomber le régime », mes interlocuteurs du Hawdh - au premier rang desquels Yazid - n’aient pas eu la présence d’esprit de me rappeler. Faire tomber le régime politique, sans faire tomber le régime épistémique qui le sous-tendait, ne pouvait qu’aboutir au résultat attendu : à ce que les Yéménites s’entretuent pour les beaux yeux de la « Communauté Internationale ».2)
Pour autant, il ne faut pas refaire l’histoire avec des « si », qui ouvrent la porte au travail de Satan.3) Moi-même je n’étais pas prêt à vrai dire - c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne suis pas reparti. Je ne saurais reprocher à quiconque de n’avoir pas vu, dans le mélodrame de mes rapports avec la famille de Ziad, autre chose qu’un mélodrame postcolonial* ordinaire - surtout pas à des personnes ne maîtrisant pas le langage théorique des sciences sociales. Mélodrame postcolonial il était, et il l’est encore aujourd’hui : il ne sera demain autre chose que si Dieu le veut…

Le déploiement d’un langage théorique sur le réel, en lui-même, ne suffit pas à nous arracher à notre époque. Si c’était le cas, la culture grecque et l’empire romain auraient poursuivi librement leur course, à bonne distance du monothéisme. Ce déploiement est toujours situé : aventure personnelle d’un anthropologue, aventure collective d’une discipline, des intellectuels d’un pays particulier… De même, il ne faut pas confondre l’intuition théorique d’un chemin avec la possibilité de sa réalisation pratique.

La croyance en l’Au-delà sert précisément à cela : à ce que les ambitions humaines puissent se déployer librement, sans empiéter sur nos facultés perceptives. Afin qu’on puisse ne pas prendre nos désirs pour des réalités : pour nous extraire de notre fonctionnement cognitif par défaut. Cet objectif étant posé, que chacun se débrouille comme il l’entend.
Par conversion au retrait, je ne pointe pas autre chose. Toute irréligieuse qu’ait été mon éducation, j’avais déjà pleinement conscience de cette nécessité avant de poser le pieds à Taez, quand j’ai décidé de « frayer vers l’Islam ».

Cette conversion au retrait, je l’ai toujours cherchée sur le terrain. D’où la connivence avec Ziad, qui comprenait parfaitement mon raisonnement (août 2003). D’où ce « printemps arabe dans un verre d’eau » (septembre 2003) - auquel je ne pouvais tournais le dos, cette conversion n’ayant d’intérêt qu’en étant collective. D’où aussi mon premier passage à l’écriture (octobre 2003) par une fuite masturbatoire entre les bras de l’un d’entre eux, dont le choix m’était évidemment imposé. Là encore, c’était pour que le retrait soit collectif. Et l’impuissance ultérieure de Ziad témoigne de ce qu’il l’a bien été : en 2006, il ne pouvait simplement plus réintégrer sa propre vie. D’où enfin ma conversion à l’islam (2007) et finalement mon retrait réel (2010).

Ce qu’il faut expliquer maintenant, c’est pourquoi cette attitude rigoureuse m’a contraint au retrait des sciences sociales. Et ce, au moment même où les Arabes cessaient de se tenir en retrait de l’Histoire…

Billets Mediapart rédigés à l'époque

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1)
J’en dénombre quatre, survenus entre mon retour le 19 août et ma conversion à l’islam le 13 septembre (premier jour du ramadan) :
(1) l’incendie ;
(2) l’article dans la revue al-Tajammue ;
(3) la maladie chronique de Ammar H ;
(4) la visite à al-Jibziyya (chez l’oncle de Mustafa).
2)
Voir billets Mediapart rédigés à l’époque.
3)
Tradition rapportée par Muslim. Voir aussi cette page sur l’usage du mot « si », qui n’exclut pas un usage pédagogique, dans l’esprit de l’explication cybernétique.
fr/atelier/methodologie/conversion_au_retrait.txt · Dernière modification : 2023/06/09 11:54 de mansour

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