Le théorème d'Ani

« Smile pretty and watch your back »
« Soigne ton sourire, prend garde à ton derrière. »

Une des raisons pour laquelle je veux vous parler d’Ani Difranco, c’est qu’elle a été une voix décisive des années Bush, de l’opposition à la guerre d’Irak. C’est elle qui a trouvé la voix pour dire des mots justes, à New York, quelques mois après les attentats du 11 septembre 2001. Difficile d'imaginer la difficulté, pour qui n’a pas connu la réaction de la société américaine (ou de la société israélienne après le 7 octobre). Pour la France dans l’histoire récente, la seule comparaison possible serait le moment « Je suis Charlie », que certains ont vécu comme un « choc totalitaire » - et encore ce n’est pas vraiment comparable.1)

Je cherche à comprendre pourquoi Ani a pu être cela, et aussi pourquoi il n’y a plus cette voix aujourd’hui, à l’heure du massacre de Gaza.
Y a-t-il un lien avec ce petit refrain féministe, dans un poème écrit dix ans plus tôt?

Ani a 23 ans, elle parcourt les États Unis pour gagner sa vie. Ses parents lui ont mis une guitare entre les mains, elle joue dans les bars depuis l’âge de neuf ans, elle n’a jamais connu que ça. Elle écrit ses textes sur la route, et lit toutes les situations à l'aune de ce petit théorème :

Every State Line (1993).
(reprise en mode mineur de 1997, assez glaçante).

Y a-t-il un rapport entre les deux : entre la conscience féministe et la justesse de l’engagement politique ? Évidemment, mais ce rapport n’a rien d’automatique : il exige aussi la confrontation au terrain.

Un paramètre décisif, c’est qu’Ani ne travaille avec aucune maison de disque. Dans l’ère d’avant internet, c’est une démarche extrêmement rare, plus rarement encore couronnée de succès. Ani enregistre ses chansons sur des cassettes audio, qui sont copiées et recopiées par ses fans. Au dos un numéro vert (1-800-On-her-own) permettant de lui proposer de jouer quelque part, après quoi elle fixe ses dates et conçoit son itinéraire. J’ai lu quelque part le chiffre de 200 dates par an : un rythme phénoménal, qu’elle tiendra pendant une quinzaine d’années, jusqu’au milieu des années 2000.
Ani ne s’arrête que pour des périodes d’enregistrement : elle produit ainsi un album par an, gravé sur disque compact, qu’on a parfois du mal à se procurer faute de distributeur. On voit qu’il ne s’agit pas de gagner des parts de marché (Napoleon), en colonisant des oreilles intoxiquées (Ani et la gamme tempérée). Chez Ani, la musique enregistrée n’est qu’un moyen pour produire de la rencontre.

Lorsqu’elle arrive, elle n’a avec elle que sa guitare : « six cordes qui chantent, du bois qui fredonne contre ma hanche » (Looking for the Holes). Elle développe un style percusif et dissonant, qui n’appartient qu’à elle (Out of range) : de quoi attraper l’attention des personnes présentes, venues prendre un verre et pas forcément pour l’écouter (comme elle l'explique dans cet entretien de 2014). C’est un talent indispensable à sa survie : s’introduire dans la conversation et captiver l’auditoire, juste le temps de délivrer quelques poèmes, quelques perspectives sur le monde, de partager quelques émotions. Après quoi Ani pose sa guitare, commande un verre elle-même, et n’attend bien sûr que les retours, qui l’arracheront peut-être à sa solitude.

Ah oui j’oubliais : l’humanité sédentaire classe la jeune fille comme « lesbienne » (ou « bisexuelle »). Les idéaux féministes sont certes revendiqués, et l’amour n’est pas genré dans ses chansons (Overlap).
Mais en réalité, ce n’est là qu’un stade de l’histoire (qui culmine dans le troisième album, Imperfectly, sorti en 1992). Dès le milieu des années 1990, le succès aura mis fin à cette liberté, aura rendu impraticable ce mode de fonctionnement. Ani s’entoure alors d’autres musiciens : d’un batteur d’abord (Andy Stochansky), puis d’une troupe de plus en plus conséquente ; elle se mue en une sorte de chef d’orchestre. Tout cela modifie les paramètres intimes de sa création (voir la page sur Dilate), l’oblige à se hisser vers une universalité toujours plus grande.

Pour atteindre cette justesse de l’engagement politique, le féminisme a été peut-être un ingrédient nécessaire, mais en aucun cas un ingrédient suffisant. Plus important, l’exposition de l’artiste à une problématique épistémologique* fondamentale, où se joue sa survie artistique. Dans les termes de mon code couleur, il faut lire :

« Smile pretty and watch your back »
« Fais un joli sourire, et attention à ton derrière ! »

Le féminisme d’Ani relève en fait de ce que j’appelle une intersexuation*, une conscience aigue de la dialectique du masculin et du féminin. Autrement dit un sens de l’honneur*, mais dans une culture (européenne*) qui ne connaît pas cette notion, qui s’est construite précisément contre (voir les travaux de Norbert Elias sur le « processus de civilisation » européen).

Fondamentalement, il ne faut pas entendre ce refrain comme une rangaine plaquée a priori sur la réalité, mais au contraire le produit d’une exposition à elle, synonyme d’une inquiétude renouvelée de chaque instant. Chez Ani, le féminisme* n’est pas une prémisse qui empêche l’interaction avec l’autre, mais l'outil d'une réflexivité*. L'exemple le plus frappant me semble cette chanson écrite 1993 :

God's country (1993), un grand classique d'Ani, joué ici en 2004 (DVD).

God's country raconte la rencontre d'Ani avec un policier, dans ces premières années de tournée solo : on sent bien qu'au bar le soir-même, elle est prête2) à croiser le policier en question. D'où l'intelligence de ce texte - qui manque cruellement à la gauche sociétale française.

Ani Difranco  /  Accueil du Wiki
fr:valoriser:scenographie:ani_difranco:theoreme

1)
Sur le « moment totalitaire » du 11 janvier 2015, voir mes réflexions sur « l'effet Villepin », et dans ce dossier la page : Ani Difranco, les médias et la guerre.
2)
…du moins l'Ani de 1993 est prête, celle qui garde toute sa spontanéité. Celle de 2003 est déjà éreintée par des scènes gigantesques, par son statut d'idole de la gauche américaine, l'omniprésence de questionnements politiques abyssaux, etc.… Je ne trouve pas de vidéo ancienne de cette chanson, mais on peut l'écouter sur Out of range, ou dans l'interview au début du concert de 1994.